Où vas-tu, bri­que?

Comment se positionne l’industrie suisse de la terre cuite sur le marché très concurrentiel des matériaux de construction ? Alors que l’acier, le béton et maintenant le bois occupent le terrain, la brique et la tuile – matériaux locaux, sains et naturels – ont aussi leur carte à jouer.

Publikationsdatum
27-09-2018
Revision
02-10-2018

La maison unifamiliale et les petits immeubles locatifs restent aujourd’hui le principal débouché des producteurs suisses de terre cuite, qui semblent se satisfaire de ce segment de marché. «Les marchés publics ne sont pas notre cible prioritaire», confirme Christian Kolly1 quand on l’interroge sur le potentiel de la terre cuite dans les équipements publics. Pour autant, il concède que la filière est tributaire des fluctuations du marché du logement2, des politiques publiques de densification (moins de maisons, plus d’immeubles), des réglementations (généralisation des toits terrasses, photovoltaïque en toiture, qui limitent le recours aux tuiles). La stabilité de la situation de la filière est donc toute relative. D’un côté, le marché de l’immobilier fluctue; de l’autre, les entreprises qui ont considérablement modernisé leur outil de production et atteignent un très haut niveau de productivité se trouvent aujourd’hui en état de surcapacité par rapport à ce que le marché peut absorber.

Le standard à l’épreuve de la concurrence


Les entreprises suisses se sont très vite associées pour promouvoir leurs produits et défendre leurs intérêts au sein d’une association, l’Industrie suisse de la terre cuite, fondée en 1874. Elle regroupe aujourd’hui cinq entreprises3, soit une partie seulement des producteurs de briques et de tuiles. C’est elle qui a mis au point après la Seconde guerre mondiale le standard des briques de construction « Swissmodul», afin que chaque architecte et ingénieur puisse dimensionner ses bâtiments sur une même base4 en s’approvisionnant chez n’importe quel fabricant suisse. «Cette volonté de standardisation était louable à l’origine, explique Christian Kolly. Aujourd’hui, elle sert le client plus que les entreprises, qui deviennent remplaçables. Le standard reste cependant un avantage par rapport aux autres pays européens.» Les Swissmodul, ainsi que certaines normes, plus exigeantes en Suisse que dans le reste de l’Europe, constituent en effet un garde-fou par rapport à l’importation d’autres produits en terre cuite.

Pourtant, face à la concurrence des produits d’importation, aux évolutions de la demande et du marché de l’immobilier, aux pressions environnementales et au lobbying bien organisé d’autres filières de construction (bois, acier, béton), l’Industrie suisse de la terre cuite doit adopter une stratégie plus offensive si elle veut exploiter au mieux un outil de production ultra performant et une matière première abondante.

L’offensive Wienerberger


La dernière édition du Brick Award 2018, organisé par Wienerberger (groupe autrichien, premier briquetier mondial et premier tuilier européen5) témoigne de la stratégie marketing tous azimuts mise en place pour occuper tous les segments de marché et séduire tous les acteurs de la construction, architectes en tête.

Avec ce prix créé en 2004 et la publication qui l’accompagne6, Wienerberger entend «souligner l’exceptionnelle diversité de possibilités qu’offre la terre cuite» et «offrir aux architectes du monde entier l’opportunité de penser une architecture moderne et innovante avec des matériaux en terre cuite. Le prix a pour vocation de laisser libre court à leur inspiration, de faire partager de nouveaux concepts de design et d’explorer de nouvelles façons de mises en œuvre.» Les lauréats sont distingués par un jury d’architectes de renommée internationale7, caution de la qualité des opérations. La sélection présente une diversité de programmes: musées, bureaux, logements collectifs, laboratoires..., et une grande variété de produits, même si elle récompense essentiellement des réalisations en briques de parement (qui ne proviennent pas toutes de chez Wienerberger!), partout dans le monde. Une manière de «dérégionaliser» le matériau pour susciter une envie de briques dans des pays qui n’ont pas cette tradition constructive.

Face au mastodonte, présent en Suisse avec l’entreprise ZZ Wancor (achetée en 1999), quelle stratégie pour les entreprises nationales? Explorer de nouveaux marchés (équipements publics, bureaux, logements collectifs de grande hauteur...), développer de nouveaux produits attractifs, à la fois beaux et performants thermiquement, construire une image singulière de la brique suisse, jouer la carte en vogue du local?

Porter et isoler, le défi des briques monolithiques isolantes


La stratégie de l’Industrie suisse de la terre cuite semble s’orienter préférentiellement vers le marché des briques monolithiques. «Pour nous, le plus gros défi, c’est avant tout que la terre cuite soit reconnue comme un matériau de base de la construction moderne», dit Christian Kolly.

Pour construire un mur en briques, habituellement, on pose des briques creuses et une isolation périphérique crépie, ou deux murs de briques pleines avec une isolation et un vide d’air entre les deux. Ces couches multiples assurent chacune une fonction différente: isoler, porter, décorer. Ces systèmes sont-ils les plus rationnels, en terme de mise en œuvre, d’économie de matière, de coût, d’épaisseur des murs? Parviennent-ils à tirer parti au mieux des qualités du matériau ? 

Les exigences nouvelles en matière de confort thermique des bâtiments et d’économies d’énergie ont conduit les fabricants à imaginer des produits à la fois porteurs et isolants, mais toujours difficilement présentables. L’enjeu: faire baisser le coefficient U8 de transmission thermique tout en assurant une bonne résistance des briques à la compression, sans générer une épaisseur de mur trop importante (pour rester concurrentielles avec les façades béton ou bois).

Les nouvelles briques monolithiques développées par les fabricants européens intègrent un isolant thermique et acoustique dans leurs alvéoles (laine de verre, perlite ou aérogel, voir p. 21). Ces produits permettent d’approcher des coefficients proches ou inférieurs à 0,1 W/m2*K, tout en gagnant a priori du temps sur le chantier puisqu’il n’y a plus qu’à poser un crépi à l’extérieur et un enduit à l’intérieur. Ils sont aussi plus délicats à mettre en œuvre.

Sur ce marché, les briques monomur isolantes produites en Suisse sont en concurrence directe avec leurs équivalents européens. Toutes les grandes briqueteries ont désormais leur produit phare : Capo chez Gasser Ceramic, remplissage en laine de verre naturelle, Porotherm chez ZZ Wancor, remplissage perlite ou fibres minérales, Thermocellit-Top chez TFL, remplissage laine minérale, etc.

De la brique structurelle à la brique culturelle


Dans un pays où l’usage de la brique n’a pas marqué le paysage urbain comme en Angleterre, en Belgique ou aux Pays-Bas, ni donné lieu à un langage architectural spécifique, le développement de la brique de parement et du clinker9 ne semble pas faire partie des priorités. Si la brique a été abondamment déployée au 19e siècle, notamment dans le patrimoine industriel et ferroviaire, elle a peu été utilisée par les architectes suisses, à quelques exceptions, notables, comme Eduard Lanz à Bienne, Ernst Gisel à Zurich, puis Mario Botta à Lugano, Diener&Diener à Bâle, etc. Mais c’est un usage très académique: tous emploient consciemment la brique pour importer une manière ou un registre (industriel, expressionniste, …) dans un contexte inhabituel.

Dans le domaine de la brique de parement, peu investi par les entreprises locales, le marché européen est en plein essor, avec de plus en plus de produits, de couleurs, de textures, de tailles et de formes. Wienerberger affiche par exemple 229 références au catalogue. En Suisse, seule l’entreprise Keller produit des clinker. Gasser Ceramic valorise l’utilisation de ses tuiles en façade en proposant 37 formes et 27 couleurs et développe des produits sur mesure avec des concepteurs, comme les architectes de bunq pour l’Institution de Lavigny.

Le mur est plus que la somme de ses briques

« Nos clients auront beau être contents de nos briques, s’ils ne trouvent pas le mortier adapté, ils choisiront un autre matériau », explique Christian Kolly, qui déplore le manque de personnel compétent pour monter un mur correctement. C’est parfois là que le bât blesse. Car, quelle que soit la qualité du produit, la question de l’assemblage et de la mise en œuvre est largement aussi importante que l’élément de base lui-même. Pour les architectes, la mise en œuvre des briques, le choix des joints, le contraste des couleurs et des textures ouvrent pourtant un champ infini de possibles, comme on peut le voir dans les réalisations qui illustrent cet article. Chez Boltshauser, les briques sont posées verticalement et décalées, chez Fuhrimann Hächler, les joints en mortier apparents débordent sur la façade.

Mais au-delà de l’esthétique, dans un contexte de manque de main-d’œuvre qualifiée en maçonnerie et de pression sur les délais de chantier, l’avenir est dans les murs. «Nous nous sommes longtemps concentrés sur notre produit mais, en réalité, les clients recherchent avant tout une solution globale. Ils veulent la brique, plus le mortier, plus les linteaux, plus les appuis de dalles», explique Christian Kolly. Les industriels deviennent donc aussi des vendeurs de solutions complètes, voire préfabriquées.

Le développement du montage robotisé des murs ouvre également de nouvelles perspectives. En Suisse, Keller Systeme a par exemple développé ROBmade, une maçonnerie collée, conçue et fabriquée numériquement. Les murs sont conçus sur un logiciel de design spécifique, BrickDesign, un plugin pour Rhino 5 et 6, qui permet de générer des motifs 3D en décalant légèrement les briques, puis montés par un robot. La halle de fermentation des caves de Fläsch, dans les Grisons, des architectes Bearth & Deplazes, a constitué l’un des premiers prototypes de ce système, développé par les professeurs de l’ETH Zurich Gramazio & Kohler, en partenariat avec l’entreprise Keller.

Le regain d’intérêt actuel en Europe pour le matériau brique – en façade, en structure – accompagné autant qu’encouragé par les entreprises internationales, ouvre des potentiels prometteurs pour les fabricants de produits en terre cuite. Mais, dans un environnement de plus en plus concurrentiel, les industriels suisses seront amenés à se positionner pour promouvoir activement une culture de la brique locale auprès des acteurs de la construction, architectes, ingénieurs, investisseurs et collectivités.

 

Notes

1. Voir article précédent. Christian Kolly, directeur de TFL, Tuileries Fribourg & Lausanne AG, est membre de l’association Industrie suisse de la terre cuite. 

2. Alors que 63 000 logements ont été construits en Suisse en 1970, il n’y en avait plus que 32 000 en 2000, puis à nouveau 50 000 en 2013. Source : OFS, Mémento statistique de la Suisse 2016.

3. AGZ Tuileries SA / Tuileries Fribourg & Lausanne SA · Gasser Ceramic Keller AG Ziegeleien · Keramik Laufen AG · ZZ Wancor · Schumacher.

4. Voir la norme SIA 266 Construction en maçonnerie.

5. Présent dans 30 pays avec 197 usines qui emploient plus de 16 000 personnes à travers le monde, le groupe a réalisé un chiffre d’affaires de 3,1 milliards d’euros en 2017. 

6. Brick 18: Ausgezeichnete Internationale Ziegelarchitektur, Park Books, 2018.

7. Anne Kaestle, Duplex Architekten, Suisse ; Jonathan Sergison, Sergison Bates architects, Royaume-Uni; Marc Mimram, Marc Mimram Architecture, France ; Stephan Ferenczy, BEHF Corporate Architects, Autriche ; Vladimir Arsene, Westfourth Architecture, Roumanie.

8. Ce coefficient de transmission thermique d’une paroi (exprimé en W/m²*K) est la quantité de chaleur qui la traverse en régime permanent. Plus sa valeur est faible, plus la construction sera isolée.

9. La brique clinker est une brique rendue imperméable par une cuisson à plus haute température (entre 1200 et 1500° C). Elle est utilisée en revêtement de façade. 

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