Le bé­ton ap­pa­rent dans la cul­tu­re suis­se

Le béton est un matériau mouvant, comme l’a été sa réception ­critique au cours du 20e siècle. En Suisse, son image oscille au travers des décennies, mais reste toujours attachée à un souci de précision et d’« authenticité », dont l’architecture fait une de ses caractéristiques. L’auteure de cet article compare la réception internationale aux propos des architectes qui s’emparent du béton apparent, déconstruisant une historiographie parfois imprécise.

Data di pubblicazione
10-11-2020

Le béton apparent est peut-être l’un des traits les plus distinctifs de la culture architecturale suisse. Pour comprendre la portée conceptuelle de cette technique, il faut remonter aux années 1940 lorsque l’influence dominante de la culture fonctionnaliste contamine la perception du matériau. L’association entre un «usage approprié du matériau» et la recherche d’une «exécution minutieuse» s’érige, dans l’après-guerre, en paradigme crucial pour la réception critique du béton apparent; laquelle restera associée à l’image de perfection technique dont le matériau était devenu l’expression1.

Cette réaction culturelle, assimilable à «un sens particulier de la précision, de l’économie, de l’hygiène et de la simplicité démocratique» que Max Bill attribue à l’architecture suisse entre les années 1920 et 19402, innerve l’appréciation du béton et trouve sa validation dans la situation géographique particulière d’un territoire à structurer. C’est la tradition de l’ingénierie infrastructurelle, saluée par des architectes de renom comme Louis I. Kahn3 et des critiques comme Everard Kidder Smith4, qui crée les prémices d’une identité suisse pionnière dans l’usage du béton armé. Les barrages colossaux, dans le Wäggital et en Valais, les ponts de Robert Maillart aux formes avant-gardistes ou la grande voûte du marché couvert de Vevey [Ill. p. 16] redeviennent d’actualité sur la scène internationale dans les années 1950; ils révèlent comment l’économie du matériau et une recherche structurelle soignée tendent vers une architecture capable de traduire «en des termes rationnels ce matériau structurel controversé – le béton armé»5.

La malléabilité du béton armé, exemplifiée par les structures de Maillart (au point d’être montrées dans des expositions désormais célèbres comme «Die Gute Form» organisée par Bill en 1949), devient une référence primordiale pour la culture architecturale suisse. Dans les expérimentations structurelles que Maillart conçoit à partir de modèles physiques, Bill voit le summum de la recherche d’une synthèse avant tout culturelle entre «l’intensité de l’expression technique» et une vision esthétique6, au nom de la «belle fluidité» que Maillart avait lui-même considérée en tant qu’expression de l’économie de la construction.7

Pace qu’il permet de lier entre eux les éléments structurels, le béton affiche aux yeux des observateurs de l’époque une sorte d’élan vital qui, au cours des années 1950 – une décennie recentrée sur les questions humanistes –, prend une signification particulière. Sigfried Giedion l’évoque ainsi: «Entre les mains de Robert Maillart, le béton armé a perdu sa rigidité et est pratiquement devenu un squelette organique, où chaque particule palpite de vie.»8

Le destin de Maillart est toutefois associé à une perception déformée du béton. Il fut contraint, selon Giedion, de réaliser ses visions dans des vallées isolées ou de couvrir ses structures avec des plaques de granit, à cause de leurs «extrême légèreté et élégance», apparemment incompatibles avec une certaine image de la stabilité.

Malgré les tentatives de dépasser l’abstraction du Neues Bauen, le béton continue, au début des années 1950, à être rendu «socialement acceptable», mais camouflé sous des couches d’enduit ou d’autres matériaux en raison de ce qu’Alfred Roth nomme la «peur de la surface», ou la surface entendue comme matériau apparent.9 Mais au cours du long processus qui amène à renoncer au revêtement, ce n’est pas l’expressivité artistique du matériau que l’on recherche, mais plutôt une nature contrôlée et minutieuse. «Y a-t-il quelque chose de plus puissant et de plus beau qu’une surface précise, claire et bien proportionnée?», se demande Roth en 1951, aspirant à une «beauté de la construction rationnelle», proche, à nouveau, de la pensée de Maillart.

Béton «authentique»

En 1952, alors que les deux grands barrages suisses de Mauvoisin et de la Grande Dixence sont en chantier [Ill. p. 16], un comité de la SIA visite les grandes opérations infrastructurelles des États-Unis, celles-là mêmes qui avaient incité Le Corbusier à adhérer sans compromis à la technique du béton brut.10 Les grandes coulées de béton sont admirées pour l’audace de leur impact esthétique, de leur monumentalité et pour le soin et la précision de la mise en œuvre, «très soignée et lisse»11. L’usage du béton apparent dans la construction des barrages contribue à rendre le matériau synonyme du progrès de l’ingénierie et de la technique suisses. Pour Max Frisch, ils sont d’ailleurs les seuls ouvrages capables de juguler, grâce à leur monumentalité, une certaine nostalgie qui rendrait sinon la culture architecturale suisse «seriös, sehr seriös», coincée dans son obsession des détails.12

Un renouvellement profond de l’architecture suisse s’opère donc au moment même où Le Corbusier réalise ses œuvres les plus importantes d’après-guerre, capables de soulever des questions essentielles sur l’implication du béton, à la fois sur les développements de la forme et de la structure et sur sa mise en œuvre.

Les perplexités exprimées par les architectes et les critiques suisses sont rapportées dans l’Œuvre Complète, dans laquelle Le Corbusier accuse ses concitoyens de ne pas être capables d’accepter la manifestation pure et brutale du matériau: «Combien de visiteurs (en particulier les Suisses, les Néerlandais et les Suédois) m’ont dit : ‹Votre maison est belle, mais comme c’est mal exécuté›».13

Si l’Unité d’habitation est appréciée en Suisse comme un nouveau modèle d’habitat sur les plans social et urbain14, l’acceptation de sa matérialité est freinée par la recherche d’une perfection obsessionnelle, comme le reconnaît l’éditeur suisse Hans Girsberger: «Les Suisses aiment trop une exécution méticuleuse et soignée pour ignorer certains défauts et pouvoir mesurer la ‹beauté du béton brut› telle que la conçoit Corbusier.»15

Même lorsque, vers la fin des années 1950, le béton brut s’affiche comme une technique à succès, considérée désormais comme la «griffe» de Le Corbusier16, sa conception apparaît encore asservie au mythe fonctionnaliste du Neues Bauen. Dans le siège administratif de la Mutuelle Vaudoise à Lausanne [Ill. p. 17], réalisé par Jean Tschumi, la «noblesse» du béton brut devient explicite dans la précision de l’exécution des angles vifs et dans la composition soignée, qui le rend semblable à la pierre calcaire.17

La tendance à voir avec le béton brut les signes d’une mise en œuvre «unique» et les valeurs d’une technique «noble»18, aspirant à une forme de perfection, évolue vers une attitude différente, qui pousse les facteurs constructifs et logiques à l’excès. L’association entre la composante « rationnelle » décrite par Roth et la vision corbuséenne engendre une nouvelle forme de béton brut dérivée de la tension entre l’économie du chantier et une perfection capable de tolérer une certaine rudesse.

Le béton brut subordonné à une logique pragmatique s’affiche dans les projets de l’Atelier 5 et en particulier à Flamatt 1 et dans la Siedlung Halen, qui témoignent de la naissance d’une nouvelle sensibilité dépassant le perfectionnisme et le détail mesuré.19 Cependant, l’acceptation d’un certain niveau d’imperfection dans le traitement du béton s’est affranchie des déclinaisons conceptuelles des expérimentations de Le Corbusier sur les effets « imprévu » et «inattendu». Au contraire, le béton brut devient un instrument pour explorer les composantes humanistes, exprimées dans une surface caractérisée par des proportions « judicieuses », enfin dénuée des revêtements «coûteux», pour révéler la « noblesse » de ce matériau. Ou, pour citer Dolf Schnebli au sujet des œuvres de Le Corbusier à Chandigarh [Ill. ci-dessus] : «En contemplant les constructions de Le Corbusier, on se rend compte à quel point le béton perd de sa vigueur d’expression quand on le recouvre de toutes espèces de revêtements coûteux, comme c’est le cas pour la plupart des constructions en Suisse.»20 L’acceptation «rationnelle» du béton évolue ainsi du concept lié à la surface encore abstraite de Roth vers une incitation pour une nouvelle économie du chantier. «Il serait aussi absurde, poursuit Schnebli, de critiquer les imperfections du béton de ces constructions que de s’étonner des inégalités de surface d’une maçonnerie en moellons bruts.»

Les concepts que Le Corbusier avait associés à la capacité du béton à devenir la manifestation d’une gestuelle parfois maladroite et crue, qui sublime les défauts intrinsèques de la «noblesse» du béton brut, sont transformés par la culture helvétique en une mise en œuvre tournée vers une simplicité économique et expressive. Le béton brut devient ainsi l’expression d’une forme extrême de construction. C’est le cas par exemple de la Villa Meier à Cologny de Georges Brera [Ill. p. 17], où la technique « authentique » du béton brut sous-tend une transcription graphique des comportements structurels différente entre les murs porteurs et les murs non porteurs.21

Béton idéologique vs. béton pragmatique

La volonté des critiques suisses de ne pas attribuer à la ­perception du béton des valeurs présentes dans le discours contemporain se reflète dans un silence éclatant au sujet de la définition du New Brutalism, qui n’apparaît qu’occasionnellement pour confirmer la distance par rapport au débat intellectuel et le rejet complet des étiquettes.

Toutefois, dans le célèbre livre paru en 1966 The New Brutalism. Ethic or aesthetic, le critique anglais Reyner Banham identifie un des noyaux du «Brutalist Style» dans la «Swiss School», qui trouverait son épicentre dans les œuvres de Schnebli, Förderer, Otto, Zwimpfer, et de l’Atelier 5. La «Swiss School» finirait par représenter, selon Banham, des excès stylistiques qui vont du «maniérisme» de la Haus in Rothrist et de l’usine à Thoune (toutes deux de l’Atelier 5), à l’«approche éclectique et historique» de Schnebli, jusqu’à un «extrémisme» reconnu dans l’école à Aesch de Förderer, Otto et Zwimpfer, coupables de réduire l’architecture à un jeu de formes sculpturales.22

L’apogée du « Brutalist Style » se formalise ainsi dans l’« habitat » de la Siedlung Halen à Berne qui illustre la manière dont la synthèse d’impulsions éthiques peut revivre à travers l’esthétique «brute» et « héroïque » du béton apparent. L’image de la Siedlung Halen s’élevant au-dessus des arbres est sélectionnée par l’éditeur Jürgen Joedicke pour la couverture de la version allemande du livre (même si pour Banham celle-ci «ne caractérise pas le contenu du livre».23) [Ill. p. 15] La réponse de l’Atelier 5 à la demande d’images de la Siedlung Halen illustre une résistance à toute catégorie stylistique : «En ce qui concerne le livre sur le Nouveau Brutalisme, nous ne pouvons pas être impliqués. C’est pourquoi je vous demande de retirer nos bâtiments de la liste. Dans nos travaux, nous ne nous sommes pratiquement jamais souciés de la question du brutalisme. Même si les bâtiments peuvent le suggérer, les raisons sont ailleurs, dans les coûts de construction limités qui dictent le choix du matériau.»24

À la suite de l’inclusion forcée dans la construction historiographique du brutalisme, les architectes de l’Atelier 5 précisent leur position dans un document intitulé Sichtbeton, qui explique comment le béton apparent, au-delà de tout style, correspond à un radicalisme lié à la construction pure. Ils reconfirment ainsi cette idée de rationalisme qui imprègne la matière : «Le béton exposé n’est pas le nom d’un traitement de surface particulier, c’est la construction en béton visible.»25 Dans ce document, les raisonnements de l’Atelier 5 sur le monolithisme, sur la valeur de la mémoire des phases de coulage et de la transformation de la surface au cours du temps, sur la nature de matériau liquide, convergent en une vision toujours rapportée aux limites d’un principe économique : «Les restrictions viennent de l’économie : avec le moins de matériau et des coffrages aussi simples que possible»26.

Au moment même où paraît The New Brutalism. Ethic or Aesthetic, paraît à Zurich un ouvrage que l’on pourrait considérer comme l’antithèse suisse au livre de Banham. Écrit en 1966 par l’ingénieur Walter Häberli, Beton. Konstruktion und Form établit une vision du béton ramené aux fondements essentiels de la construction et de la forme, avec ses techniques et ses composantes, dérivées d’une science de l’ingénierie attentive au potentiel d’expression et aux questions formelles, pour soustraire ce matériau aux constructions conceptuelles et idéologiques qui l’envahissent désormais.27Beton. Konstruktion und Form confirme une vision culturelle du béton apparent libérée des questions de style et ancrée dans les pratiques du chantier au nom de ce «Sichtbetonkult»28 qui, à la fin des années 1960, est devenu le signe distinctif de l’architecture suisse et envers lequel la recherche architecturale contemporaine a une dette considérable.

Silvia Groaz est architecte et assistante-doctorante au Laboratoire de théorie et d’histoire de l’architecture LTH3 de l’EPFL.

Notes

  1. Hans Hofmann, « Thoughts on contemporary architecture in Switzerland », Switzerland planning and building exhibition, Orell Füssli, Arts graphiques SA, Zurich, 1946, pp. 19-23
  2. Max Bill, Moderne Schweizer Architektur : 1925-1945, Verlag Karl Werner, Bâle, 1949
  3. Voir Louis Kahn, Preliminary Report on housing in Israel, 7 juin 1949, in Roberto Gargiani, Louis I. Kahn : exposed concrete and hollow stones, 1949-1959, Lausanne, EPFL Press, 2014, p. 24
  4. George Everard Kidder Smith, Switzerland builds : its native and modern architecture, New York, Bonnier, 1950
  5. Edward Passmore, « The Builder », in Swiss Architecture, 27.09.1946
  6. Max Bill, Robert Maillart, Erlenbach-Zurich, Verlag für Architektur, 1949. Consulter en particulier le chapitre « Der künstlerische Ausdruck der Konstruktion », pp. 27-30
  7. Robert Maillart, Aktuelle Fragen des Eisenbetonbaues. Gestaltung des Eisenbetons, « Schweizerische Bauzeitung », vol. 111, janvier 1938, no 1, pp. 1-4
  8. « In the hands of Robert Maillart, reinforced concrete lost its rigidity and became almost an organic skeleton, where every particle throbbed with life. » Sigfried Giedion, « Architecture, you and me : the diary of a development », Cambridge Massachusetts, Harvard University Press, 1958, pp. 67-68
  9. Alfred Roth, « Zeitgemässe Architekturbetrachtungen : mit besonderer Berücksichtigung der schweizerischen Situation », Das Werk : Architektur und Kunst, vol. 38, mars 1951, no 3, pp. 65-76
  10. Mardges Bacon, Le Corbusier and postwar America : the TVA and béton brut, « Journal of the Society of Architectural Historians », vol. 74, mars 2015, no 1, pp. 13-40
  11. [s.a.], « Voyage d’étude de la S.I.A. aux États-Unis, du 20 août au 14 septembre 1952 », Bulletin technique de la Suisse romande, vol. 79, juin 1953, no 3, pp. 42-45
  12. Max Frisch, « Cum grano salis : eine kleine Glosse zur schweizerischen Architektur », Das Werk : Architektur und Kunst, vol. 40, octobre 1953, no 10, pp. 325-29
  13. Le Corbusier, Le Corbusier. Œuvre Complète 1946-1952, vol. 5, Éditions Girsberger, Zurich, 1953, p. 191
  14. Alfred Roth, « Der Wohnbau « Unité d’Habitation » in Marseille », Das Werk : Architektur und Kunst, vol. 41, janvier 1954, no 1, pp. 20-24
  15. Hans Girsberger, Zum Erscheinen des 7. und letzten Bandes des Gesamtwerkes von Le Corbusier, « Schweizerische Bauzeitung », vol. 84, septembre 1966, no 35, pp. 625-627
  16. [s.a.], « Nef à trois proues, triomphe du verre et du béton armé », Habitation, vol. 30, janvier 1958, no 1, pp. 22-23
  17. « Bâtiment administratif de la Mutuelle Vaudoise Accidents, Lausanne », Werk, vol. 44, mars 1957, no 3, pp. 82-87
  18. Fritz Maurer, « Das Dominikanerkloster ‹ La Tourette › », Werk, vol. 47, juin 1960, no 6, pp. 190-195
  19. Peter F. Althaus, « Erinnerungen an die Anfangszeit des Ateliers 5 und das Projekt Halen », Werk, Bauen + Wohnen, vol. 67, août 1980, no 7/8, pp. 16-17
  20. Dolf Schnebli, « Chandigarh », Bulletin du ciment, vol. 28-29, décembre 1960, no 12, pp. 1-10
  21. George Brera, « Villa à Cologny, Genève », Das Werk : Architektur und Kunst, vol. 46, décembre 1959, no 12, pp. 429-434
  22. Banham, Brutalismus in der Architektur, op.cit., p. 90
  23. Raymond Philp, Jacket for book « The New Brutalism », lettre à Nora von Mühlendahl, 25 août 1966 (Archive Krämer Verlag)
  24. Rolf Hesterberg, lettre à Heinz Krehl, 18 décembre 1964 (Archive Krämer Verlag)
  25. Atelier 5, Sichtbeton, tapuscrit, 19.11.1968, Atelier 5 archive, Berne, (pp. 1-2), p. 1
  26. Ibid.
  27. Walter Häberli, Beton Konstruktion und Form, Verlag Stocker-Schmid, Dietikon-Zurich, 1966.
  28. Friedrich Achleitner, « Extreme, Moden, Tabus », in Die Architekturabteilung der Eidgenössischen Technischen Hochschule Zürich, 1957-1968, ETH, Zürich, 1970, pp. 8-10.
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