Elo­ge de la suie

Le château de Balliswil (FR), petit poème architectural esseulé dans la campagne fribourgeoise, est une ode à l’usure. Loin de respecter les codes conventionnels de la rénovation, le bureau LVPH questionne le degré d’intervention nécessaire pour faire d’un château vieux de quatre siècles un lieu habitable

Data di pubblicazione
22-11-2018
Revision
04-12-2018

D’abord, il faut abandonner la route principale 12, qui relie Vevey à Bâle, et passer brusquement de la banlieue de Fribourg à la campagne. La silhouette du château de Balliswil se dessine alors comme l’une de ces fermes qui marquent le territoire de loin en loin. Il a formé autour de lui un ensemble qui ressemble à un hameau. On reconnaît une petite maison solitaire, une grange à pont, une chapelle, un hangar agricole et, enfin, une maison de maître à deux têtes, flanquée d’une tourelle d’angle.

Depuis l’extérieur, devant la façade légèrement défraîchie mais accueillante de la demeure fribourgeoise, rien ne laisse deviner l’intervention des architectes. Il faut franchir le portail d’enceinte et pénétrer dans le plus grand des deux corps du château pour saisir l’ampleur de la rénovation.

Un château à louer


A l’intérieur, trois étages et trois appartements : le premier de 142 m2, en entresol, accessible par l’ancienne porte de la cave ; le second de 175 m2 au premier étage, piano nobile du château ; le troisième, enfin, de 155 m2, dans les combles, auxquels on accède par la tourelle. Comment réaliser trois biens immobiliers qui entrent dans les standards des gérances de location, dans un lieu qui déjoue justement toutes les conventions ? Et surtout, quelles sont les failles, les faiblesses à préserver, ces éléments théoriquement impossibles à maintenir en l’état, et qui pourtant font l’âme même de la demeure ?

En effet, entre ses murs de pierre, le château regorge de trésors qui ont considérablement influencé le projet initial des architectes : fresques du 17e siècle, cabinets peints, parquet d’origine, poêle en céramique, etc. Mais la demeure porte aussi des stigmates, comme par exemple un plafond noirci au rez-de-chaussée, souvenir d’un incendie survenu en 1653. Le travail de LVPH s’est ainsi développé dans un aller-retour constant entre les découvertes faites sur le site et le dessin d’éléments conçus spécialement pour le lieu.

Une intervention sur mesure


L’intervention s’est déroulée en deux phases. Dans un premier temps, le démontage, et dans un second, le chantier. La première étape a permis d’effectuer un relevé précis de l’existant et de découvrir certains joyaux cachés du château, comme une série de tomettes en terre cuite datant de sa reconstruction au 17e siècle – à en juger par une inscription gravée sur l’une d’entre elles. Celles-ci ont pu être mises de côté avant d’être posées dans l’appartement des combles.

Pendant le chantier, afin de garantir l’unité de la transformation et la distinguer de l’existant, les architectes ont fait le choix de deux matériaux clefs : le sapin, sous la forme de carrelets teintés (4 × 4 cm), et le laiton, pour tous les équipements sanitaires.

Le sapin, bois blanc et bon marché, entre dans une confrontation affirmée avec les menuiseries vermoulues de l’époque. Il est traité sous la forme de grandes surfaces qui répondent systématiquement à une fonction au sein de l’appartement. Les architectes ont développé un système modulaire inspiré des tatamis japonais pour concevoir ces surfaces qui se déploient dans l’espace tantôt en paroi saillante, tantôt en plateau habitable. Ainsi, dans l’appartement du premier étage, le mur de l’entrée se plie pour former une assise et un porte-manteau, et devient ainsi un vestiaire. Plus loin, dans le salon vert – qui renferme d’impressionnantes peintures, imitations de tapisseries flamandes – le sol de sapin se relève pour former un banc. Dans la cuisine du rez-de-chaussée, c’est la trame du nouveau sol qui s’extrude pour former le bloc de la cuisine. Enfin, dans l’entrée de l’appartement sous les combles, les carrelets s’assemblent pour former un guéridon de bois qui accueille le visiteur.

Le château de Balliswil, en raison de ses angles biscornus, engageait bien entendu à renoncer aux éléments standardisés. Les architectes ont manifestement pris un plaisir tout particulier à concevoir des détails au cas par cas. Ainsi, on reconnaît leur écriture dans les porte-serviettes, les patères en bois, ou encore dans les tringles à rideaux en fer forgé.

Travailler avec l’usure


Comme un fil rouge qui lierait entre elles les diverses facettes de la transformation, le laiton est quant à lui utilisé dans les salles de bain et les cuisines pour la robinetterie et certaines surfaces. Brillant, doré, précieux, il est cependant amené à vieillir, à noircir, bref, à se patiner. Ici aussi on peut lire une inspiration nippone, qui fait écho à l’Eloge de l’ombre (1933). L’auteur, Jun’ichirō Tanizaki, raconte que « nous aimons les couleurs et le lustre d’un objet souillé par la crasse, la suie ou les intempéries, ou qui paraît l’être, et que vivre dans un bâtiment, ou parmi des ustensiles qui possèdent cette qualité-là, curieusement nous apaise le cœur et nous calme les nerfs.» (Jun’ichirō Tanizaki, Eloge de l’ombre, Tokyo, Editions Verdier, 1978, p. 33)

Ce lustre, cette « crasse des mains », que l’on appelle aussi effet du temps, ne le lit-on pas dans de multiples recoins de la transformation du château de Balliswil ? On le retrouve dans le plafond noir de suie au-dessus du plan de travail en sapin de la cuisine du rez-de-chaussée. On le lit aussi dans une salle de bain, au travers du contraste entre le fini léché du mur et la matérialité brute de l’ancien conduit de cheminée, où se trouve actuellement la douche.

Mais l’art d’habiter un vieux château ne s’arrête pas là. Pour Tanizaki, faire «l’éloge de l’ombre», c’est aussi accepter les conditions lumineuses et climatiques d’une certaine époque, ce qui fait son charme. Apprécier, ainsi, des espaces plus sombres, bien loin des standards contemporains, mais aussi des chambres étroites, ou encore des cuisines qui deviennent des espaces tellement généreux qu’ils remettent en question notre manière habituelle d’habiter.

Où s’arrête la tâche de l’architecte?


Paul Humbert, associé de LVPH, évoque le terrain particulier qu’offre la rénovation, qui est selon lui la seule opportunité de faire du «non-fini» (non finito) en Suisse. Cette esthétique de l’inachevé ne fait cependant pas référence à celle que l’on trouvait à l’époque baroque, par exemple dans le triglyphe tombant imaginé par Giuliano Romano au Palais du Te. Le thème de la dégradation doit être placé dans une perspective qui favorise le processus plus que les concepts maniéristes. Il s’agit pour les architectes de mettre en exergue la tendresse éprouvée à l’égard du vieillissement d’une bâtisse. Quelles sont les interventions nécessaires au sein du bâtiment pour le rendre habitable et où faut-il s’arrêter?

En véritables architectes de la ruine, les concepteurs se confrontent avec un matériau unique, le carrelet de sapin, à toutes les irrégularités de la demeure. Ces surfaces lisses et nouvelles viennent ainsi embrasser le relief des murs et des sols boursouflés par le temps, comme une nappe tridimensionnelle qui se retourne çà et là pour créer un ameublement.

Plus qu’une simple rénovation, le château de Balliswil est donc une véritable petite provocation, dans un contexte domestique helvétique où les éléments standardisés donnent habituellement le ton et l’échelle. En dépit d’un zèle parfois trop poussé, lorsque la fonction des modules de sapin frôle l’artificialité, l’intervention de LVPH fascine par sa précision et sa poésie. Elle incarne, dans une contemporanéité parfois frileuse, une ode à l’usure.

 

Participants au projet

Maître de l’ouvrage: privé
Architectes: LVPH architectes, Fribourg
Ingénieur CVS: Pierre Chuard SA, Fribourg
Restauration: Atelier Fasel, Tafers 
Menuiserie: Pascal Badoud Transformations, Oleyres
Charpente: Jean Barras Sàrl, Botterens
Fenêtre-menuiserie: La passion du bois SA, Belfaux

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