La pla­ce Co­san­dey, l’espa­ce pour pro­gram­me

Une trentaine de participants volontaires et le laboratoire ALICE ont projeté pour l’EPFL des aménagements et infrastructures qui modifient la relation que la communauté scientifique entretient avec son campus et le grand paysage. 

Le laboratoire de la conception de l’espace (ALICE) de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) déploie des méthodologies à l’articulation de la recherche scientifique, de l’édu­ca­tion et de la conception col­lective de projets architecturaux et d’espaces publics, dans des contextes spécifiques et dans la sphère publique. Le laboratoire définit ces méthodologies par des « propositions spatialisées et situées», au-delà de la seule résolution de problèmes, à travers le postulat que l’espace peut supporter des discours hétérogènes. Les propositions, mises en espace d’enjeux du vivre-ensemble, deviennent ainsi en elles-mêmes projets.

Quelle commande la direction de l’EPFL a-t-elle passée au laboratoire ALICE?
Pierre Gerster:
La place Cosandey est née lors du réaménagement du sud du campus, au moment des grands projets comme le Rolex Learning Center, les logements et l’hôtel situés en contrebas. L’espace répondait à des contraintes fortes, notamment celle d’être dégagé pour accueillir des manifestations comme le festival Balélec1. La place est restée inachevée, car entre-temps était lancé le concours pour les trois pavillons de l’ArtLab. Le projet longiligne Under One Roof de Kengo Kuma détermine ses dimensions actuelles. Dès l’achèvement de ce triple pavillon, la direction a sollicité le laboratoire ALICE pour poursuivre l’aménagement de la place. L’ensemble du projet serait financé par des fonds tiers. Il n’avait donc pas de programme défini, nous voulions un lieu attractif et appropriable, conçu avec le concours des usagers. Aujourd’hui, dès que le soleil pointe, les structures sont prises d’assaut et nous attendons avec impatience que l’Agora Lombard Odier soit exploitée pour des manifestations.

Comment le laboratoire a-t-il procédé?
Rudi Nieveen:
En 2015, le laboratoire ALICE travaillait à une installation pour le pavillon sud d’Under One Roof, le Montreux Jazz Café. Nous avons imaginé un écran immersif en double courbure qui serait visible depuis le centre de la place Cosandey. Déjà, des sections de cercles apparaissaient sur les plans. La commande pour l’aménagement de la place est venue dans la foulée de la présentation de ce projet, au mois de juillet. Nous devions présenter le projet le 7 novembre, donc monter en un semestre un projet participatif pour un espace de 16 000 m2, engageant 20-30 personnes.

Nous avons lancé une enquête sur le campus, puis tâché de réunir des équipes pluridisciplinaires en limitant les étudiants en architecture et en invitant les autres sections. Le premier des quatre workshops était consacré à la recherche de références imagées, autour de dix thèmes que nous avons synthétisés sur des fiches : eau, lumière, horizon, etc. et que les participants ont alimentés.

Comment se sont déroulés ces workshops – n’étaient-ils pas dominés par les architectes?
Yann Salzmann:
Les workshops réunissaient une trentaine de bénévoles pendant les week-ends du semestre d’automne. Effectivement, la majorité des participants provenaient de la section architecture, mais il y avait d’autres filières : génie civil, ingénierie de l’environnement, de l’EPFL+ECAL Lab et même un étudiant dans le domaine de l’acoustique. Le travail était très intense. Dans un premier temps, chacun donnait son avis, puis nous avons formé des groupes par thématiques pour formuler des propositions concrètes. Ce n’était pas un concours d’idée, plutôt une confrontation des visions. Nous avons travaillé sur de grands dessins au 1:200, des maquettes etc. Lors du dernier atelier, il n’y avait plus qu’un seul grand dessin avec des calques, une sorte de palimpseste d’idées. Un groupe travaillait avec un découpage en petits lieux appropriables, des « poches » d’activités, d’autres travaillaient sur des cercles, en relation avec les patios du Rolex Learning Center. Je crois que c’est de leur fusion qu’est né le projet actuel.

Agathe Mignon: Les doctorants du laboratoire participaient aux restitutions du lundi soir et alimentaient les discussions. Des idées de programmes émergeaient progressivement, mais sans formes. Ensuite, il y a eu ce groupe, peut-être des ingénieurs ou des premières années – en tout cas pas les étudiants ­avancés en architecture, qui faisaient des propositions très formalisées, comme une grande colonnade. Un peu ­déboussolé, ce groupe a eu l’idée de dessiner une grande grille sur l’ensemble du site et d’y placer toutes les autres propositions.

Aurélie Dupuis: Sur ce plan, les autres groupes ont commencé à dessiner leurs ressentis et leurs envies, sous forme de petites croix plus ou moins concentrées. Après quelques heures de travail, nous avons superposé ces dessins. Les discussions qui ont suivi ont révélé les endroits où les gens avaient plus envie d’être et ceux où ils voulaient aller vite, être efficaces. La place Cosandey est traversée dans tous les sens. Si on trace les flux fonctionnels avec les entrées de tous les bâtiments qui la bordent, elle est assez vite occupée. Les calques nous ont permis de mettre en ­évidence des espaces qui correspondent à des vitesses différentes et de leur donner des caractères propres. De cette manière, et pendant un certain temps, ce ne sont pas les conditions d’un projet que nous avons établies, mais simplement celles d’une discussion, d’une négociation – un modèle de discussion.

Qu’avez-vous fait de toutes ces idées?
Camille Vallet:
Entre chaque workshop, il y avait une synthèse, dont émergeaient des grands thèmes : couverts, mobilier, eau, végétation, etc. Quand ces thèmes ont été superposés, cela a formé des zones d’intensités. Là où se trouve le disque, il y avait à l’époque un peu de topographie, une vue sur le lac. Notre travail a essentiellement consisté à condenser ces zones de densité et les traduire en dessins plus formalisés. Pour ce faire, nous leur avons donné des noms : « l’Hortus », « le Food-loop » (on rêvait alors que les food-trucks tourneraient autour), « le Gradin » (appelé désormais l’Agora Lombard Odier), « le Bosquet » situé sous l’Agora, « l’Escale » (aujourd’hui « Poly grill », un barbecue en direction du lac) qui répondait à la demande de l’Agepoly. Cette phase verbale a beaucoup aidé à concrétiser les atmosphères.

Vous êtes passés du croquis au verbe, comment êtes-vous passés du verbe à la forme?
A. D.:
Le cercle, par sa simplicité, sa non-orientation, est une figure réceptive, qui permet de prolonger l’incertitude des atmosphères. Par la suite, les éclairagistes et les paysagistes ont pu se l’approprier et venir renforcer la spécificité de chaque module.

Une fois les emplacements et les fonctions déterminés, nous avons pu travailler ces cercles dans toutes leurs variations: diamètre, proportions, et surtout les hauteurs d’assises. Dans chaque module, nous avons travaillé avec des horizons à ±33 cm, en lien avec les usages du corps qui étaient discutés pendant les workshops. Le paysage de l’EPFL est très fragmenté : on change d’ambiance devant chaque pied de bâtiment. Afin d’éviter de créer du mobilier supplémentaire, les assises ont été creusées directement dans la dalle, avec des traitements de surfaces qui suggèrent un usage. En travaillant sur la topographie, en exploitant le relief, nous avons ainsi cherché à conserver l’unité et le calme de cette grande place.

En résumé, il n’y avait ni programme, ni budget arrêté ; juste un site qui demandait à être redéfini.
Dieter Dietz:
Les relevés de la place effectués et les renseignements pris au départ ont eu une influence décisive. Sur cette base, nous avons élaboré dix thèmes de départ, qui sont effectivement devenus huit typologies – chaque programme ayant pris une forme en tant que module. Avec les thèmes que nous avons injectés au départ, nous savions évidemment que les réponses prendraient une certaine direction, disons une tendance…

À vrai dire, il y a toujours des allers-retours entre ce qui relève du programme et ce qui finit par devenir une proposition typologique. De manière générale, je dirais que l’idéal serait que les programmes émergent directement d’une discussion collective et que ce travail fasse partie intégrante de notre métier d’architecte.

D’où provient cette méthode de projet, de votre enseignement?
D. D. :
Oui, nous travaillons dans l’atelier avec des références des sciences cognitives, comme le concept de scaffolding. La méthodologie elle-même s’est développée depuis une dizaine d’années. Contrairement à d’autres approches participatives, elle émane véritablement d’une pensée collective. Ce n’est pas simplement une discussion servant à pacifier une population…

Il est vrai que les dessins et les maquettes employés pendant les workshops ont des similarités avec le concept de « protostructure » que nous employons dans l’enseignement : ce sont des supports de travail et en même temps des objets transitionnels qui vont nous aider à mettre des idées en espace. La méthode est également inscrite dans le temps : un rythme bien défini des ateliers, une articulation d’enjeux clairs et de formats de rendu structurés, nous permettent de monter un discours spatial à partir de propositions situées tout en conservant la synergie entre de nombreux acteurs.

Pourquoi avoir choisi de décliner la forme du cercle – un effet de mode?
D. D.:
Je ne parlerais pas de forme mais de spatialisation. Les cercles sont une manière d’agir dans ce contexte, entre le langage géométrique du ArtLab de Kengo Kuma, les patios du Rolex Learning Center de SANAA, l’inscription orthogonale dans le site du bâtiment de Dominique Perrault. Avec les cercles, nous proposons un langage capable de leur répondre, mais qui a aussi son autonomie. Au-delà de la forme, le plus important était de créer un horizon et des assises, une topographie appropriable avec le corps, des endroits accueillants et en même temps ouverts, qui créent des moments sociaux. Le cercle résulte aussi du tracé des flux. Ce n’est pas une forme agressive, surtout du point de vue de la personne et des usagers de ces espaces : les lignes en forme d’ellipses qui se proposent en perspective sont souples. Le cercle est une figure très dynamique qui créé des vis-à-vis et des rapprochements.

Le disque est avant tout une infrastructure qui construit un nouveau rapport au paysage.
D. D.:
Oui, si le disque peut être apprécié comme objet architectural, la dimension phénoménologique qu’il propose est fondamentale. Les gradins cherchent la vue vers le lac et ses horizons, le dégagement, parce que nous voulions que la place remette en relation le campus avec le paysage. Lorsqu’on s’y installe, on voit d’un côté le paysage du Rolex Learning Center et de l’autre l’horizon des Alpes qui vont s’aplatir vers Genève. Construit sur les champs agricoles d’Écublens depuis 50 ans, le campus avait perdu son rapport au paysage, on ne savait plus se situer par rapport au lac et aux silhouettes si marquantes des montagnes. Ainsi, le réseau de l’espace public de l’EPFL devient une  infrastructure qui reconnecte les chercheurs et étudiants via leur campus au paysage du Léman.

Conception et aménagement de la place Cosandey sur le campus de l’EPFL, 2016-201

 

Architecture : ALICE – EPFL

Maître d’ouvrage : EPFL

Ingénieur : Ingeni Ingénierie Structurale

Entreprise générale : Marti Construction

Électricité : Amaudruz

Pépinières : Baudat

Paysagistes : Format-Paysage et l’Atelier
du paysage

Construction métallique : Sottas

Ingénieur sécurité : SRG

Équipe du projet

Dieter Dietz, Daniel Zamarbide, Arthur Blanc, Laurent Chassot, Aurélie Dupuis, Alexa den Hartog, Rudi Nieveen, Camille Vallet
 

Étudiants, participants aux workshop

Antoine Amphoux, Guillaume Bland, Marta Martinez-Camara, Louis Chabod, Titouan Chapouly, Yannick Claessens, Benoit Cousin, Hanna Elati , Justine Estoppey, Rodolphe Farrando, Jasmine Florentine, Bastien Horn, Bastian Marzoli, Thibaut Menny, Francesco Montresor, Javier Perez, Mikaël Sachs, Yann Salzmann, Eda Senn, Emmanuelle Vernet

Dieter Dietz est professeur, il dirige l’Atelier de la conception de l’espace ALICE – EPFL.
Aurélie Dupuis est assistante-doctorante au laboratoire ALICE – EPFL.
Pierre Gerster est responsable des constructions à l’EPFL.
Agathe Mignon est assistante-doctorante au laboratoire ALICE – EPFL.
Rudi Nieveen est architecte à Lausanne et Delft.
Yann Salzmann est étudiant en architecture à l’EPF Zurich.
Camille Vallet est architecte à Lausanne.

Propos recueillis par Marc Frochaux

 

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