Adieux à la Ten­den­za

Le décès d’Aurelio Galfetti en décembre dernier et celui de Luigi Snozzi un an auparavant motivent les adieux à une génération qui a marqué l’architecture tessinoise durant des décennies. Visite de la dernière réalisation de Galfetti à Bellinzone et promenade aux alentours pour aborder la question de l’héritage.

Data di pubblicazione
27-04-2022

À Bellinzone, lorsqu’on chemine sur le rempart engazonné qui monte au Castelgrande, les ouvertures entre les créneaux rythment les réapparitions d’un bâtiment dont le jaune s’apparente à celui d’un stylo surligneur. L’objet se détache résolument des tons ocres italianisants propres aux bâtisses plus anciennes et des blancs-gris qui signalent les projets spéculatifs plus récents. Or, malgré ce parti chromatique, le bâtiment n’usurpe pas l’attention. Il évoque plutôt les pantalons de futaine portés par les vieux messieurs dans le nord de l’Italie, dont le jaune ou le rouge crânement soutenu est pourtant en complète adéquation avec le loisir campagnard qu’est la boccia. Le lumineux bâtiment de Bellinzona participe de la même culture; il sait ce qu’expression plastique veut dire. Tandis que les objets d’investissement projettent leurs arrogants balcons vers le soleil, il arbore son habit de stores colorés formant un tissu parfaitement régulier. Ses pans externes dessinent un cube lisse où, à l’exception de quatre manches d’évacuation, même le toit est entièrement plat et noir, comme on peut le voir depuis ce surplomb.

Culture du territoire

Accueillant un institut de recherche biomédicale renommé et d’autres laboratoires, le bâtiment d’Aurelio Galfetti à Bellinzone est une œuvre de vieillesse. C’est sa dernière réalisation, pas sa meilleure. Elle n’en réaffirme pas moins ce que l’architecture signifiait pour son concepteur dans le chaos périurbain tessinois, qu’il apostrophait et apologétisait lui-même comme Città Ticino. Galfetti abordait le mitage territorial – accéléré par la motorisation individuelle, plus récemment les transports publics locaux, et cimenté par les constructions industrielles et les barres d’immeubles – comme un phénomène contemporain, allant jusqu’à prétendre apprécier cette forme d’urbanité, comme il l’a exprimé lors d’une conférence donnée à Paris en 1995: «J’accepte cette structure urbaine […] comme expression positive de notre époque. […] Moi, j’ai la chance d’aimer cette ville du Tessin telle qu’elle est.» 1

Au sein de cette culture de l’incongru, Galfetti se souciait pourtant d’ordre, y voyant la justification du rôle de l’architecte. Ses esquisses, qui adoptent souvent une perspective légèrement surélevée pour montrer les projets dans leur contexte, indiquent clairement qu’il envisageait l’architecture comme une culture du territoire. Il lui a heureusement été donné de marquer le territorio Ticino par des interventions d’envergure parfois topographique.

Cette facette est également visible depuis le cheminement sur les murailles de la forteresse, puisque l’horizon immédiat est celui du célèbre Bagno pubblico, réalisé par Galfetti à la fin des années 1960 en collaboration avec Flora Ruchat-Roncati et Ivo Trümpy. Bien plus que des bains publics conventionnels, il s’agit d’un passage sur pilotis conduisant du centre-ville aux rives de la rivière Tessin, comme une autoroute tombée des esquisses de Le Corbusier, mais à l’échelle piétonnière. Au-dessous, les cabines de bain, puis la dissémination des bassins aux formes variées se lovant dans le paysage. Et, bien sûr, le Castelgrande lui-même: c’est non seulement aux interventions paysagères de Galfetti, mais aussi à celles de ses contemporains Bruno Reichlin et Fabio Reinhart que l’on doit aujourd’hui l’invitation à la promenade offerte par les remparts moyenâgeux.

Allégeance à la forme juste

Ce souci du bien public implique des critères élevés, que la dernière œuvre de l’architecte ne remplit pas. Il faut montrer patte blanche à quatre reprises pour accéder à l’intérieur du bâtiment: au passage de la clôture métallique, puis à l’entrée principale, ensuite aux portes menant aux corridors et enfin à celles des bureaux et laboratoires. On ne peut certes le reprocher à l’architecte, les strictes exigences de sécurité étant dictées par les équipements de recherche installés dans le bâtiment. Celui-ci offre en revanche une parfaite clarté architectonique: depuis le foyer inséré dans le coude à angle droit, de longs couloirs entourés d’une multitude d’installations techniques desservent à la fois les entrailles du bâtiment et les lumineux laboratoires et bureaux placés contre la façade vitrée. Le plan est aussi lisible qu’un exposé scientifique exemplaire – et dénué de suspense. Il n’offre nulle surprise volumétrique, aucune alcôve invitant au retrait ou à la rencontre spontanée et, surtout, pas d’échappatoire hors de l’enveloppe scellée par le double vitrage hermétique renfermant les stores jaunes.

Une issue aurait pu être offerte en toiture, mais la structure est entièrement recouverte par une trame de panneaux solaires alignés à l’horizontale. La foi absolue – fermement défendue par l’architecte – en la forme juste est ici déclinée jusqu’à l’absurde. Les utilisateurs ne peuvent apprécier l’épure formelle de cette couverture qui demeure inaccessible. Or, un autre traitement aurait certainement été envisageable. Une terrasse en toiture équipée d’une tonnelle ombragée de panneaux solaires inclinés aurait offert aux scientifiques et au personnel un coin merveilleux pour la pause-café, parfois un lieu de travail en plein air, et même une production énergétique plus élevée.

Casa, case, casino

Avec sa justification de l’urbanité tessinoise morcelée, couplée à sa poursuite de la forme juste, la «Tendenza»2 a occupé une place très particulière dans la post-modernité. Ailleurs, elle a majoritairement impliqué le recours à la ville dense, alternativement vue comme «historique» ou «européenne».

Au Tessin toutefois, c’est toujours le territorio – à comprendre moins comme territoire que comme physionomie urbaine – qui est inlassablement invoqué comme une évidence, comme le champ qu’il s’agit de cultiver par le bâti. Mais la plus disciplinée des volumétries ne peut suffire à dompter la confusion tessinoise. L’entrée principale du centre de recherche donne directement sur un baraquement des pompiers; quelques enjambées plus loin, c’est une cabane en bois qui accueille le groupe local des scouts. Le pluriel de casa, maison, devient ici casino, chaos. Le centre de recherche de Bellinzone incarne les hautes ambitions d’une génération d’architectes, mais aussi leurs limites.

Notes

1. Aurelio Galfetti, La città Ticino. Conférence au Pavillon de l’Arsenal, Paris, le 15 april 1995. Disponible en ligne sous www.pavillon-arsenal.com

2. L’appellation «Tendenza» remonte à l’exposition marquante intitulée «Tendenzen – Neuere Architektur im Tessin» organisée par le gta à Zurich en 1975. Celle-ci réunissait les travaux réalisés au cours des années 1960 et 1970 par une sélection de 20 architectes tessinois, dont Luigi Snozzi, Aurelio Galfetti, Mario Botta et Flora Ruchat-Roncati. L’évènement a valu une renommée internationale à ses protagonistes.

Paru en 2021, l’ouvrage bilingue italien-anglais «Aurelio Galfetti: Costruire lo spazio», édité par Franz Graf et Mendrisio Academy Press, offre une superbe rétrospective de l’œuvre de Galfetti, avec de nombreux plans et esquisses, enrichis de photos récentes de Roberto Conte qui documentent la vie actuelle dans les réalisations présentées.

Istituto di Ricerca in Biomedicina (IRB), Bellinzona

 

Maître d'ouvrage
Fondazione per l’Istituto di ricerca in Biomedicina, Bellinzona

 

Architecture
Studio Galfetti, Lugano

 

Concept énergétique
Steam, Padua (I)

 

Physique du bâtiment
Erisel, Bellinzona

 

Ingénierie
Messi Associati, Bellinzona

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