In­jon­c­tions pa­ra­doxa­l­es à la Sal­laz

Inaugurée en juin 2016, la place de la Sallaz à Lausanne marque une nouvelle étape d’un projet d’urbanisation, de mobilité et d’infrastructures complexe, issu de stratégies d’agglomération et investi de multiples injonctions, auxquelles elle tente de répondre et de donner sens. Sa livraison récente invite à questionner rétroactivement le programme et les ambitions initiales pour mieux l’appréhender.

Publikationsdatum
26-10-2016
Revision
26-10-2016

Par un jour pluvieux, le café de la Rotonde offre un parfait poste d’observation sur la place de la Sallaz récemment inaugurée. De là, on assiste au ballet régulier des bus à soufflets déversant leurs voyageurs pressés de rejoindre l’entrée du métro M2, cachée derrière les bâtiments fraîchement livrés qui cadrent la place sur son flanc ouest. Deux plots sombres de logements dans le socle desquels se sont installés de nouveaux commerces, une bibliothèque et une crèche pour conforter une centralité de quartier autour de la station «Sallaz». En face, dans les rez-de-chaussée des immeubles de toutes les époques qui bordent encore la place, un garage et une station service reconvertie en dépôt et magasin de slacklines, témoignent d’un passé récent où la Sallaz était une avenue circulée, l’une des voies d’accès historiques au centre de Lausanne, depuis Berne et l’autoroute.

Faire d’un tronçon d’avenue une place est un pari risqué, qui dépasse la seule question de l’aménagement et doit composer avec des stratégies de mobilité et de développement définies à l’échelle de l’agglomération. Dans le Projet d’agglomération Lausanne-Morges (PALM) 20121, la Sallaz a en effet vocation à devenir une «centralité secondaire» et un pôle d’échange multimodal pour le nord-est lausannois, plateforme de rabattement des bus sur le métro M2 en service depuis 2008. Pour accompagner ces nouveaux développements, un Plan partiel d’affectation (PPA) prévoit de densifier les abords immédiats du plateau de la Sallaz sous forme de renouvellement urbain. A l’échelle du quartier, cette mutation spatiale et sémantique doit permettre de redonner de l’espace aux piétons et une qualité de vie aux riverains de cette fourche très passante en détournant le trafic de transit. Aujourd’hui, alors que le projet de la Sallaz est en voie d’achèvement et que toutes les pièces du puzzle sont assemblées (la couverture du métro, la déviation, la passerelle, la place2) et que les opérations de renouvellement urbain sont lancées, on voit que la mise en œuvre de ces intentions n’a pas été exempte de contradictions et que le dessin de la place lui-même, sous son apparente simplicité formelle, peine à régler toutes les contraintes programmatiques et infrastructurelles qui pèsent sur lui.

Hard vs soft
Par une altération osée du tracé historique de la route de Berne, le trafic de transit a donc été détourné pour libérer l’espace de la place. Venant du nord, les véhicules empruntent désormais une déviation qui s’enfonce dans le vallon du Flon, où sont déjà implantés un certain nombre de bâtiments techniques, dont l’usine d’incinération des déchets Tridel, avant de remonter, à coup de rond-point et d’ouvrages de franchissement et de soutènement (la route passe sous les voies du métro), pour reprendre son cours normal quelques centaines de mètres plus loin. Morceau de bravoure technique, par ailleurs très bien réalisé, cette déviation témoigne d’une logique routière hard de séparation des flux, qui rappelle plus volontiers celle qui prévaut au contournement des villages situés en bordure de route cantonale. Au passage, on peut s’interroger sur la valeur accordée au paysage du vallon, réceptacle des voiries et équipements techniques… Sur la place au contraire, c’est une approche soft qui s’exprime à travers la mise en œuvre d’une «zone de rencontre» sur la totalité de la surface. La suppression du trafic de transit et le concept d’«espace mixte piétons-bus» faisaient déjà partie du programme du concours lancé en 2005 pour l’aménagement du quartier. La zone de rencontre est un mode de gestion des flux en vogue où, sur un espace sans marquages spécifiques au sol ni panneaux de signalisation, les différents usagers sont censés cohabiter en bonne entente, les piétons étant prioritaires et la vitesse des véhicules limitée à 20 km/h. Rétrospectivement, on peut se demander – entre hard et soft, et tant qu’à partager – s’il n’aurait pas été plus «durable» (et moins onéreux) de maintenir une circulation de transit sur la place. Car c’est bien aussi le rôle de l’aménagement urbain que de gérer intelligemment l’espace et les flux dans une logique d’apaisement et d’urbanité.

D’autant que l’effacement du trafic automobile ne résout pas tout. Supprimer les flux traversants revient à fermer la place à ses deux extrémités, à créer de fait des espaces en cul-de-sac et des aires de retournement pour accueillir deux programmes essentiels de l’aménagement: une gare de bus au nord (cinq lignes se croisent ici et six véhicules s’y arrêtent) et un parking au sud. Dans la réalité des usages, le nord de la place est largement trusté par les manœuvres des bus, tandis que le sud est une nappe de parking en enrobé qui ne dit pas son nom. L’espace réellement dédié aux piétons et cyclistes se trouve réduit à portion congrue au centre de la place. Illusion unificatrice de la «zone de rencontre» et de son traitement en surface lisse et homogène.

Le concept à l’épreuve du site
L’enjeu de faire place sur ce morceau d’avenue de 1,5 hectares, dans un contexte fortement contraint par des impératifs de gestion des flux, est résolu ici par un parti-pris : celui d’unifier complètement le sol, de tendre entre les bâtiments une plateforme sans accrocs praticable partout, par tous, sans hiérarchie et sans recourir aux marqueurs traditionnels de l’espace public: rues, trottoirs, contre-allées…, ni à la signalisation. Une trame orthogonale dessinée sur ce sol ectoplasme tente de remettre un peu de géométrie et d’ordonnancement dans cet espace flou, bordé de bâtiments de toutes hauteurs et de toutes époques, pas vraiment alignés. D’est en ouest, des bandes de béton alternant avec des bandes d’enrobé accompagnent les traversées vers l’entrée de la station de métro. Du nord au sud, des alignements de tilleuls, des édicules et des arceaux pour les vélos, disposés en barrettes en fonction des contraintes de réseaux et de rayons de giration des bus, reprennent l’axe de l’ancienne avenue. Le dessin en plan, comme plaqué arbitrairement sur le site, semble constituer par sa simplicité même une réponse à toutes les questions, spatiales comme programmatiques. L’avenir dira sa capacité à accueillir dans cette trame les futurs bâtiments et équipements qui devraient à terme cadrer la place de la Sallaz et à «faire place» avec eux.

Si le concept peut paraître simple et séduisant en plan, il se révèle réducteur à hauteur d’homme. D’abord parce qu’il tire peu parti des atouts liés à la situation singulière et au site de la Sallaz : un replat entre deux pentes, une position en belvédère au dessus du vallon du Flon, des ouvertures sur le parc de Sauvabelin, des perspectives et une linéarité de l’axe nord-sud, quelques éléments d’architecture malgré tout. Sans en revenir à la composition urbaine haussmannienne, le dessin des bandes horizontales au sol ne suffit pas à donner du sens à l’espace. Les tilleuls (une centaine) plantés en alignements décalés parviendront peut-être, une fois arrivés à maturité, à figurer cette échelle intermédiaire qui donnera sa direction et sa cohérence à la place. Ensuite parce que ce concept procède d’un double mouvement contradictoire: rechercher la simplification de l’espace, le dégagement de la plus grande surface pour laisser libre cours aux usages (et aux manœuvres des bus à soufflets), tout en n’assumant pas complètement l’amplitude de ce vide, parsemé plus ou moins aléatoirement de mobiliers d’assise, de rideaux d’arbres et d’édicules, entre lesquels le piéton navigue à vue. On retrouve ici tous les gimmicks du projet d’aménagement contemporain : surface tramée tendue de façade à façade sur laquelle sont dispersés des objets design à multiples fonctions (bancs-plots, kiosques-arrêts de bus…), incontournable résille en fonte au dessin végétal couvrant les édicules, barrettes végétales taillées au cordeau envisagées comme des objets architecturés. S’ajoutent à ces divers éléments les véhicules de livraison ou d’entretien qui ne manquent pas eux aussi d’occuper l’espace, et demain sans doute de nouveaux panneaux proscrivant tel ou tel usage, provoquant une inflation d’objets à la surface, qui vient contredire l’idée même de simplification de l’espace portée par les «zones de rencontre».

Surface support
Sur cet espace au statut hybride (ni avenue, ni boulevard, ni esplanade, ni square, ni complètement place), l’espace compte sur les usagers pour inventer eux-mêmes leurs parcours, leurs territoires, en définir les points d’intensité, au gré des moments de la journée et du temps qu’il fait, sans injonctions particulières. Les concepteurs ont résisté à compartimenter et fractionner la place en sous-espaces affectés à certains usages spécifiques (comme des jeux pour enfants par exemple). Cette dimension «égalitaire» du traitement uniforme du sol est l’un des aspects les plus intéressants du projet en ce qu’il autorise une totale liberté d’appropriation. La plateforme peut ainsi être envisagée comme un laboratoire d’observation des usages, une surface capable de s’ajuster aux flux, aux événements ponctuels, aux changements d’affectation des rez-de-chaussée, aux nouveaux programmes de logements à venir. Avec le risque aussi de compartimenter et d’encombrer l’espace de mobilier pour sécuriser ou empêcher certains usages. L’avenir le dira.

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