«Il est né­ces­saire de li­mi­ter les im­por­ta­ti­ons de pro­duits lo­in­ta­ins»

Pour Samuel Ballif, cofondateur avec Marcel Rechsteiner de Ratio Bois, un bureau d'ingénierie spécialisée dans la construction bois et propriétaire de la menuiserie JMB–BOIS, cette crise devrait questionner la nécessité d'importer des matériaux disponibles sur le marcher local. Par extension, elle devrait également amener à revoir les critères des marchés publics, notamment en octroyant une place plus prépondérante aux critères liés à la proximité des entreprises et à la provenance des matériaux de construction.

Publikationsdatum
29-04-2020

espazium: Quelles mesures avez-vous mises en place au sein de votre bureau pour poursuivre votre activité?
Samuel Ballif: Pour ce qui est du bureau d’études, nous sommes en mode télétravail depuis le lundi 16 mars. Nous avons alors annoncé à nos partenaires que nous poursuivions notre travail depuis nos domiciles respectifs et que nous ne participions plus à aucun rendez-vous de chantier, mais uniquement aux visioconférences.

Quant à la menuiserie, elle a fermé ses portes le 24 mars suite à la demande du personnel qui ne se sentait pas en sécurité sur son lieu de travail et qui craignait de propager le virus à ses proches parents. Seules les tâches de bureau étaient assurées. La requête ayant émané d’employés dans l’obligation légale de travailler, nous leur avons indiqué que, jusqu'à l'obtention éventuelle d'un soutien financier externe, partiel ou total, nous ne pouvions leur garantir un salaire complet que si les jours manqués étaient pris sur leurs vacances. Nous leur avons également offert la possibilité de prendre ces jours d'absence sous forme de vacances supplémentaires non rémunérées et nous nous sommes engagés à faire de notre mieux pour les soutenir financièrement dans cette épreuve, mais dans la limite de nos moyens économiques. Finalement, le travail a repris le 30 mars, avec un effectif réduit de moitié, suite aux nombreuses incertitudes qui planent sur le droit ou non d'exercer nos métiers de la construction, en fonction notamment des risques d'exposition liés à ces derniers et aux potentielles mesures sanitaires que nous sommes censés pouvoir appliquer. Mais si ces obligations sanitaires sont très difficiles, pour ne pas dire impossibles à respecter sur les chantiers (transports, portages de pièces lourdes à deux ou plusieurs personnes, nombreuses interventions nécessitant un travail collectif, proximité des ouvriers des autres branches, organisation des repas de midi en l'absence de restaurant, etc.), elles ne sont pas moins laborieuses à mettre en place sur les sites de production des petites entreprises, en raison des surfaces de travail restreintes à disposition qui induisent inévitablement une certaine proximité entre les ouvriers, des encombres inhérents aux vestiaires, aux locaux sanitaires et aux lieux de pause, et également des règles d'hygiène, compréhensives mais contraignantes, qui sont imposées.

Quelles sont les conséquences pour vos travaux en cours?
L’organisation du télétravail au sein de Ratio Bois nous a fait perdre environ une semaine de travail effectif, mais le dispositif mis en place est maintenant efficient. En revanche, il subsiste un bémol au niveau de la productivité des collaborateurs devant s’occuper de leurs enfants, qui, de leur aveu même, atteint les 70% environ.

En outre, nous relevons de nets ralentissements dans l'encaissement des factures ouvertes et, principalement, dans les demandes d'offres ou les propositions de nouveaux mandats.

Un constat qui vaut aussi pour la menuiserie. Les chantiers sont en stand-by, à l’exception de certains que les maîtres d'ouvrages acceptent de rouvrir, moyennant le respect sine qua non des règles des mesures d'hygiène et de sécurité. A dessein, et à titre d'exemple, nous avons demandé la présence exclusive de notre entreprise sur un chantier de transformation sur lequel les règles de distances ne peuvent être respectées qu'en cas de présence limitée d'intervenants œuvrant simultanément sur le site.

Nous précisons à ce titre que les architectes et propriétaires font preuve de beaucoup de compréhension et d'égards envers les entreprises et qu'ils jouent bien le jeu en informant les autres corps de métier que ces réouvertures ne sont que partielles et en communiquant rapidement sur les limites assorties à ces dernières.

Parallèlement à ces problèmes d'organisation, nous commençons également à ressentir certains problèmes d’approvisionnement. Ce qui a été commandé avant le début de la crise nous est livré, mais il devient par contre plus compliqué de passer de nouvelles commandes, malgré tous les efforts consentis par nos fournisseurs, ou de s’approvisionner directement chez les revendeurs qui privilégient quasiment tous un système de livraison sans risque à la fourniture directe sur site; service bien intentionné et efficace qui répond à l'obligation de fermeture des commerces de denrées non-essentielles mais qui induit naturellement des délais de livraisons plus longs. Ce frein, ajouté aux pertes partielles de productivité de certains fabricants, nous oblige à annoncer à certains de nos clients que si leurs chantiers repartent, nous ne serons pas forcément en mesure de respecter les délais initialement convenus pour leurs commandes.

En ce qui concerne la gestion des entreprises, nous relevons que même si les administrations ont fait un gros effort pour faciliter les démarches, par exemple pour les demandes de prêts ou les demandes d'indemnités, ces requêtes nécessitent toutefois que l'on consacre un temps non négligeable à leur compréhension et leur établissement. Il faut ensuite logiquement attendre assez longtemps pour obtenir une réponse en raison du grand nombre de sollicitations, ce qui nous oblige à prendre des décisions reposant sur certaines incertitudes, décisions que nous pourrions être amenés à regretter à plus ou moins court terme en fonction de l'évolution de la situation.

Finalement, nos principales inquiétudes se concentrent plutôt sur les effets de cette crise à court et moyen terme. La baisse du nombre de demande d'offres, la probable réticence des propriétaires à investir suite aux retombées économiques de la pandémie, les difficultés pour les PME à investir dans de nouvelles infrastructures durant cette période ou les licenciements que ce ralentissement conjoncturel va inévitablement engendrer sont autant d'interrogations et d'inquiétudes qui vont, à notre sens, dicter le rythme et les conditions de l'économie dans un futur proche.

En tant que spécialiste de l'espace, est-ce que cette crise vous amène à repenser cette notion d'espace?
Cette crise réduit notre espace de vie à notre logement: un bon test pour voir ce qui fonctionne ou pas. Par exemple, même si nous ne sommes pas directement concernés, nous nous interrogeons sur comment gérer les espaces communs dans une coopérative, ou dans des locaux open space.

Le confinement met également en lumière les inégalités sociales en termes de logement: entre la maison individuelle à la campagne ou un quartier urbain dense, l’expérience n’est pas identique. Si la résidence individuelle nous paraît ne plus répondre aux critères écologiques et démographiques d'aujourd'hui, cette crise nous conduit tout de même à questionner le réel intérêt de concentrer la population sur les grandes villes: ne serait-t-il pas préférable, par exemple, de densifier la population de manière plus réduite, mais dans de plus nombreuses communes.

La pandémie met malheureusement le doigt aussi sur le problème des transports publics. Et les milieux économiques et politiques seront amenés à réfléchir plus intensément sur les liens qui existent entre les risques liés aux déplacements des personnes, les critères écologiques et les conventions collectives de travail. A notre sens, le marché du travail doit favoriser davantage les contrats de durée indéterminée et les prix des loyers doivent s'uniformiser entre les régions afin que les employés puissent établir leur lieu de résidence au plus proche de leur lieu de travail, réduisant de cette façon les désagrément spécifiques aux transports.

Selon vous, est-ce que cette crise va amener des changements profonds dans l'organisation du métier?
Étonnamment, nous constatons que malgré l'impossibilité d'organiser des séances de chantier, les échanges téléphoniques n'ont pas augmenté. Au contraire, le nombre de ces derniers a, dans notre cas, fortement chuté, sans pour autant que nous ayons l'impression de perdre de l'efficacité ou de manquer de coordination pour mener à bien nos missions. Les courriels succincts imposés par le télétravail et les horaires irréguliers que dicte ce dernier paraissent plus efficaces et pertinents que les trop nombreux téléphones et séances parfois inachevés auxquels nous sommes confrontés en temps normal. La présente pandémie pourrait amener, comme principal changement dans le milieu de la construction, une refonte de l'organisation et de la communication entre les intervenants d'un même projet, avec pour but d'en rationaliser l'exécution et d'en améliorer l'efficience.

En parallèle, il faut également relever un autre côté positif et encourageant de cette crise: les craintes et les interrogations identiques des entrepreneurs, ainsi que les problèmes d'occupation de leur personnel, encouragent leurs administrateurs à se rapprocher entre eux pour faire front commun et engendrent des contacts intéressants qui pourraient les inciter à l'avenir à faire preuve d'un plus grand esprit d'entraide et, consécutivement, à favoriser des collaborations et des échanges commerciaux qui ne pourraient être que bénéfiques pour la pérennité de leurs sociétés et pour le marché de la construction, principalement pour le marché de proximité, qui repose essentiellement sur les petites et moyennes entreprises.

Pour finir, et avec le regard du menuisier indépendant, un des impacts pourrait être une prise de conscience de la nécessité de limiter les importations de produits lointains. Si l'ouverture des frontières nous semble indiscutable par rapport au marché de l'exportation et de l'importation, cette dernière ne devrait pas nuire à l'économie locale sous prétexte que le prix de nos produits, dont la différence avec ceux des pays desquels nous importons n'est que l'exact reflet de la différence de confort auquel nous aspirons en Suisse, mais plutôt être destinée au commerce des produits et matériaux dont ne disposent pas les pays importateurs. Le mode de propagation du coronavirus nous démontre à quel point nous évoluons dans un monde fragile et combien l'impact des déplacements influence la vitesse de développement d'une telle pandémie. Nous osons dès lors espérer que ce constat fera réfléchir les gens sur leur mode de consommation et qu'il incitera le consommateur à favoriser, tant que faire se peut, les achats de produits locaux. Constat qui, mais c'est un autre et vaste débat, devrait également nous amener à revoir les critères des marchés publics, notamment en octroyant une place plus prépondérante aux critères liés à la proximité des entreprises et à la provenance des matériaux de construction.

Pour le domaine de la culture du bâti, y-a-t-il des aspects positifs qui peuvent être tirés de cette décélération sociale et humaine?
On s’aperçoit que les priorités changent, que nos métiers et nos urgences sont remis à leurs justes places sur l’échelle de l’importance pour la société. Que si la construction occupe une part importante dans la vie sociale et économique du pays, elle s'avère néanmoins relativement distante des métiers de première nécessité en situation de crise; ce qui devrait inciter les clients, et nous-mêmes, à relativiser les impacts d'éventuels retards sur les chantiers dont les conséquences sont nettement moins nuisibles pour l'homme que le manque de place dans les hôpitaux, le manque d'approvisionnement en denrées essentielles ou encore que l'incapacité pour l'industrie qui produit les appareils et outils médicaux de répondre à la totalité des demandes urgentes liées à toute crise sanitaire.

Comment les organisations professionnelles peuvent-elle vous aider? Et les autorités fédérales et/ou cantonales?
Les associations peuvent apporter un soutien au niveau administratif en «traduisant» l’information dans la langue de la branche. Dans le domaine de la construction, en tous les cas dans le canton de Vaud, il faut par exemple souligner les efforts faits en ce sens par la Fédération vaudoise des entrepreneurs, qui accomplit un travail remarquable de communication, de simplification des accès aux différents documents officiels et de vulgarisation des textes de lois sans cesse mis à jour.

Après la crise, il faudra que les milieux économiques et politiques se penchent assez rapidement sur le système des charges sociales, dans la perspective d’une future crise; d’autant plus si les caisses sont vides après celle-ci. La présente pandémie nous montre que les limites économiques supplantent malheureusement les intérêts sanitaires et que les risques liés à une potentielle récession «post-coronavirus» pourraient s'avérer bien plus conséquents encore que les tristes dégâts provoqués par l’épidémie elle-même. Le Conseil fédéral prend position en ce sens et, même si aux yeux de nombreuses personnes ses décisions ne semblent pas conséquentes, nous estimons qu'il a raison de prioriser le maintien à flot du tissu économique, tout en essayant de réduire au minimum le nombre de victimes de la pandémie, plutôt que de condamner ce dernier au détriment d'une sécurité sanitaire irréprochable et prendre le risque par un tel choix de faire plus de victimes dues à l'impact d'une crise économique accrue que par le fléau lui-même. Trouver des solutions à terme qui puissent garantir une équité sociale en situation de crise nous permettrait vraisemblablement de mieux affronter les éventuelles épreuves futures, tout en garantissant une mise en place de mesures protectrices optimales.

Pour ce qui est du bâtiment, l’histoire récente montre que le domaine de la construction est un outil classique de relance économique. En ce sens, nous sommes moins menacés que les petits commerçants, les restaurateurs ou les indépendants qui officient dans des métiers principalement tributaires d'une bonne stabilité économique. Pour beaucoup, ces derniers souffrent déjà de la pénurie actuelle de clients, ou de l'interdiction même de commercer et vont de plus devoir conjuguer les pertes qui émanent de cette situation avec la réduction de la capacité d'investissement de la population dans la période qui suivra la crise. Ils sont, en quelque sorte, victimes d’une double peine.

A côté des rôles qui incombent aux organisations professionnelles et aux institutions fédérales et cantonales, nous estimons que notre rôle social d’employeur et d’employés est, pour ceux qui le peuvent, de contribuer à passer cette crise en évitant un effet domino. Il s’agit aussi de s'investir de notre mieux pour effectuer le maximum de prestations et de travaux qu'il nous est possible de réaliser, dans le but de limiter les demandes d'aides financières et de permettre à ceux qui en ont le plus besoin d'y accéder dans de meilleures conditions.

Les prêts facilités mis en place par la Confédération offrent une bouffée d’air immédiate qui donne aux entrepreneurs la possibilité d'aller dans le sens de ce qui précède, puisqu'ils permettent de pallier les manques de liquidités provisoires résultant de la crise. Ces prêts augmentent cependant l’endettement dans une période déjà critique et doivent être sollicités avec parcimonie, en veillant à garder une corrélation viable entre les montants dus dont le paiement est retardé par la crise, le chiffre d'affaires en réserve, la quantité d'appels d'offres et les risques d'un probable ralentissement économique après la crise.

Profiterez-vous de ce temps de ralentissement indéterminé pour aborder la profession autrement?
Ce ralentissement est bénéfique en regard de certains points: on se rend compte que, finalement, l’urgence qui règne dans notre branche n’est que le fait de délais trop serrés que l’on s’impose. Là c’est le virus qui impose son calendrier au ralenti, et nous avons peut être le temps de mieux faire les choses. Le comportement des gens change car le rapport au temps change. Cela va-t-il durer?

A titre personnel, nous nous rendons compte de l'importance d'être fédérés entre gens de même profession ou entre gens de professions interdépendantes lorsque nous sommes confrontés à une crise d'envergure. Et nous nous prenons parfois à rêver que cette analyse pourra nous convaincre qu'une bonne collaboration intemporelle entre entreprises est plus bénéfique qu'une concurrence malsaine…

En dehors de votre position d'ingénieur, quelle réflexion/interprétation portez vous vis-à-vis de cette crise globale?
Elle remet en cause une mobilité professionnelle à tout va, or on voit qu’on peut faire presque autant et tout aussi bien, parfois mieux même, sans se déplacer.

On se rend aussi compte au travers d'elle de l’importance de l’aspect social du travail. On perd moins de temps à parler autour de la machine à café, mais il s'avère que ces discussions ont une grande valeur et influencent positivement les collaborateurs en améliorant le confort du milieu dans lequel ils évoluent!

Pour clore, nous découvrons durant cette crise une immense solidarité entre les personnes, qui fait fi des origines, des milieux sociaux ou des différences d'âge. C'est une leçon de vie dont nous avons tous à apprendre et que nous devrons tous essayer de garder en mémoire quand cette épreuve sera derrière nous. Ce soutien mutuel et ces collaborations improvisées doivent rester comme des exemples que, dans le milieu de la construction également, nous devrions continuer de pratiquer à l'avenir.

Ratio Bois ingénieurs Sàrl – p.a. Rue de Bassenges 4 à 1024 Ecublens (4 employés).

JMB–BOIS SA menuiserie – Route du Levant 39 à 1404 Cuarny (6 employés/apprentis à temps plein – technique et production – et 2 employés à temps partiel – administration)

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