La présence du passé
Dans les hauts de Locarno, au sein de la spéculation immobilière qui frappe depuis de longues années le versant sud du Tessin, deux transformations réalisées par Bartke Pedrazzini Architetti confèrent au passé une présence inattendue, esthétique et politique.
La Via delle Vigne à Minusio dessine une courbe de niveau. Cette rue se déploie parallèlement à la pente, mais aussi à la rive du Lac Majeur, situé en contrebas. La Via delle Vigne raconte une histoire. La longer, c’est plonger dans le récit du Tessin des quatre-cinq dernières décennies : pour qui sait le lire. C’est une histoire qui appartient au genre littéraire absurde ; une histoire dont les différentes parties ne vont pas ensemble. Les moments d’une laideur béante succèdent aux passages bucoliques, immédiatement contrecarrées par le staccato du conventionnel et du prétendu « ça se vendra comme des petits pains».
Autre absurdité, historiquement parlant: ce qui appartenait à l’époque à ce lieu n’a aujourd’hui plus aucune raison d’être. Les décennies passées et l’énorme quantité de cubes de briques crépis et peints d’un blanc crème banal, de béton apparent ou non, de baies vitrées et de garde-corps en verre, de places de stationnement, de portails de garage et d’entrées de parkings souterrains sont parvenus à chasser ce qui a existé ici à l’origine. À l’image des vignobles bordant la rue et lui ayant donné son nom – qui sont aujourd’hui réduits à quelques rangées de vignes éparses –, les bâtisses restantes en pierre et au crépi gris et rugueux semblent perdues et étrangères au contexte actuel ; et ceci malgré les murs en granit, les palmiers, les ruisseaux gazouillants et les sentiers pédestres, témoins de ce lieu bien connu et populaire à l’époque.
Un pli étonnant
Dans ce contexte, l’intervention de Bartke Pedrazzini constitue une relecture de cette narration. Elle convainc par sa capacité à replacer l’histoire éclipsée dans un nouveau temps présent, sans pour autant tomber dans la nostalgie. En 2018, un mandat – relativement simple au départ – a été confié aux architectes: assainir une maison résidentielle discrète à la Via delle Vigne, afin d’améliorer son efficacité énergétique. Le relevé de la bâtisse révélait l’origine du pli étonnant présent sur la façade côté rue: historiquement, la partie droite de la maison avait été construite en maçonnerie en moellons d’une épaisseur de mur allant jusqu’à 80 cm, tout comme le rustico jouxtant la même rue et faisant partie de la propriété. Sa façade aux pierres apparentes et son toit à pignon couvert de plaques de pierre trahissait son âge.
Cette découverte historique ainsi que l’épuisement des droits à bâtir – une maison en terrasse avait été construite sur la pente à l’arrière, empêchant toute nouvelle construction sur la parcelle – ont donné lieu à une transformation radicale non seulement de la maison d’habitation mais aussi du rustico. Le côté gauche de la maison, ajouté par la suite, a été démoli, la construction réduite à son ancien noyau en pierre, l’intérieur complètement évidé. Toutefois, l’approche choisie pour l’étable voisine démontre qu’il n’a jamais été question de revenir en arrière dans le temps. D’une façon étonnamment drastique, son toit à pignon et son annexe en forme de coursive romantique ont été supprimés. Ainsi, deux parallélépipèdes construits en maçonnerie en moellons composaient la nouvelle situation. Tant du point de vue physique que du droit de la construction, cette démarche offrait la possibilité de réaliser une extension équivalente au volume démoli.
Le sens du passé et le goût du nouveau
Le résultat témoigne d’une grande sensibilité vis-à-vis de la construction en pierre existante, conjuguée à une méthode qui n’a pas peur d’une intervention totale. Les façades en pierres ont été complètement dénudées, les ouvertures existantes repérées avec une minutie quasi archéologique –plaisir fou de ceux qui dévoilent les aléas formels du temps passé. Cette approche confère à la façade est de la maison d’habitation, portant aujourd’hui le nom de «Ca’ del Tero», une énergie qu’aucun autre projet n’aurait été capable de lui insuffler. Les cadres de ces innombrables fenêtres de tailles et de formes variées ont été exécutés en béton. Leurs embrasures, elles aussi ceintes de béton, consolident l’ensemble de la construction, qui avait été fragilisée au cours du chantier. La façade ouest, ayant servi de cloison pendant des décennies, présentait quant à elle un état plus dégradé. Par conséquent, des pans de mur entiers ont été remplacés par du béton apparent. Un bandeau en béton, tel une frise colossale faisant office de couronnement de la maison d’habitation, assure la cohésion formelle de cet assemblage délibérément hétéroclite.
Les volumes dégagés grâce à la démolition ont été redistribués sous forme d’extensions, disposées perpendiculairement au bâtiment existant. Ainsi résultent deux cours intérieures délimitées par deux volumes en forme de L, des espaces à ciel ouvert bordés de nouveaux murs côté rue. En partie, ceux-ci sont composés de pierres issues des travaux de démolition, disponibles en grande quantité. Ces pierres ont également été réutilisées pour le pavage, y compris d’une partie de la parcelle donnant sur la rue et qui semble faire partie de l’espace public. Les pierres ont été posées l’une contre l’autre, comme s'il s'agissait d'un mur renversé. À juste titre, les ouvriers l'appelaient « parete buttata (paroi projetée) ». La volonté de chercher des solutions inhabituelles se traduit par la réutilisation non seulement des pierres mais aussi de l’installation photovoltaïque et de la pergola du jardin, déjà sur place.
Face à cette intervention convaincante tant au niveau du concept que de l’esthétique, l’assainissement énergétique du bâtiment existant pourrait sembler n’être plus qu’une tâche accessoire, un fragment du mandat de base. Pourtant, elle détermine incontestablement l'œuvre architecturale. La décision de faire réapparaitre la façade en pierre demandait la pose de la couche d’isolation à l’intérieur. Ainsi, tous les murs ont été habillés de panneaux isolants minéraux composés de calcaire et de sable et recouverts d’un enduit minéral, rendant superflu la pose d’un pare-vapeur. L’isolation intérieure impliquait la mise en œuvre de contre-fenêtres, les embrasures plus profondes modifiant l’expression de la façade. Ce faisant, les bâtiments gagnent en puissance et en autonomie.
Érafler les garde-corps en verre
Derrière les anciens murs extérieurs, des appartements ont vu le jour, présentant un plan pourvu de quelques cloisons fines seulement. Par moments, celles-ci permettent de circuler autour du noyau central formé par la cuisine et la salle de bain. Ailleurs, les parois créent des espaces étroits et tout en longueur, qui accentuent subtilement les espaces de vie attenants qui se déploient de façade à façade. Ceux-ci s’ouvrent ponctuellement sur des double-hauteurs, libérant ainsi, à l’intérieur de volumes pourtant étroits, des espaces d’une générosité inattendue.
En utilisant la pierre et en l’associant au béton apparent, le bureau Bartke Pedrazzini parvient à créer une architecture qui, par sa puissante nouvelle présence, rend au lieu son histoire. D’une manière révélatrice et particulièrement séduisante, cette « presenza del passato (présence du passé) » se manifeste aux endroits où la pierre frôle le béton et surtout où la pierre brute semble érafler les garde-corps en verre de ses voisins, objets de la spéculation immobilière. Oser confronter la pierre au verre devient ici un acte courageux, synonyme d’une critique architecturale construite. Mais si le projet est, par sa matérialité, une critique politique et publique, il s’aligne par son exploitation – une maison résidentielle – au peu d’ambition sociale des bâtiments voisins.
Maître d'ouvrage
privé
Architecture
Bartke Pedrazzini Architetti, Locarno
Ingénierie
De Giorgi, Muralto
Maître d'œuvre
Verzeroli Elia e figli, Ronco
Travaux de menuiserie
Alfa Pro, Riazzino
Fenêtres et portes en aluminium
Maturi e Sampietro, Mezzovico
Fenêtres et portes en bois
Scerpella, Giubiasco