S’agit-il de dé­li­bé­rer, la cour en con­seil­lers foi­son­ne…*

un carnet de route de Pierre Frey, #3

Pour son troisième épisode du carnet de route qui l’emmène sur les traces de Fernand Pouillon en Algérie, l’historien de l'art Pierre Frey revient sur le CIAM IX tenu à Aix-en-Provence en 1953 et plus spécifiquement sur l’émergence et la consécration d’une jeune génération d’architectes regroupés sous le nom de TEAM X.

Data di pubblicazione
11-07-2019

«We regard these buildings in Morocco as the greatest achievement since Le Corbusier’s Unité d’habitation at Marseilles. Whereas the Unité was the summation of a technique of thinking about «habitat» wich started forty years ago, the importance of the Moroccan buildings is that they are the first manifestations of a new way of thinking. For this reason they are presented as ideas; but it is their realization in built form that convinces us that her is a new universal»1

La réalisation de portée universelle qui semblait mériter en 1955 cet éloge dithyrambique n’est en réalité rien d’autre que le terrifiant quartier des Carrières centrales de Casablanca réalisé par ATBAT-Afrique des architectes Candilis et Woods. Pour nos lecteurs, nous tentons d’en établir une courte genèse et de comprendre comment une intention généreuse, une analyse pragmatique peuvent dégénérer en un urbanisme criminel et en une architecture de pur design.

Rappelons tout d’abord que le CIAM IX fut l’occasion en 1953 pour un groupe de jeunes loups prometteurs, équipés de la fameuse grille élaborée par Le Corbusier à partir de 1946, de produire des analyses des conditions d’habitat réellement existantes. Pour leurs auteurs, l’application de la grille devait être le prélude de l’implantation n’importe où dans le monde de ses solutions. En vue du CIAM IX, trois grilles furent renseignées: Alger, Casablanca et Londres. Deux étaient consacrées à des bidonvilles et faisaient référence, explicitement ou non, aux modèles traditionnels vernaculaires que les auto-constructeurs de bidonville apportaient avec eux. La grille de Casablanca mettait en évidence la permanence du dispositif traditionnel à Patio, celle d’Alger analysait surtout les conditions sociales, les dispositifs spatiaux et constructifs.

Au cours des débats à Aix-en-Provence, les contributions d’Afrique du Nord créent l’émoi. La «grille»  est détournée et analyse au contraire les particularités locales. Le genius loci s’invite à la table du modernisme et ouvre la porte à des solutions spécifiques. C’est précisément la vague sur laquelle surfent les membres du Team X dont font partie, non seulement Candilis et Woods, les concepteurs de la fameuse réalisation de portée universelle mentionnée en tête, mais aussi les auteurs de l’article.  Nous assistons alors au déroulement d’un mécanisme de sélection et d’élection classique du champ de l’architecture. Il s’articule en trois temps:

1. La révolte contre une figure tutélaire à laquelle on doit tout, Le Corbusier dans ce cas. Au CIAM IX, l’émoi provoqué par le détournement de la «grille».
2. L’Affirmation d’un cours nouveau. A Casablanca, c’est la construction par la «Compagnie Immobilière Franco-Marocaine» du quartier des Carrières centrales.
3. La Publication dans une revue amie ou contrôlée d’un éloge péremptoire. C’est l’article cité en tête de ces lignes.

Un quatrième temps ne manque jamais de s’ajouter, c’est évidemment la reprise de l’argument par la critique, puis par la théorie et par l’histoire dont les publications alimentent le stock documentaire pour constituer un corpus aussitôt proclamé scientifique.

Ce qui frappe en premier lieu dans la promotion de Team X, ce sont la rapidité avec laquelle le mécanisme effectue son cycle (1953-1955) et le caractère sommaire et péremptoire de l’argumentation. C’est ce second point qui nous intéresse ici. Les Smithson, Alisson et Peter, sont architectes et connus pour être les auteurs de quelques réalisations brutalistes ayant été remarquées autant pour leur spécificité formelle que pour leur très rapide dégradation. Celle-ci s’opère autant au plan de l’usage social que de la substance du bâti. L’obsolescence et l’entropie concourent à la ruine de manière exemplaire. Mais les Smithson se font remarquer surtout par le marketing énergique par lequel ils se promeuvent au sein de Team X. Cette posture égotique leur ferme les yeux sur les développements de l'architecture de l’après-guerre, spécialement dans cet espace méditerranéen où fut édifié, le quartier d’ATBAT-Afrique à Casablanca.

Pour préciser notre point de vue, il est nécessaire de souligner que notre attention sur les réalisations de Candilis-Woods a été guidée par un architecte et professeur algérien qui nous assistait dans la recherche à Blida d’un quartier d’habitation de Fernand Pouillon. Le souci de procéder à des comparaisons des solutions apportées à la question des logements à patio nous a fait remonter la filiation des Cités Ourida 1 (150 logements) et Ourida 2  (60 logements avec un balcon/patio en façade) de Candilis à Blida. Par leur situation à flanc de coteau, ces immeubles isolés font une figure un peu moins brutale que ceux de Casablanca, mais les caractères constructifs révèlent un vieillissement extrême et une inadaptation totale au climat alors que la distribution, qui suit un fonctionnalisme glacial n’est en rien sauvée par les soit-disant patios, accrochés à façade dans une figure graphique dramatique. Ces espaces qui s’ouvrent sur le ciel qu’au dernier étage, n’ont rien en commun avec le lieu intime et central du logement musulman traditionnel ; ils évoquent davantage l’univers carcéral et la «promenade» du détenu.

Si Alisson et Peter Smithson avaient pris la peine de porter leur regard sur les immeubles algérois de Pouillon, strictement contemporain du CIAM d’Aix-en-Provence, théâtre de leur tour de piste, s’ils avaient porté un simple regard analytique sur les quartiers construits spécifiquement pour la population musulmane (Diar el Mahçoul, Simple confort et Climat de France), ils auraient découvert une recherche architecturale méthodique, tendant à résoudre de manière satisfaisante cette difficile question du patio traditionnel au sein de l’immeuble en hauteur. A notre connaissance, les solutions de Pouillon innovent absolument sur ce point. Les espaces nommés Terrasses-Patios y remplissent relativement bien leur rôle d'usage au sein de la famille musulmane.

Ce qui est frappant dans cette démonstration, c’est à quel point l’invention et l’innovation en architecture peuvent surgir loin du fracas de la prétendue «théorie» de l’architecture. Il est singulier de constater comment Fernand Pouillon qui se décrivait comme un homme de métier et qui s’est tenu continuellement à l’écart des débats de la profession, livre entre 1953 et 1957 à Alger, en toute discrétion, une solution à un problème difficile, pendant qu’au même moment, sous les feux de la rampe on délibère.

Notes

* Jean de la Fontaine, Les rats ayant tenu conseil.

1. Alisson and Peter Smithson, «collective housing in Morocco» Architectural Design 25, n° 1 janvier 1955

 

Les carnets de route de Pierre Frey

 

Cette chronique, qui se déploie à l’occasion d’une recherche sur Fernand Pouillon, se propose de livrer des résultats intermédiaires et collatéraux: textes et contextes, images, films, bandes sonores viendront peu à peu en meubler les rayons.

 

#1 Ar­chi­tec­tures al­gé­riennes et alen­tour

#2 «Je promettrai à ton Crésus la lune en pierre»

#3 S’agit-il de délibérer, la cour en conseillers foisonne…*

#4 [La pho­to­gra­phie d’ar­chi­tec­ture] pro­voque d’im­menses dé­cep­tions*

#5 Corpus de l’œuvre de Fernand Pouillon en Algérie, résurgences : la cité ONAT à Staoueli, 200 logements, 1972

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