La pierre sèche, entre utilitarisme et pittoresque
L’approche empirique de l’art de la pierre est aujourd’hui complétée par des connaissances d’ingénierie, initiées notamment par des rencontres internationales, ayant montré les similarités au-delà des régionalismes. Aperçu de la technique de la pierre sèche réalisée dans le Parc naturel régional du Doubs.
«Les murs en pierre sèche ne sont pas uniquement pittoresques. Ils sont faits de matériaux locaux, naturels, sains, intégrés au site et, vu sous l’angle du coût global et de l’analyse du cycle de vie, ces maçonneries sont économiquement pertinentes. Elles sont solides, souples, drainantes, utiles pour gérer la rareté de l’eau ou sa surabondance dévastatrice […] et contribuent au développement durable de leur territoire.» Claire Cornu est une architecte spécialiste de la construction en pierre sèche qui défend ses multiples vertus1. La technique est non industrialisable, elle met en valeur le savoir-faire du murailler et emploie une pierre locale non gélive, en l’occurrence la Dalle nacrée2 dans le massif jurassien. La matière provient de l’épierrage des champs ou de réemploi, de matériaux d’excavation issus de chantiers ou de petites carrières exploitées à proximité. Un appareillage en pierre sèche peut être réalisé avec des matériaux trouvés, sans même nécessiter de l’eau pour le liant. Sa stabilité est assurée par l’agencement des pierres et le frottement qui en résulte, ainsi que par le poids général de l’ouvrage. Un mur bien assemblé présente une bonne cohésion entre chaque pierre et une stabilité entre chaque lit. Les pierres sont calées sur au moins trois points de contact, dans l’épaisseur, dans la hauteur et dans la longueur du mur. Par ailleurs, les multiples anfractuosités qui le composent (il présente généralement 25 % de vide) forment autant de drains qui préviennent d’une rupture brutale lorsque le terrain est gorgé d’eau. Au contraire, un mur en pierre sèche annonce le danger en formant un ventre.
Les murs en pierre sèche sont clairement bénéfiques aux écosystèmes : mousses, lichens et champignons vont coloniser les ouvrages et attirer en premier lieu fourmis et araignées. En outre, la chaleur accumulée par les pierres exposées au soleil se diffuse la nuit et attire les petits animaux. Le mur, qui régule la température par son effet d’inertie, crée un microclimat qui peut être favorable aux cultures, comme cela a été démontré pour les vignes cultivées en terrasses3. Les papillons et les abeilles, mais aussi les reptiles et les amphibiens, les campagnols et les chauves-souris peuvent être séduits par cet habitat anthropique. D’autre part, celui-ci leur permet de se déplacer sans se faire remarquer par d’éventuels prédateurs. La pierre sèche joue ainsi un rôle de corridor écologique4.
Les Franches-Montagnes et la région du Doubs possèdent le même sous-sol calcaire issu du Jurassique qui le rend perméable à l’eau de pluie. Ainsi, il n’existe que quelques rivières en surface, avec un débit très inconstant, et la pénurie d’eau constitue un problème majeur. C’est pour cette raison que de nombreuses fermes du Haut-Jura récoltaient l’eau de pluie, ainsi que l’eau issue de la fonte des neiges sur leurs vastes toits. Des chéneaux en bois guidaient l’eau à stocker vers une citerne réalisée en pierre sèche, à moitié enterrée au pied de l’habitation. Il en résultait une image unifiée avec les nombreux murs en pierre nue5 qui bordaient les pâturages boisés. Ces murs, reconnus comme une composante essentielle des paysages du Parc du Doubs, réserve de biodiversité d’importance nationale, sont menacés par l’électrification des clôtures et la mécanisation de l’agriculture.
Citernes en pierre sèche
Perché sur la montagne à 878 m d’altitude, le village jurassien d’Epiquerez est enclos dans un méandre du Doubs et surplombe la rivière qui sinue au fond de la vallée, 450 m plus bas. Autonome, le village a longtemps été alimenté par des citernes en pierre sèche recueillant l’eau de pluie. Les habitant·es y puisaient l’eau grâce à des seaux, tandis que les bovins s’abreuvaient aux fontaines disposées à leurs abords. Grâce au Syndicat des eaux du Clos du Doubs, les habitant·es d’Epiquerez ont profité de l’eau courante à domicile en 1965 seulement. Jugées superflues, certaines citernes ont alors disparu, tandis que d’autres tombaient en ruine, faute d’entretien. En 2015, une association se constitue6 pour pérenniser un patrimoine unique, lui offrir une reconnaissance scientifique et attirer l’attention des randonneur·euses, toujours plus nombreux·euses à s’aventurer dans ces territoires bucoliques.
L’association a dénombré neuf citernes dans le village, dont certaines s’étaient mises à ressembler à des tas de cailloux épars. Sur le plan cadastral de 1854, les emplacements de 16 citernes ont été identifiés, symbolisées par des cercles. Celles qui étaient au pied des fermes ont disparu, probablement supprimées pour mieux manœuvrer les grosses machines employées désormais dans l’agriculture. Si les citernes sont de même typologie, aucune n’est complètement semblable à l’autre. Elles sont de base circulaire, sauf une, située un peu l’écart du village et dont le plan rectangulaire pourrait témoigner d’une fonction particulière. D’un diamètre d’environ 4 m, une citerne circulaire peut contenir entre 20 et 28 m3 d’eau. Elle est creusée dans une couche argileuse, puis consolidée par un appareillage réalisé sans liant. L’ouvrage est couvert d’une magnifique voûte en encorbellement, fermée au sommet par une plus grande pierre. Ce travail précis et minutieux a été restauré par Urs Lippert, un murailler reconnu pour sa dextérité. Il s’est adapté à la technique visible pour remonter les parties d’ouvrage écroulées. Au-dessus de la voûte, une couche de terre végétale crée un tampon thermique face aux chaleurs estivales et au gel. Les citernes semi-enterrées conservent dès lors une eau fraîche tout en évitant son évaporation. Elles la soustraient de la lumière, qui favoriserait l’apparition d’algues et de bactéries. Une petite porte latérale en bois permet de puiser l’eau. Le trop-plein était canalisé par un tronc de bois évidé qui menait l’eau vers une fontaine, voire vers l’abreuvoir installé dans la ferme en contrebas. La couche argileuse dans laquelle elles ont été creusées est épaisse de 2-3 m. Elle collecte les eaux pluviales qui s’infiltrent à sa surface et s’écoulent dans la pente. Selon le géologue Michel Guélat, les citernes sont implantées en périphérie de l’aire de captage, autrement dit aux limites d’un terrain de 4 ha où affleurent les Marnes calloviennes, ce qui laisse libres les écoulements à la surface et au sein des marnes. Aujourd’hui, l’aire de captage (impluvium) des citernes n’est pas protégée. Les produits phytosanitaires employés dans l’agriculture se retrouvent dans l’eau et elle est impropre à la consommation.
De la pierre sèche pour lutter contre la sécheresse ? La réponse n’était à priori pas évidente à saisir. Mais d’autres applications pourraient voir le jour, notamment en ville où les effets de la canicule pourraient être modulés par des murs en pierre sèche, plus aptes à retenir l’humidité que des surfaces uniformes en béton.
Pour continuer à creuser le sujet, une projection-conférence est organisée au forum d’architectures à Lausanne, dans le cadre du festival Écrans Urbains, le 23 février 2024.
Notes
- Claire Cornu est chargée de développement territorial à la Chambre des métiers et de l’artisanat du Vaucluse. Elle est administratrice de la Société scientifique internationale pour l’étude pluridisciplinaire de la pierre sèche (SPS) et de Maisons paysannes de France (MPF), membre d’Icomos et Itla (International terraced landscapes alliance), cofondatrice de la Fédération française des professionnels de la pierre sèche (FFPPS) et experte auprès de la Convention européenne du paysage. Elle a publié plusieurs ouvrages sur le sujet. Voir par exemple Fiche 2. Ruissellement, Fédération française des professionnels de la pierre sèche, 2017
- Calcaires en dalles généralement minces, auxquels de nombreux fragments de fossiles d’échinodermes donnent un aspect nacré ou miroitant. Âge : Jurassique moyen.
- Turiel Antonio, Parvey François, Sauvegarde des murs en pierres sèches et du vignoble en terrasses valaisan, Service de l’agriculture de l’État du Valais, 2001
- Claire Cornu, « La pierre sèche dans le paysage, ancestrale et innovante pour des territoires durables », rapport pour la 10e conférence de l’Europe sur la Convention européenne du paysage. Strasbourg, 2019
- Une pierre nue est une pierre non façonnée.
- L’association pour la préservation des citernes d’Epiquerez, fondée en 2015, livrait quatre citernes rénovées en 2018, après une campagne de levée de fonds couronnée de succès.
Restauration des citernes d’Epiquerez (JU)
- Maître d’ouvrage : Association pour la préservation des citernes d’Epiquerez
- Maçonnerie de pierre sèche : Stoneworks Lippert, Evilard
- Analyse géologique : Bureau Sediqua, Delémont