Ha­bi­ter la mo­der­ni­té. Vil­las du sty­le in­ter­na­tio­nal sur la Ri­vie­ra vau­doi­se

Visite de l’exposition organisée par les Archives de la construction moderne et Archizoom dans la villa-atelier réalisée par Alberto Sartoris

Data di pubblicazione
13-09-2018
Revision
27-09-2018

«De toutes ces conditions nouvelles, un esprit nouveau forcément se dégage. En voyant ces objets débarrassés de leur décoration factice, de leur ornements appliqués, l’œil s’habitue à considérer davantage les lignes et les proportions des choses, il est satisfait de rencontrer des formes simples et pures, des surfaces lisses et pleines. Lassé du luxe de pacotille dont il a été rassasié pendant des années, l’homme revient à un goût primitif et sain.» 1

L’auteur de ces lignes dédiées à un « esprit nouveau » est Camille Martin, premier rédacteur de L’architecture suisse (1912-1915), l’éphémère revue en langue française de la Fédération des architectes suisses qui œuvrait à une « renaissance de l’art de bâtir ». La citation semble être un résumé des propos qui seront tenus par la suite par Le Corbusier dans la revue L’Esprit Nouveau. En nous la rappelant, Salvatore Aprea, co-commissaire de l’exposition Habiter la modernité, aimerait insister sur l’importance de la contribution de la Romandie à l’élaboration du « style international ». Cette situation exceptionnelle est due en grande partie à des commanditaires éclairés et particulièrement ouverts aux changements. Ceux-ci ont favorisé l’éclosion de réalisations aussi remarquables que méconnues.

En 1939, après une série de projets non réalisés, Alberto Sartoris parvient enfin à réaliser une maison, à Corseaux – à quelques centaines de mètres à peine de la villa « Le Lac » de Le Corbusier. C’est une victoire pour l’esprit moderne: il faut dire que la petite maison célébrée par l’avant-garde heurtait les sensibilités locales, toutes occupées à rehausser les teintes régionales. La maison de Sartoris réunit l’habitation d’Italo De Grandi et l’atelier qu’il partagera avec son frère jusqu’en 1942. Dans le climat conservateur de la région, à la veille de la Seconde guerre mondiale, leur œuvre porte un regard critique sur les changements de leur temps en puisant notamment dans l’architecture puriste. « […] Avec La Pause (voir la couverture du présent numéro), le paysan à l’arrière-plan incarne un monde voué à disparaître, cependant que, lumineux et invasif, se dresse le profil simple et sobre d’une maison aux lignes claires, écrit l’historien de l’art Christophe Flubacher. Dès lors, sous l’apparente sérénité de leur art, les frères De Grandi s’immiscent dans le débat, plaident pour un monde nouveau et pour une architecture nouvelle, s’appuyant, pour changer le regard de nos habitudes, sur la trame surréaliste belge et la facture métaphysique italienne. » 2

C’est dans les murs de cette maison restaurée de manière exemplaire qu’est organisée l’exposition Habiter la modernité, en collaboration avec les Archives de la construction moderne et Archizoom (EPFL). Celle-ci est une invitation à remonter le temps jusqu’en 1923, année de la réalisation de la villa « Le Lac ». La visite des deux maisons démontre que ce petit coin de la Riviera vaudoise était effectivement un lieu privilégié pour le développement de l’architecture moderne. D’autres villas réalisées, ou seulement dessinées, par des architectes talentueux mais peu renommés tels que René Bonnard, Jack Cornaz, Jacques Favarger, Alexandre Ferenczy, Hermann Henselmann sont également présentées par les maquettes et les plans de leurs projets. Des sérigraphies d’Alberto Sartoris (voir p. 6) dialoguent avec les peintures des frères De Grandi, qui semblent puiser dans son répertoire formel pour peupler leurs paysages métaphysiques. Cette concomitance plonge immédiatement le visiteur dans le climat de tensions et d’hésitations de la période.

Parmi les protagonistes représentés, le cas de René Bonnard, dont les réalisations ont été minutieusement étudiées par l’historienne de l’art Joëlle Neuenschwander, permet de saisir comment cette modernité s’est concrètement instaurée, sur les plans techniques et médiatiques, dans la pratique des professionnels vaudois. Après plusieurs revers essuyés auprès de ses clients (le dernier avait finalement préféré une variante avec toiture provençale), Bonnard décide de promouvoir l’architecture nouvelle en convertissant sa propre maison en villa-témoin, puis en invitant le public à la visiter lors d’une exposition organisée en ses murs au mois de juin 1934. L’architecte répond peut-être ainsi à la nécessité de faire œuvre pédagogique, comme le recommandait la Déclaration de la Sarraz promulguée lors du premier Congrès international des architectes modernes (CIAM), en 1928.

Quant aux projets de Jack Cornaz, ils représentent l’un des cas les plus intéressants de la période. Ils font la démonstration que les thèmes de l’architecture moderne étaient déjà bien assimilés dans la région, au point que l’architecte vaudois pouvait élaborer une manière tempérée et savante qui déjoue les clivages entre modernité et tradition. En réinterprétant dans un vocabulaire puriste le néoclassicisme de Boullée et Ledoux, ces villas rigoureusement symétriques et décorées de manière sophistiquée semblent être les avant-courriers des premières réalisations dites « post-modernes », au point qu’une visiteuse de l’exposition peu renseignée a cru y reconnaître la patte de Mario Botta.

Ce dernier sera d’ailleurs présent lors de l’une des discussions portant sur l’héritage de ce patrimoine. Afin d’éviter que celui-ci ne soit mis sous cloche, Cyril Veillon, co-commissaire de l’exposition du côté Archizoom, organise une série d’événements qui invitent à considérer la modernité comme une attitude de pensée sujette à une permanente réévaluation à la lumière des débats contemporains.

En pleine Année européenne du patrimoine culturel et dans la foulée de deux Journées du patrimoine intitulées Sans frontières, l’exposition, si elle n’en franchit pas beaucoup (et on peut le regretter), offre un éclairage sur un patrimoine encore trop méprisé. Celui-ci démontre combien cette partie du canton était liée au grand monde, malgré le conservatisme ambiant, persistant. L’année dernière, la villa « La Rotonde » (Louis Dumas, 1931), située à proximité de l’atelier De Grandi, était démolie malgré son inscription à l’inventaire et sa note 3 aux Monuments historiques. La Commune de Corseaux avait en effet rejeté un projet d’agrandissement au motif que les toits plats sont interdits. La villa moderniste sera rasée pour laisser place à un bâtiment au toit à deux pans.

Ironie de l’histoire: cette méfiance daterait de la construction de la villa « Le Lac » de Le Corbusier. La « petite maison » célébrée par l’avant-garde, source d’inspiration de Dumas et de Sartoris, a en effet provoqué de telles réactions en son temps que les règlements de la Commune en seront modifiés « afin que jamais on ne l’imite ».3 Une telle indécence règlementaire doit nous pousser à l’action (voir p. 26).

 

Notes

1    Camille Martin, « L’architecture du XXe siècle », in L’architecture suisse, n°1, 1912, n.p. La citation est mise en contexte par Salvatore Aprea dans le catalogue qui accompagne l’exposition: « Pour une architecture “vraiment moderne”. Prémisses du style international en Suisse romande », Salvatore Aprea (dir.), Habiter la modernité. Villas du style international sur la Riviera vaudoise. Éditions de l’Atelier De Grandi, 2018, pp. 17-31, p. 26
2    Christophe Flubacher, « Tout un monde en perspective », idem, pp. 207-226, p. 219. Les peintures des frères De Grandi ont en effet été comparées aussi bien aux travaux de René Magritte qu’à ceux de Giorgio de Chirico, deux peintres qui se sont appuyés sur l’architecture de leur temps pour interroger le réel.
3    Le Corbusier, Une Petite Maison 1923, Zurich, Girsberger, 1954, p. 50. Cité par Patrick Moser, « Vivre la modernité à la Villa “Le Lac” de Le Corbusier », Habiter la modernité, op. cit., pp. 33-53, p. 47

 

Publication

Affiche de l'exposition

Habiter La Modernité. Villas du style international sur la Riviera vaudoise
Jusqu’au 29 novembre 2018
Musée L’Atelier De Grandi, Corseaux
www.atelierdegrandi.ch

Magazine

Articoli correlati