Franc­fort, Vien­ne, Stoc­kholm: l'ex­pres­sion du col­lec­tif

Deux chercheurs de l’EPFL ont mené une exploration comparative des grandes opérations de logement de l’entre-deux-guerres –des alternatives à la ville spéculative du 19e siècle1. Francfort adopte le modèle de la Siedlung
(la colonie d’habitation) ; Vienne un modèle opposé, celui du Hof (l’îlot à cour) ; tandis que Stockholm affirme les particularités de son modèle à cour : le storgårdskvarteret.

Data di pubblicazione
23-01-2019
Revision
04-02-2019

Une approche comparative des modèles de Vienne, Francfort et Stockholm permet d’approfondir la connaissance de cette période, cruciale dans l’histoire de l’habitation. Mais l’étude de ce patrimoine peut également être un instrument très utile pour la conception de logements contemporains. Conçus il y a un siècle, les barres de Francfort, les bâtiments à cour de Vienne et les quartiers de Stockholm offrent des cadres de vie qui méritent encore d’être étudiés aujourd’hui. Au-delà des choix typologiques et morphologiques, les aménagements des espaces non bâtis constituent également un sujet incontournable en tant qu’élément central des visions qui animaient les acteurs de l’époque. Ils peuvent inspirer des projets contemporains.

Du point de vue méthodologique, les deux recherches ont élaboré un atlas à partir des plans de nombreux cas d’étude, tous redessinés à la même échelle et selon le même code graphique. Ce travail fournit des données quantitatives comparables des différentes formes de densité. Ces documents inédits montrent le rapport entre typologie du logement et morphologie urbaine, les modalités d’assemblages, et permettent d’en apprécier les analogies et les spécificités.

Au-delà des différences entre les trois expériences, les résultats corroborent également ce qu’Aldo Rossi énonçait au début des années 1960 : « Cette organisation des logements et des espaces en prévision d’une vie future, plus complète et harmonieuse, c’est-à-dire d’une vie meilleure, est exactement la tâche des techniciens d’aujourd’hui, comme dans le passé. En tant qu’architectes modernes, nous avons un lien précis avec une culture urbaine qui, à un certain moment de son développement, a exigé une intervention dans la vie des hommes en organisant leur mode d’habiter. Les étapes de ce processus sont connues et résumées dans le nom des villes d’Europe qui ont retrouvé l’ordre et l’harmonie grâce à une croissance organisée dans un sens moderne et démocratique : Francfort et Vienne, Stockholm et Zurich, Amsterdam et Stuttgart, qui ont marqué des expériences concrètes, complètement nouvelles mais organiquement liées à leur développement ».2

Francfort

Le programme «Das neue Frankfurt»3 (1925-1930), réalisé sous la responsabilité d’Ernst May, est une des principales expériences de politiques de construction européennes de logements de l’entre-deux-guerres. Le plan général de développement urbain s’oriente vers la réalisation de colonies satellites (Siedlungen) à basse densité, séparées de l’agglomération urbaine par une ceinture d’espaces verts publics. Ces nouveaux morceaux de ville (environ 12 000 logements) se basent sur le modèle de la barre composée par la répétition d’une unité type de maison unifamiliale avec jardin privé. Cette organisation est toutefois souvent complétée par la construction mixte de bâtiments à plusieurs étages (Mischbebauung) permettant d’augmenter la densité bâtie tout en variant les solutions typologiques.

L’espace domestique des logements est conçu et organisé selon des principes rationnels. La fameuse cuisine de Francfort, la division des chambres à coucher selon la composition familiale et la standardisation des éléments de construction sont quelques-unes des caractéristiques fondamentales permettant de concevoir un vaste catalogue de logements types. La Siedlung Römerstadt (1927-1928) est le projet le plus représentatif en matière de définition des espaces extérieurs. Conçus d’après le projet de l’architecte paysagiste Leberecht Migge, ceux-ci composent un système qui articule les jardins des maisons unifamiliales aux jardins collectifs des immeubles.

Vienne

Les politiques urbaines déployées à Vienne entre 1919 et 1933 sont associées aux initiatives d’un gouvernement social-démocrate surnommées «Vienne la rouge». Leurs réalisations (environ 63 000 logements) s’intègrent au tissu urbain en utilisant les terrains municipaux dispersés dans toute la ville. Dans les quartiers ouvriers les plus denses et insalubres, la municipalité engage 199 architectes pour construire des complexes d’habitations reposant sur un principe d’implantation à cour. Le Bebel-Hof (1925-1927) de Karl Ehn et le Karl Seitz-Hof (1926-1932) de Hubert Gessner illustrent la manière dont la forme urbaine s’articule sur une cour, ou une séquence de cours.

Tous les Höfe respectent un certain nombre de principes. Contrairement aux constructions spéculatives, l’occupation maximale de la parcelle ne dépasse pas les 50 % ; les accès aux cages d’escalier distribuant jusqu’à quatre appartements par palier – principalement des mono-orientés – s’effectuent depuis l’intérieur de la cour. Celle-ci supporte la représentation architecturale de la collectivité. Ainsi, les aménagements extérieurs sont caractérisés par un équilibre entre zones végétalisées et aires de jeu avec des équipements communs, afin d’obtenir un espace multifonctionnel, un véritable «salon à ciel ouvert».

Stockholm

La recherche se focalise sur la période qui suit la Première Guerre mondiale jusqu’à l’exposition de Stockholm de 1930, qui marquera le passage au modèle à barre. Peu connues en dehors de la Suède, ces opérations (environ 70 000 logements), construites principalement par différentes coopératives, se situent dans les zones non bâties en limite de ville. À cette époque, le modèle de l’îlot à cour composé par juxtaposition d’immeubles de différents architectes, tout en gardant le même caractère, est sollicité pour réduire la densité bâtie de la parcelle. L’élargissement de l’espace central permet l’intégration d’équipements communs et l’accès aux logements souvent mono-orientés.

À l’intérieur de l’îlot, les espaces ne sont plus séparés par des murs de propriétés : le voisinage est conçu comme un grand espace vert équipé qui favorise les interactions entre les habitants. Sur les terrains vallonnés de ces parties de la ville, le trait distinctif des différentes implantations est la façon dont certains bâtiments dialoguent entre le niveau de la rue et celui de la cour.

Les exemples de Stockholm se distinguent par leur souplesse dans l’articulation de la cour et leur capacité à former un ensemble d’îlots construisant un paysage urbain continu. Parmi les nombreux cas d’études analysés, le vaste quartier de Rödabergsområdet (1909-1929), dont l’implantation a été projetée par Sigurd Lewerentz et Sven Wallander, en est une illustration remarquable.

Le logement collectif comme expression de la justice spatiale

Les trois villes offrent un vaste catalogue de réponses à des questions concrètes, à l’échelle urbaine comme à celle du logement. La comparaison systématique des résultats a été présentée à l’EPFL à l’occasion de l’exposition Housing : Frankfurt, Wien, Stockholm, du 18 septembre au 2 novembre 2018. Les exemples étudiés ont mis en évidence l’affirmation du logement collectif comme élément fondamental de la construction de la ville. Ils illustrent la flexibilité des modèles de la cour et de la barre en matière de forme urbaine et de densités, dans différents contextes.

Plutôt que d’appliquer des configurations préétablies, les architectes francfortois, viennois et stockholmois ont conçu une grande richesse de solutions typologiques pour atteindre le plus haut degré de mixité typologique. L’aménagement des cours et la conception des espaces verts autour des barres sont aussi importants que les bâtiments eux-mêmes. Les jardins des quartiers suburbains et les cours collectives équipées et arborisées des blocs urbains continuent à offrir à leurs habitants et à la ville des espaces de qualité qui n’ont pas souffert de dégradations. En visitant aujourd’hui ces complexes d’habitation, nous reconnaissons le caractère du collectif qui, depuis la base de la conception architecturale, donne l’expression d’une justice spatiale remarquable.

Alessandro Porotto et Chiara Monterumisi sont collaborateurs scientifiques postdoc au Laboratoire de Construction et Conservation – EPFL.

 

 

Notes

1    La recherche doctorale Logement collectif – Vienne et Francfort réalisée par le Dr Alessandro Porotto et la recherche postdoc Stockholm : housing in the interwar period par la Dr Chiara Monterumisi ont été menées sous la conduite du professeur Luca Ortelli (Laboratoire de Construction et Conservation, LCC – EPFL) et financées par le Fonds national suisse de la recherche scientifique.

2    Aldo Rossi, «La città e la periferia», Casabella Continuità, 253/1961, pp. 23-24.

3    Ce nom rendra également célèbre la revue homonyme dirigée par Ernst May entre 1926 et 1931.

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