Cor­pus de l’œuvre de Fer­nand Pouil­lon en Al­gé­rie: la cité ONAT* à Staoueli

Les carnets de route de Pierre Frey #6

Dans le cinquième épisode de ses carnets de route, Pierre Frey fouille les archives de Pouillon à Alger, et nous donne à voir une cité oubliée.

Date de publication
10-12-2019

En 2017 et 2018, grâce à la très active entremise de S.E. l’ambassadeur de Suisse, Mme Muriel Berset Kohen, nous avons eu accès au fonds AETA1 conservé au Centre national des archives à Alger2. Notre première campagne de consultation a porté sur une sélection d’un tiers environ des 1014 cartons d’archives contenant des documents administratifs d’agence d’architecture et des rouleaux contenant des calques et des contre-calques. Nous avons été autorisés à reproduire sans restriction les documents du premier groupe. Le fonds consiste en ce qui reste des archives que Pouillon a laissées derrière lui à la Villa des Arcades au moment de son départ d’Alger en mai 1984. Il avait fait l’objet d’un inventaire sommaire par Catherine Sayen, mandatée par le Centre Pompidou et assistée par du personnel algérien. Des 16 000 calques dont il est fait état en 1988, il reste moins de la moitié.

Au chercheur contemporain, l’ensemble rescapé, pourtant classé selon les normes et mis à disposition avec diligence en salle de lecture, apparaît un peu comme un front de fouille archéologique après qu’il a été la proie des chasseurs de trésor et ravagé par les pilleurs. Un de nos objectifs de recherche a consisté à identifier les entrées incertaines ou peu documentées du corpus publié de la seconde période de l’œuvre de Pouillon en Algérie. L’archive offre une possibilité de vérifier, de recouper, de comparer. Il fallut mobiliser comme «par défaut» cette sorte d’instinct que développe tout spécialiste en son domaine. Il ne nous est plus possible de dire quel indice infime, coup de crayon ou trou d’épingle, quelle anomalie redondante a dégagé l’impression que certains documents administratifs mineurs que nous avions sous les yeux ont confirmé l’hypothèse selon laquelle la cité d’habitation ONAT de Staoueli, avait bien été édifiée.

La place d’un projet palimpseste

La cité ONAT de Staoueli est constituée de deux nappes de blocs de deux niveaux chacun, agencées de sorte à permettre une circulation intérieure semi-publique qui alterne passages couverts et grandes cours intérieures. Celles-ci desservent autant d’escaliers qu’il y a de logements à l’étage. Ces escaliers sont d’une maçonnerie toujours élémentaire, mais se détachent en autant de politesses ou de sourires malicieux. Ils sont en charge de la transition entre l’espace semi-public et préservent l’intimité sur laquelle ouvre la porte du logement. Pouillon s’est longuement penché sur les raffinements éprouvés de l’architecture vernaculaire, il a vu le Mzab et trouve à Staoueli l’occasion de restituer les acquis de cette accumulation. Les logements sont exigus : environ 38 m2 pour un F2 et 53 m2 pour un F3. La cité aurait été pensée comme provisoire, mais l’agrégation de cet ensemble littéralement colonisé par les ajouts et les effets de l’appropriation des habitants se ressent et fascine au premier coup d’œil comme évidemment hospitalière et accueillante.

Finalement, les relevés ont permis d’établir les plans, les coupes et de comprendre les assemblages des ensembles, les glissements verticaux entre les blocs, lorsque le terrain s’élève et peut faire croire du dehors que les niveaux sont trois! L’informatique est impitoyable et n’admet aucune approximation: les maquettistes de l’Atelier des maquettes de l’EPFL ont arbitré quelques détails (ici et là une ou deux marches de plus ou de moins), mais dans l’ensemble la maquette exposée pour la première fois au FRAC Centre-Val de Loire3 est très précisément conforme à la réalité du terrain. Notre frustration technologique aura été d’un autre ordre: Staoueli est situé non loin d’installations de l’armée de l’air, ce qui n’en fait pas un site idéal pour faire voler un drone. Cette machine seule pourtant procure les points de vue qui permettraient de confronter l’idée primitive imaginée par Fernand Pouillon à la réalité de la vie qu’elle a généré et qui l’a surchargée de ses ajouts.

Type ou hapax?

Il reste à replacer cette très dense nappe d’habitations contiguës dans l’environnement des réalisations de la même famille. Dans le domaine méditerranéen et dans le champ strict du logement économique, nous pouvons la situer entre le Derb el Habous4 d’Albert Laprade (1917-1930) –, qui est une « médina hausmannienne » [i.e. accessible en voiture] voulue à Casablanca par le Maréchal Lyautey pour y fixer des commerçants, et qui connut semble-t-il un certain succès –, et la très célèbre Quinta da Malagueira d’Álvaro Siza à Évora (1977 - en cours). Il en existe bien d’autres, mais soit elles s’écartent des caractéristiques de ce corpus, sont de dimensions trop restreintes, de conception médiocre ou alors correspondent à d’autres programmes. Voilà en résumé pour l’histoire. Il nous reste donc à situer cet ensemble au sein de ce que le discours sur l’architecture nomme «typologie». Le scientifique cartésien nomme « typologie » l’étude des invariants significatifs au sein d’un corpus clairement circonscrit. L’analyse permet d’identifier des phénomènes, de les situer dans le temps, de mesurer leur fréquence relative et les écarts à la moyenne. Dans un tel cadre, on peut s’attendre à des analyses rigoureuses sur lesquelles fonder ses réflexions. Mais dans le champ de l’architecturologie, il n’en va pas ainsi depuis que des protagonistes ont introduit l’idée que les typologies, tout compte fait, pouvaient aussi s’articuler sur des idées préexistantes dans la tête des architectes, faisant ainsi de ces études un champ équivoque et incertain, enrôlé au service de causes successives et qui commande la prudence5. Nous avons abordé les options typologiques de Pouillon sur un plan descriptif et les avons agencées selon deux axes. Le premier, dans le champ du logement, s’appuie sur l’idée que cet architecte fonde sa virtuosité sur l’agencement d’éléments simples et éprouvés (paliers de deux ou de quatre appartements, préférence pour les logements à double orientation), dans une attitude pragmatique conforme aux circonstances de la commande de logements économiques (Aix-en-Provence), de la reconstruction (Marseille), de la grande promotion (Île-de-France) ou des HLM et du relogement (Alger). Le second consiste à examiner dans quelle mesure et comment Pouillon intègre les problématiques du «logement méditerranéen», organisé autour du patio. Notre ambition est de confronter ces observations à une hypothèse qui consiste à nous demander en quoi auraient consisté les contagions typologiques que Pouillon laisse opérer entre les différents types bâtis auxquels il est confronté, entre logement et logement institutionnel, entre immeubles et ensembles d’habitation et villages universitaires, ensembles hôteliers. Notre intention est de battre en brèche les habitudes prises par une historiographie portée à mettre fortement en évidence les grandes compositions au détriment du reste de l’œuvre jugé pittoresque et mineur.

 

Notes

* Office national algérien du tourisme. 

1. AETA, pour Société pour l’aménagement et l’équipement du tourisme en Algérie, fondée en 1965 à Alger par Jacques Chevallier.

2. Le procès-verbal de la récupération du fonds, dont une copie nous a été remise par les Archives, est daté du 25 avril 1992. Il fait mention de 7435 plans qui font ou ont fait l’objet du versement EO1/92 et de 4000 unités d’archives enregistrées sous numéro EO2/92.

3. FRAC Centre-Val de Loire, 2e Biennale d’Architecture, Nos années de solitude, commissaire Abdelkader Damani, section « Mes œuvres parleront pour moi », Pierre Frey : commissaire associé ; Daphné Bengoa, réalisatrice, photographe et Bernard Gachet, architecte-dessinateur : artistes invités. Du 10 octobre 2019 au 19 janvier 2020.

4. Diour Jamaâ, « Casablanca : the Derb el Habous by A. Laprade or how to build in the arab fashion, Environmental Design », Journal of the islamic environmental research center, Carucci, éd. Baris, 1985, pp. 14-21.

Zakaria Malki, La Cité Habous de Casablanca, un modèle d’architecture ? Mémoire, École d’architecture de Cler­mont Ferrand, 2016. En ligne sur Calameo.fr.

5. L’article d’Attilio Petruccioli, « Les choix typologiques de Fernand Pouillon », in : J-L. Bonillo e.a., Fernand Pouillon, architecte méditerranéen, Marseille, Imbernon, 2008, pp. 110-11, pour finement documenté et solidement charpenté qu’il est, constitue un spécimen remarquable de ce genre de raisonnement d’allure scientifique et d’accaparement idéologique.

Les carnets de route de Pierre Frey

 

Cette chronique, qui se déploie à l’occasion d’une recherche sur Fernand Pouillon, se propose de livrer des résultats intermédiaires et collatéraux: textes et contextes, images, films, bandes sonores viendront peu à peu en meubler les rayons.

 

#1 Ar­chi­tec­tures al­gé­riennes et alen­tour

#2 «Je promettrai à ton Crésus la lune en pierre»

#3 S’agit-il de délibérer, la cour en conseillers foisonne…*

#4 [La pho­to­gra­phie d’ar­chi­tec­ture] pro­voque d’im­menses dé­cep­tions*

#5 Corpus de l’œuvre de Fernand Pouillon en Algérie, résurgences : la cité ONAT à Staoueli, 200 logements, 1972

Sur ce sujet