L’in­for­ma­tion aug­men­te, le vo­lu­me de tra­vail ex­plo­se

Concours numérique

Pour l’agrandissement de la Haute école spécialisée à Coire (GR), le service des bâtiments du Canton des Grisons a organisé en 2021 un concours de projets en procédure sélective sous une forme entièrement numérisée. Dans ce cadre, les modèles BIM promettent un contrôle accru, mais génèrent un surplus de travail pour les bureaux d’étude. Ces efforts supplémentaires en valent-ils la peine? La réponse diffère en fonction des différents acteurs impliqués dans le processus du concours.

Data di pubblicazione
16-05-2023
Marko Sauer
MSc Arch SWB SIA, journaliste spécialisé MAZ

Markus Dünner, salue la transition numérique. Mieux: il l’encourage activement. L’enthousiasme de l’architecte cantonal grison face à ces avancées est palpable lorsqu’il fait visiter le bâtiment administratif «sinergia». Sis à la Ringstrasse, à Coire, le centre administratif cantonal accueillant 14 unités organisationnelles a été achevé en 2020 selon les plans des architectes Jüngling et Hagmann: les bureaux paysagés sont aménagés en « environnements de travail » offrant les infrastructures nécessaires à toutes les formes d’activité possibles ; les salles de réunion sont dotées d’équipements dernier cri pour les techniques de présentation numériques ; des espaces spécifiques sont réservés aux tâches appelant la concentration, de même qu’une salle de repos permet d’allaiter un enfant. Le visiteur muni d’un bloc-notes et d’un crayon se sent donc quelque peu en décalage temporel quand son guide – qui prendra sa retraite l’an prochain après 21 ans à la tête du service – interagit tout naturellement avec le bâtiment et se réfère à ses documents, via montre connectée, tablette ou divers écrans tactiles intégrés au bâti.

L’immeuble est entièrement connecté et son exploitation numérisée jusqu’à sa gestion au quotidien. C’est le résultat d’un développement amorcé dès le milieu de la décennie précédente par le service grison des bâtiments. Markus Dünner a en effet longtemps planché sur une méthode qui permettrait d’implémenter le «BIM to FM» dans les bâtiments cantonaux, le but étant de disposer d’une base de données continue sur la totalité du cycle de vie d’un ouvrage – depuis le développement stratégique, en passant par le projet puis l’exploitation, jusqu’à la déconstruction.

Les enjeux de la numérisation ont été abordés pas à pas. Lors de la construction du nouveau relais d’entretien routier au col de la Bernina (TEC21 48/2016), la méthode BIM a été appliquée pour la première fois en 2017. Pour le service des bâtiments, cet essai pilote a constitué une première confrontation avec le jumeau numérique de l’objet dans la pratique réelle. Il a été suivi de plusieurs projets pour lesquels la méthode BIM a été introduite dès la phase 32, celle du projet de réalisation, soit après l’achèvement du concours.

Une pièce manquait donc encore au puzzle pour exploiter des maquettes numériques tout au long du déroulement d’un projet: le concours numérisé. Jusque-là, les projets n’étaient traduits en modèles BIM à des fins de coordination qu’après l’élaboration du projet de construction. Une lacune que l’architecte cantonal souhaitait combler. Le prochain agrandissement de la haute école cantonale lui a paru être l’occasion d’organiser un concours de projets numérisé et d’en sonder les particularités dans le cadre d’un projet pilote.

La théorie numérique se frotte à la pratique

Avec ce concours, Markus Dünner s’engageait sur un nouveau terrain. Il précise que ce n’est certes pas le premier concours organisé sous forme numérisée, mais que cela s’applique pour la première fois à une compétition anonyme en procédure sélective. Et que le service a pu s’appuyer sur les expériences auparavant engrangées dans diverses autres procédures pour établir le concept.

Selon Dünner, le procédé livrerait des informations plus précises sur les projets en lice et faciliterait l’examen préliminaire : dès lors que toutes les données volumiques, spatiales et structurales découlent du modèle, le concours numérisé offre des comparaisons très robustes entre les données clés des propositions. Et avec un tableau de bord adapté à la procédure, il est possible de définir lesquelles de ces valeurs doivent être au centre du débat.

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De plus et pour le dire de manière simplifiée, le concours devait se passer de maquette physique et de plans papier. Ce qui paraît simple et cohérent sur le principe, soulève néanmoins un certain nombre de questions pratiques. Comment assurer une comparabilité des propositions? Comment garantir les conditions cadres juridiques d’un concours, telles que l’anonymat, le respect des délais et des signatures authentifiées? La procédure établie pour l’organisation d’un concours peut-elle être maintenue ? Des questions que le service des bâtiments voulait également explorer, de même que la manutention des dossiers au cours de la procédure. Car, par quels biais le jury allait-il aborder un projet n’existant que dans l’espace numérique?

Coaching numérique pour les équipes concurrentes…

Parmi les considérations et les attentes qui ont précédé l’expérience, Markus Dünner évoque les doutes quant à l’agilité des bureaux d’étude face à des tâches numérisées et quant au degré d’habileté du service lui-même pour traiter des modèles et des plans numériques. Or, il s’agissait de pouvoir exploiter aussi loin que possible les options offertes par un modèle virtuel. C’est pourquoi un partenaire a été mandaté, non seulement pour accompagner le déroulement du concours, mais également pour soutenir les bureaux participants. Cet encadrement a été confié aux pionniers du numérique réunis au sein du bureau Raumgleiter, qui a ainsi joué un rôle prépondérant dans ce projet pilote.

Même si bien des aspects s’alignent sur les modalités de concours usuelles, le traitement du modèle numérique appelait quelques préparatifs supplémentaires. Il a d’abord fallu – à l’image des bases de maquette en plâtre – élaborer un profil urbain pour permettre aux concurrents d’y insérer leurs propositions. Pour garantir une comparabilité des données, Raumgleiter leur a fourni des directives de modélisation définissant l’articulation du bâtiment numérique, ainsi que la profondeur et la nature des informations impliquées.

Une étape importante de ce projet pilote fut le coaching technique, auquel tous les bureaux participants pouvaient faire appel. La qualité des modèles y a été examinée et les bureaux ont bénéficié d’un retour sur la conformité de leurs dossiers par rapport aux directives. L’accompagnement du concours a ainsi vérifié qu’au niveau de leur valeur informative, les modèles fourniraient des résultats comparables et qu’ils pourraient être insérés avec un niveau de détail homogène dans le profil urbain. Lors de cette même étape, Raumgleiter s’est aussi assuré que tous les modèles virtuels respectaient aussi les conditions d’anonymat prescrites dans un concours.

… ainsi que pour le jury

Le mandat incluait également l’accompagnement technique du jury, qui a impliqué le recours à diverses technologies. Grâce à des lunettes de réalité virtuelle et des écrans tactiles, les membres du jury ont pu examiner les projets dans leur contexte urbain sous une variété de perspectives. Une simple pression sur un bouton permettait d’alterner entre les différentes propositions ce qui facilitait notablement la comparaison directe entre les volumétries : il n’était plus nécessaire de se déplacer d’une maquette à l’autre, puis de rechercher un angle de vue comparable. Un clic sur le panneau de commande suffit en effet à modifier l’insertion dans le modèle physique et la réalité augmentée assure la superposition des modèles réel et numérique.

Un autre poste permettait un parcours à travers les bâtiments, les lunettes et une manette offrant une visite intérieure et un tour extérieur des propositions à hauteur d’yeux. Comme dans un jeu vidéo, la personne équipée de lunettes se déplace dans le bâtiment en s’y frayant son propre chemin. Il faut d’abord se retenir de marcher intuitivement dans la direction qu’on veut prendre, mais avec un peu d’exercice, on se meut assez rapidement et précisément dans les couloirs et sur le terrain – ce qui en un rien de temps transforme une exposition de projets en un plaisir multimédia. Si l’on veut s’épargner la peine d’assembler mentalement des plans pour les transposer en espaces, on peut ainsi très vite se forger une vision d’ensemble.

Pour les concours numérisés, l'idéal est une combinaison des meilleurs atouts du digital et de l’analogique plutôt que de les opposer.

La présentation des plans demeure toutefois très proche du procédé analogique. Les jeux de plans usuels n’étaient certes pas épinglés sous forme papier à des panneaux d’affichage, mais déployés en haute résolution sur de grands écrans, où ils pouvaient être agrandis, réduits ou glissés de côté, selon des manœuvres devenues largement familières grâce à la propagation des écrans tactiles équipant les produits électroniques actuels. Et dès lors que l’ensemble du groupe regarde le même écran, ce mode de diffusion semble constituer un instrument probant. Les écrans permettent aussi d’insérer les valeurs clés des projets. Cela étant, mise en scène et réalisation exigent un fort engagement de la part de l’accompagnement du concours pour que les données pertinentes apparaissent toujours au bon moment sur l’écran.

La maquette physique reste indispensable

Mais qu’implique un concours numérique pour les bureaux d’étude engagés? Partenaire chez Giuliani Hönger architectes, Patric Barben a encadré l’élaboration du projet lauréat et sa réponse ne laisse pas de surprendre quand il déclare que le bureau a commencé par construire une maquette physique du contexte de concours. Et d’expliquer que même si son équipe salue le principe de la numérisation, elle n’est pas en mesure d’aborder les aspects volumétriques et urbanistiques d’un projet uniquement à l’écran et qu’une base physique abstraite de l’environnement à traiter demeure nécessaire. L’existence réelle du modèle n’est du reste pas l’enjeu principal, mais bien davantage la possibilité pour l’ensemble d’une équipe de travailler sur un même objet en parallèle, ce que la maquette permet de faire directement, simplement et rapidement. La base en plâtre est placée au centre et le déplacement des observateurs dans la pièce leur ouvre toutes les perspectives possibles sur l’objet, puisque l’angle de vue n’est pas dicté, respectivement prédéterminé, par la personne maniant la souris.

Dans le cadre du concours pour la Haute école de Coire, l'exigence du BIM a représenté un surcroît de travail de l’ordre de 20 à 30%

Cette approche provoque des questions qui n’apparaîtraient sans doute pas hors du cadre d’un échange direct. A l’évidence, la rencontre personnelle au sein d’un processus créatif reste difficilement remplaçable, même si les formats conversationnels décentralisés et délocalisés ont connu une large diffusion au cours des dernières années. Raison pour laquelle Barben plaide le tout à la fois pour les concours numérisés, soit une combinaison des meilleurs atouts du digital et de l’analogique plutôt que de les opposer. Il faut donc des phases intensives où l’on se réunit pour échanger en face à face, à côté des nombreux aspects qui peuvent être élaborés via le modèle BIM.

Énorme surcroît de travail sans rémunération supplémentaire

Cela implique que le bureau développe un modèle physique et son pendant numérique en parallèle. Patric Barben a une approche différenciée du surcroît de travail engendré: «Notre bureau se sert toujours de maquettes tridimensionnelles pour vérifier la volumétrie et le programme des locaux. Ce sont là des bases que nous produisons de toute façon et, dans ce sens, un concours numérique n’est pas lié à une augmentation des tâches pour nous». Reste qu’au-delà de ces bases, un modèle BIM offre un surplus d’informations sur un ouvrage. Or, si des données plus précises sur la structure et sa matérialisation doivent être fournies dès l’étape du concours, celles-ci doivent aussi être reportées dans le modèle.

Dans le cadre du concours pour la Haute école de Coire, cette exigence a représenté un surcroît de travail de l’ordre de 20 à 30%, selon Barben: «nous avons dû remettre un modèle avec des éléments de construction et encore un autre pour les espaces libres. De notre point de vue, ces deux modèles sont superflus pour aboutir à un jugement de concours».

Barben estime donc essentiel d’adopter un regard critique sur les conditions cadres d’un concours numérique. Il souhaite par exemple qu’une base en plâtre soit mise à disposition même pour une procédure numérisée. Et si des modèles BIM coûteusement informés et détaillés font partie du rendu, les bureaux devraient avoir davantage de temps pour les élaborer et le surcroît de travail devrait se répercuter sur le niveau d’indemnisation. L’architecte résume sa pensée en ces termes: «on fait l’économie de la maquette en plâtre et l’on attend un modèle BIM parfait à la place – et ce, aux mêmes conditions et dans les mêmes délais que pour un concours analogique».

Le défi de la précision

Cette réaction est partagée par Erika Fries, qui a participé à la procédure comme membre du jury. L’architecte, qui a elle-même déjà pris part à plusieurs concours numériques avec son bureau huggenbergerfries, constate que l’élaboration des modèles BIM est liée à un énorme travail et que les membres du jury doivent aussi fournir davantage d’efforts pour appréhender les projets.

Les exigences liées aux concours de projets ne cessent d’augmenter, de même que la liste des documents à produire.  Afin de mener à bien des examens préliminaires toujours plus étendus, les organisateurs demandent un traitement d’autant plus détaillé des projets. Or, ces deux aspects – volume et approfondissement des données – s’intensifient encore avec le numérique puisqu’à côté des multiples indices demandés, la précision est aussi fortement accrue. Cette dernière entraîne à son tour le besoin d’obtenir des certitudes quant aux surfaces, aux coûts et à la durée de vie de l’objet envisagé, d’où la tendance à un empilement sans fin des exigences. Forte de son expérience des deux côtés d’un concours numérique, Erika Fries met en cause le poids de cette précision dans la procédure: «pour les jurés, les données détaillées du modèle BIM ne sont pas déterminantes. Le jury étant appelé à se prononcer sur un concept, il peut très bien se satisfaire d’une part d’imprécision. Et je pense qu’à Coire, la décision du jury n’aurait pas été différente sans modèle numérique».

Les bureaux d’architecture sont prêts à empoigner ces problématiques. Quelque 70 inscriptions ont été déposées pour la préqualification du concours pour la Haute école de Coire

Le modèle BIM exige un niveau d’élaboration qui semble quelque peu prématuré en phase de concours. Des déclarations concernant la structure et sa matérialisation peuvent-elles déjà être considérées comme contraignantes à ce stade? Bien sûr, les bureaux d’architectes chevronnés recourent même sans clarifications approfondies à leurs fonds de références structurales plausibles. Mais on peut s’interroger sur la robustesse de telles options, puisqu’à l’issue du concours, le projet se voit quoi qu’il en soit retravaillé dans la plupart des cas. Ou pour le dire autrement : qu’apporte la précision du modèle numérique au choix de la bonne solution? En l’occurrence, le jury se voit tenu d’opérer avec encore davantage de circonspection que d’habitude. Il doit être en mesure de contextualiser les concepts et les indices clés.

Les bureaux franchissent le pas

Une chose semble toutefois acquise après le concours de Coire : les bureaux d’architecture sont prêts à empoigner ces problématiques. Quelque 70 inscriptions ont été déposées pour la préqualification et la liste se présente comme un Who’s Who de la scène architecturale suisse. Et même si tous les bureaux n’étaient sans doute pas a priori intéressés par la démarche numérique, cette condition ne les a du moins pas rebutés.

 Il faut tendre vers une simplification des modèles numériques pour une réduction des exigences posées aux concurrents.

Markus Dünner juge aussi positivement le résultat de ce projet pilote: «grâce aux parcours virtuels en 3D, nous avons pu approfondir les aspects spatiaux. Cela constitue surtout un avantage pour les échanges avec les juges laïcs, car ils ne sont pas tous familiers de la lecture de plans. Le modèle numérisé leur permet d’appréhender le bâti plus directement, avec des proportions et des perspectives plus facilement retraçables. Mais il offre également une plus-value aux spécialistes, qui peuvent se plonger dans le modèle urbain et se placer à des endroits critiques pour examiner différents projets exactement sous le même angle. C’est là que l’alternance entre les propositions sur un simple clic constitue un atout majeur». Il souligne encore le rôle modifié de l’accompagnement de la procédure, qui doit assurer un certain nombre de prestations techniques supplémentaires, de même que le placement du jury et le déroulement de ses travaux, qui doivent également être adaptés aux réalités de la procédure numérisée.

Les modèles BIM doivent se simplifier

L’architecte cantonal hésite à se prononcer sur le potentiel de diffusion de la démarche à large échelle: «un changement culturel dépend toujours de la disposition des acteurs impliqués à s’y rallier – sans motivation, il n’aura pas lieu». Il voit en revanche un énorme avantage dans les comparaisons retraçables et factuelles que permet le tableau de bord: «comme maître de l’ouvrage, le canton attache toujours une grande importance à cerner d’emblée et aussi exactement que possible les principales caractéristiques de ses projets. Si nous parvenons à démontrer que le concours numérisé offre un net avantage à cet égard, la procédure a de bonnes chances de s’imposer rapidement».

Ce qui n’empêche pas cet architecte cantonal technophile de garder une approche critique dans la mise en œuvre des nouvelles possibilités ainsi offertes. Dünner prône également une simplification des modèles numériques pour une réduction des exigences posées aux concurrents. Par ailleurs, certains aspects de la démarche pilote tenaient encore de l’expérimentation ludique et l’introduction des lunettes de réalité virtuelle, ainsi que la présentation des plans sur écran n’en sont selon lui qu’à leurs débuts. Pour Dünner, il reste là pas mal de choses à découvrir et à examiner pour en tirer parti et il espère que l’avenir réserve des développements passionnants.

Quant à ceux qui peinent à s’enthousiasmer pour la numérisation des concours, il leur délivre une conclusion rassurante: au bout de deux décennies à la tête du service des bâtiments et après les expérimentations numériques des dernières années, il n’hésite pas à affirmer qu’au final, numérisation ou pas, la qualité s’imposera toujours!

Cet article est paru dans sa version originale en allemand, dans le dossier de TEC21 21-22/2022 "Wettbewerb digital"

 

Concernant le concours pour le centre de la haute école spécialisée des Grisons, lire "Na­bel­schnur in die Zu­kunft" - En allemand

Traduction: Maya Haus

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