Cy­cle Ter­re, la ter­re crue en cœur de vil­le

La fabrique Cycle Terre de Sevran en région parisienne a ouvert ses portes en novembre 2021. C’est la première fois que l’Union européenne finance un projet qui tend à transformer des terres d’excavation – trop souvent considérées comme un rebut de chantier – en matériaux de construction. Un modèle réplicable dans n’importe quelle grande ville, qui pourrait servir d’exemple.

Data di pubblicazione
06-10-2022
Alia Bengana
Architecte DPLG, enseignante au laboratoire ALICE de l’EPFL et à l’HEIA-FR

Les 24 et 25 juin 2022 s’est tenue la 8e édition des assises françaises de la terre crue1 avec pour thème «la fabrication de matériaux». Cette édition prend une échelle européenne avec une présence suisse (Terrabloc et Oxara2), belge (BC Architects) ou encore espagnole avec l’Institute for Advanced Architecture of Catalonia (IAAC) de Barcelone. Surtout, elle prenait place à Sevran, en région parisienne, où a été inaugurée en automne 2021 une première fabrique de matériaux de construction constitués à partir de terres de déblais, en l’occurrence celles du Grand Paris. Ceci représente une avancée majeure pour la filière, en France et en Europe, qui semblait un rêve très lointain il y a encore quelques années. La fabrique recyclera jusqu’à 10 000 t de terre excavée annuellement pour fabriquer 600 000 briques de terre comprimées (BTC), des mortiers et des enduits. Le carnet de commande de l’entreprise se remplit à une vive allure.

Genèse d’un projet ambitieux

Le projet est né grâce aux intérêts convergents de plusieurs acteurs passionnés. Tout a commencé en 2016 avec l’exposition «Terres de Paris. De la matière au matériaux» au Pavillon de l’Arsenal, initiée par les architectes Joly & Loiret avec le commissariat scientifique du laboratoire CRATerre3 et du centre de recherche amacò4. Cette exposition avait pour but de montrer aux professionnels comme au grand public que les sols parisiens regorgent de terre à bâtir, et qu’il était possible de produire des matériaux bas-carbone et pérennes. Elle était l’occasion d’alerter l’opinion publique sur les quantités phénoménales de déchets inertes qu’allaient produire les chantiers franciliens en cours, cumulés à ceux du Grand Paris Express, le réseau de transports qui entoure la capitale. La quantité estimée donne le vertige: 400 à 500 millions de tonnes excavées de 2015 à 2030, soit une pyramide deux fois plus haute que la tour Eiffel! La matière première ne doit donc pas nécessairement provenir d’un gisement, elle pourra être récupérée dans des zones de stockage de déchets inertes ou directement sur des chantiers.

L’année suivante, les architectes Joly & Loiret, associés à Lipsky & Rollet et Wang Shu, remportent l’appel à projet lancé par la mairie de Paris «Réinventer la Seine» avec le projet «Manufacture sur Seine», une opération de 60 000 m2 qui fait la part belle aux matériaux à base de terre crue. Or il n’y a aucune filière francilienne capable d’alimenter un tel chantier, ni de référentiel technique, et encore moins d’entreprises compétentes. Le projet est porté par Quartus, un tout jeune promoteur, qui ambitionne de s’investir sur des projets innovants et engagés dans l’économie circulaire. Cette victoire conforte l’équipe de maîtrise d’œuvre et le promoteur dans la nécessité de s’impliquer dans la création d’une filière. Mais il manque encore le financement. Or une opportunité tombe à point nommé: l’appel à projet 2017 du Fonds européen de développement régional (FEDER) Urban Innovative action, qui met à disposition 4,9 millions d’euros de subvention pour un projet innovant. Le bureau d’étude technique Antea Group propose à Grand Paris Aménagement5 (GPA) d’y soumettre un projet de valorisation de terres d’excavations inspiré par l’exposition du Pavillon de l’Arsenal. L’équipe6 se monte rapidement, elle réunit des acteurs autant publics que privés autour de GPA, Antea group, les architectes Joly & Loiret et, enfin, la Ville de Sevran. Ensemble, ils proposent de recycler les terres de déblais du Grand Paris en cœur de ville. L’équipe s’enrichit de huit autres partenaires, dont le promoteur Quartus ainsi que le laboratoire CRAterre et amacò, et remporte l’appel à projet en septembre 2017 avec «Cycle Terre». La condition imposée est que le projet émerge en trois ans.

Le groupe de travail définit très rapidement les objectifs de Cycle Terre autour de trois grands axes grâce aux compétences conjuguées des 13 acteurs partenaires et à une analyse fine du marché:

  • produire des matériaux de construction exclusivement à partir de terres d’excavation issues des chantiers du Grand Paris;
  • créer un cadre réglementaire qui facilite la mise en œuvre de produits non normés, soit des Appréciations techniques d’expérimentation (ATEX)7 et des Fiches de déclaration environnementale et sanitaire (FDES)8;
  • former des artisans en réinsertion professionnelle pour intégrer, dans un premier temps, le personnel de la fabrique puis d’autres entreprises de construction et sensibiliser les acteurs du bâtiment, architectes, ingénieurs, bureaux d’études, maîtres d’ouvrages publics et privés aux matériaux de construction à base de terre crue au travers de formations et de visites.

Un montage atypique

Le projet a connu quelques rebondissements et a risqué à plusieurs reprises de ne pas tenir le délai imposé par l’Union européenne. Dans le montage initial, la mairie de Sevran aurait dû être le maître d’ouvrage, car elle est également propriétaire du foncier, mais pour des raisons de risque juridique et financier, elle a préféré céder cette place au promoteur Quartus, qui a fourni le montant complémentaire nécessaire à la mise en route du projet et à l’achat des machines. C’est du jamais vu dans le monde très conservateur de la promotion immobilière: Quartus a joué le rôle d’une banque publique d’investissement en acceptant de rentrer dans ses frais dans dix ans. «On a voulu montrer que l’on pouvait exercer ce métier différemment, en intégrant le risque dans notre pratique, en finançant sans être sûr d’un retour rapide sur investissement. Nous sommes entrés dans le monde des matériaux, pour montrer que l’on pouvait changer de mode de faire», clame Ludovic Boespflug, directeur général délégué de Quartus immobilier.

La fabrique, budgétée à 6,1 millions d’euros dont 2,5 pour la construction du bâtiment, a été conçue par les architectes Joly & Loiret. Elle a ouvert ses portes en novembre 2021, soit huit mois après la date limite imposée par l’Union européenne, et ceci grâce à un délai supplémentaire octroyé en raison de la crise du Covid-19. «Les 80 % de subvention publique de l’Europe nous ont permis le luxe de lancer une activité de production en l’absence de marché. Une banque n’aurait jamais accepté ça», explique Silvia Devescovi, cheffe de projet Cycle Terre à la ville de Sevran. La fabrique est devenue une société coopérative d’intérêt collectif. Ses deux premières années sont évidemment difficiles, en l’absence de marché: l’outil de production est surdimensionné. Mais le nombre de sollicitations et de pré-commandes laisse prévoir une forte progression dès le second semestre 2023 et encore plus à partir de 2024, époque à laquelle les projets à l’étude aujourd’hui devraient passer en phase opérationnelle. Avec la mise en place en France, en janvier 2022, de la Règlementation environnementale RE2020, tous les nouveaux permis de construire doivent désormais fournir un écobilan afin d’être amendés. Cette nouvelle donne impose de repenser les matériaux traditionnels et de leur substituer en partie des matériaux qui stockent le carbone ou en émettent peu, ce qui est le cas de la terre crue. Cycle Terre a déjà commencé à stimuler la filière de la terre crue en Île-de-France, et la réglementation a servi d’accélérateur. Les collectivités locales, tout comme les promoteurs les plus conservateurs, viennent désormais visiter la fabrique, et de nombreux projets en cours de conception sur le territoire français intègrent des briques de terre crue.

Le fonctionnement de la fabrique

Afin de lancer la production de BTC, d’enduits et de mortier, le laboratoire CRAterre, le bureau d’étude Antea et le centre de recherche amacò ont préalablement identifié une couche géologique, le limon de plateau fortement présent sur le territoire de l’Île-de-France et tout particulièrement à proximité de Sevran. La décision, contraignante, de n’exploiter qu’une seule couche géologique a été imposée par le Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB) qui a délivré les ATEX. Ces certifications garantissent l’assurabilité des ouvrages, et rassurent les potentiels acquéreurs sur la mise en œuvre des BTC. L’un des partenaires de Cycle Terre, le groupe ECT, est chargé de sourcer les terres d’excavation potentiellement utilisables par la fabrique. Après avoir vérifié la qualité de la terre directement sur un chantier, il la détourne vers un centre de stockage temporaire où celle-ci sera séchée puis broyée pour être ensuite valorisée. La fabrique achète donc la terre à ECT, et non pas à un terrassier. Cette étape intermédiaire avait été sous-évaluée en phase projet, et augmente le coût de la tonne de terre séchée de 100 %, soit 60 €/t au lieu des 30 € estimés.

Les BTC sont donc vendues 1.58 € HT la brique de 31,5 × 15 × 9,5 cm. Cela représente 160 à 200 € par m² de mur fourni posé – ce qui demeure moins onéreux au m² que le prix d’un mur en briques de terre cuite pleine. Le choix de Cycle Terre a été de proposer à la vente principalement des briques non stabilisées, c’est-à-dire sans ajout de 3 à 6 % de ciment, et de ne préconiser les briques stabilisées que pour les premières rangées de murs et les encadrements de portes plus sollicités. Pour le moment, les certifications des produits se concentrent sur des mises en œuvre en remplissage ou en cloison, surtout en intérieur. Certains maîtres d’œuvre commencent également à solliciter Cycle Terre pour des briques de façade, mais devront alors demander de nouvelles ATEX auprès du Centre scientifique et technique du bâtiment qui ne les a pas encore approuvées pour cet usage. Dans un avenir proche, Cycle Terre entend mettre en place une nouvelle ligne industrielle de terre extrudée pour produire des plaques de terre fibrée, qui pourront concurrencer sur le marché le placoplâtre ou les plaques de plâtre fibré. Le prix sera plus élevé certes, mais le bilan environnemental, la gestion de l’hygrométrie, de l’acoustique et la recyclabilité meilleures que les produits concurrents, prévoit Cycle Terre.

Un projet à répliquer

«L’enjeu est de dépasser le stade de l’opération pilote et de contribuer à pérenniser la place de la terre crue dans l’architecture contemporaine, en favorisant la formation des futurs professionnels, en contribuant à la recherche sur les matériaux et en facilitant la réplication du projet pour que d’autres sites de production naissent en Île-de-France et ailleurs», explique Silvia Devescovi. Sur son site internet, Cycle Terre met à disposition un guide à la réplication pour toute collectivité ambitionnant d’aider à la création d’un pôle local de transformation de terre d’excavation en matériaux et met l’accent sur la dimension sociale d’un tel projet, par-delà sa valeur écologique. Les architectes de BC architects, à Bruxelles, se sont appuyés sur cette initiative pour trouver les financements nécessaires à leur projet Terres de Bruxelles qui propose à la vente des matériaux de construction. Certes, la Suisse ne peut pas bénéficier de fonds européens, mais le montage d’un projet comme celui-ci ne serait-il pas adaptable à une ville comme Genève, ou même Zurich, qui ne savent que faire de leurs terres excavées?

Notes

 

1 Les rencontres organisées par l’AS Terre, association française des professionnels de la terre crue, ont l’ambition de réunir les professionnels qui œuvrent pour la reconnaissance du savoir-faire et de l’architecture en terre crue, en proposant un moment d’échanges, d’explorations de pistes prometteuses ou en permettant de poser des questions techniques et stratégiques pour le développement de la filière.

 

2 Start-up zurichoise qui a mis au point le cleancrete, un béton de terre coulée sans ciment.

 

3 Centre international de la construction en terre basé au sein de l’école d’architecture de Grenoble, qui œuvre à la reconnaissance du matériau terre depuis 1979.

 

4 amacò est un centre de recherche situé à proximité de Lyon, destiné à tous les professionnels du bâtiment, qui propose : conseil, formulation de matériaux, formations, réalisations pour construire avec des matériaux géosourcés et biosourcés.

 

5 GPA est un établissement public à caractère industriel et commercial qui œuvre dans quatre métiers : études et montage d’opérations, ingénierie foncière et immobilière, aménagement, constructions publiques.

 

6 Liste des partenaires: Ville de Sevran, Grand Paris Aménagement (GPA), bureau d’études techniques Antea Group, Joly & Loiret architectes, Quartus promoteur, centre de recherche amacò, laboratoire CRAterre-ENSAG, le Labex AE & CC-ENSAG, l’université Gustave Eiffel (IFFSTAR), le laboratoire CERI de Science Po, l’association Compétence emploi, la Société du Grand Paris, la société de valorisation de terres ECT.

 

7 Appréciation technique d’expérimentation (ATEX) est une procédure rapide d’évaluation technique formulée par un groupe d’experts sur tout produit ou procédé innovant non normé.

 

8 Carte d’identité environnementale des produits, basée sur les résultats de leur Analyse du cycle de vie (ACV), dans la perspective du calcul de la performance environnementale du bâtiment.

 

9 bcmaterials.org

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