L’ag­glo­mé­ra­ti­on as­sem­blée

Comment travailler à grande échelle sans renoncer aux particularités de chaque localité? Elena Cogato Lanza et Bassel Farra détaillent leur démarche pédagogique reposant sur une synthèse de travaux distincts, pas toujours compatibles les uns avec les autres.

Publikationsdatum
15-10-2013
Revision
12-10-2015

La notion d’« architecture de la grande échelle » a marqué un tournant dans l’urbanisme des dix dernières années. Elle désigne la recherche d’une correspondance entre les concepts généraux de l’aménagement urbain et territorial et la consistance physique, spatiale et matérielle, du cadre de vie qui soit alternative à la vieille tension entre « plan » et « projet ». Cette dernière relevait d’un paradoxe selon lequel les concepteurs étaient tenus d’instaurer une continuité entre, d’une part, les instruments d’aménagement avec leur caractère abstrait, général, bidimensionnel et, d’autre part, les « projets » matériels, contextuels, tridimensionnels. Avec le risque que le projet, placé au bout d’un processus par trop linéaire, ne s’en échappe au final, en perdant ainsi le potentiel d’activer dans une aire limitée une conception plus vaste.
L’architecture de la grande échelle met en cause cette linéarité avant toute chose. Quelles nouvelles trajectoires1 mettre en œuvre pour transiter d’une échelle à l’autre ? Comment articuler concept urbanistique et cadre de vie pour que l’un trouve dans l’autre, et dans les deux sens, son inspiration et sa validation ? L’ensemble de la problématique que nous venons d’esquisser a été au cœur de l’expérience pédagogique que nous présentons ici. En prenant comme occasion d’exercice le Projet d’agglomération Lausanne-Morges (PALM) en vigueur, nous avons mis en place un espace d’expérimentation autour du concept d’assemblage. Ainsi, l’analyse d’un grand territoire a été construite comme assemblage d’analyses spatialement très circonscrites, tandis que l’assemblage de différents projets a eu pour but la préfiguration d’une partie de ville comme matière d’une vision cohérente. Nous avons fait s’entrechoquer les échelles par l’assemblage, en dehors des hiérarchies de routine.

X-PALM

Dans la région urbaine Lausanne-Morges, le PALM constitue le cadre de référence de tout nouveau projet. Il sert à mettre en œuvre les infrastructures de la mobilité jugées indispensables pour instaurer les bonnes dynamiques d’agglomération, notamment une densification généralisée2. Son concept urbanistique est très clair et, à certains égards, radical. Sur un territoire caractérisé par deux centralités urbaines majeures (trois, avec Renens), le PALM est en train d’instaurer une ville multipolaire. Cela ressort de manière particulièrement frappante dans la carte des sites stratégiques, lesquels concentrent les activités et les services et scandent régulièrement la ville densifiée. Exit toute distinction centre-périphérie : le PALM opère une refondation du territoire3 qui dissout les hiérarchies aujourd’hui encore présentes. La nouvelle vision n’est pas sans rappeler le concept de X-Urbanism, formulé par Mario Gandelsonas à propos de la ville américaine d’après 1970 pour désigner l’abandon d’une structure centre-suburbs au profit d’une « multicentered city »4. Désormais, nous nous servons de la formule « X-PALM » pour désigner son concept de constellation de polarités variées, distinctes essentiellement par leurs programmes.
Le concept urbanistique du X-PALM est tout à fait approprié aux pratiques de mobilité d’agglomération structurées sur les deux échelles extrêmes des mouvements pendulaires d’une part et des déplacements de proximité, à pied ou en mobilité douce, d’autre part. Cependant, il serait vain de chercher dans le PALM en vigueur un projet de paysage d’agglomération, en désignant par cette expression ce à quoi va ressembler cette agglomération densifiée, dans ses composantes spatiales et matérielles, c’est-à-dire dans les supports concrets des relations fonctionnelles, esthétiques et identitaires entre société et territoire. Comment éviter la reproduction acritique des standards – au sens musical et non normatif de ce terme – de la ville mixte et mobile contemporaine, sans engager une réflexion sur le paysage spécifique de cette agglomération  ? 
Si le territoire du PALM sera densifié dans son ensemble, cela implique qu’il mérite de l’être partout. Et que partout, à l’échelle de la proximité – celle de l’environnement immédiat de son propre logement ou de son lieu de travail –, il y a des qualités spécifiques à identifier et à valoriser. La densification ne sera ni uniforme, ni égale, mais différenciée. Un projet de paysage d’agglomération nous paraît non seulement pertinent, mais nécessaire, en réponse à la demande contemporaine de confort et d’appartenance. Se déplacer dans le PALM, cela reviendra à transiter d’une condition de densité à une autre, et d’une mixité à une autre. Comment articuler un concept de paysage d’agglomération qui sert à construire pertinemment cette différenciation, tout en prétendant de donner au PALM un visage, une identité ? 

1 × 1 km d’agglomération

Notre trajectoire projectuelle s’entame par une démarche de description. Nous posons sur la carte du territoire au 5000e une trame quadrillée, chaque carré mesurant 1 × 1 km. Le kilomètre donne l’unité de mesure d’une partie de ville à l’échelle de proximité, sur la base de la distance moyenne des déplacements à pied. Cette distance marque aussi le seuil perceptuel entre le paysage appréhendé par la marche et le paysage vu depuis les véhicules. Quelles sont les qualités spécifiques de chaque échantillon, considéré en tant que paysage habitable ? Par quelles qualités de l’espace ouvert se distingue-t-il ?
Chaque étudiant choisit un carré et va sur place. Il le traverse en marchant, en se confrontant directement et simultanément à toutes ses composantes (à l’inverse de ce que les systèmes d’information géographique aujourd’hui d’usage induisent). Chaque carré recèle un « trésor », qui s’énonce comme un thème spatial. Ce sont, par exemple, une géographie de dilatations et rétrécissements ; la dissémination des petits dispositifs construits pour franchir la pente (escaliers, rampes, toitures de garage qui deviennent terrasses) qui relient l’espace privé et l’espace public ; le rôle structurant d’un cours d’eau, sur lequel se greffent des pièces construites hétérogènes et espace de référence pour les parcours des habitants ; la constellation des espaces « hors flux » au bout des impasses routières ; les rues comme canaux optiques ; la relation entre les cours d’un quartier d’immeubles collectifs, la pente et l’horizon, etc. (image 1 et 2) En se faisant sur la base d’un vécu, la sélection des qualités contient une part de subjectivité et est en même temps forte d’éléments objectifs, quantifiables et mesurables. A l’aide d’un graphisme qui recombine techniques et registres de représentation variés, les qualités de l’agglomération sont cartographiées dans les carrés de 20 × 20 cm. Au moyen de leur assemblage, la nouvelle carte de l’agglomération – qui correspond à une aire de 15 × 10 km – en représente les aspects matériels et sensibles, et en reflète la variété des conditions morphologiques, paysagères et programmatiques (image). 
Dans le vocabulaire d’Aldo Rossi, c’est une carte de faits urbains, cette dernière notion ouvrant directement sur une représentation discontinue de la matière de la ville et sur la problématique du caractère des lieux. Nous décidons désormais de baptiser Carte des caractères ce pur assemblage de relevés critiques et sélectifs, sorte de calendrier de l’Avent géant. Il apparaît vite que cette carte a un double statut : c’est incontestablement une carte, mais c’est aussi un tableau des éléments qui identifie des thèmes spatiaux et projectuels dont la valeur est plus générale. En effet, de chaque caractère identifié sont déduits des principes, dimensions et règles qui sont représentés dans un carré de légende, complémentaire du carré cartographique. Les thèmes spatiaux-projectuels qui caractérisent chaque site excèdent ce dernier : dès lors que des principes et des règles en sont déduits, leur application sur d’autres sites est possible, en vue d’orienter la densification future de toute l’agglomération. Le périmètre du PALM, dont l’objectif originel est de désigner la frontière d’une politique – frontière dissuasive, qui décourage les projets sur le territoire en dehors – subit un renversement de statut. Il se mue en une limite incitative, qui construit positivement le contexte du PALM comme un ensemble de thèmes projectuels exactement définis. Notre approche est franchement constructiviste : le contexte n’est pas une donnée, mais il est fabriqué à partir d’une démarche sélective et systémique.

X-Density

Revenons au PALM, en tant qu’instrument d’aménagement. Actuellement, sa mise en œuvre projectuelle repose grosso modo sur deux modalités : d’une part, les sites stratégiques font l’objet de grands projets (par exemple, le Plan directeur localisé des Plaines-du-Loup) ; d’autre part, des pratiques plus courantes sont réservées à la densification ordinaire. Or, c’est exactement dans la densification ordinaire qu’il nous semble urgent de prendre à bras le corps la relation entre concept d’urbanisme et cadre de vie, face à l’enjeu de donner forme à un paysage d’agglomération qui soit propre et spécifique, en instaurant une toute autre démarche que celle des grands projets, ces derniers exigeant la maîtrise des morphologies et de l’échéancier. En vue de la densification ordinaire, il s’agit d’intégrer l’hétérogénéité à tous les égards (hétérogénéité des acteurs, des formes et des temps) pour que la démarche ait un minimum de plausibilité. Il s’agit d’aller dans le sens de la X-City de Gandelsonas, « une ville polycentrique, non plus une entité dominant des parties assujetties, mais plutôt un territoire urbain fragmenté et non hiérarchisé » (ce que les instruments ordinaires de l’urbanisme font déjà, par ailleurs), mais en orientant avec décision l’effort projectuel sur les thèmes de l’espace ouvert qui augmentent l’habitabilité de l’agglomération dans un sens spécifique et non générique.
C’est donc une phase d’esquisse projectuelle qui s’inaugure. La démarche est posée d’entrée de jeu, avant de sélectionner une aire de projet. Quelle qu’elle soit, elle sera contenue dans un carré de 3 × 3 km, soit la taille moyenne des aires de densification comprises entre un site stratégique et un autre. Le carré est décomposé en une série de bandes de projet de 500 m de large : chaque bande sera confiée à un groupe d’étudiants qui la traitera dans l’ignorance délibérée de tout ce qui tombe à l’extérieur de la bande, même de ce que le autres étudiants sont en train de mettre en place (image 1 et 2). Avec ce dispositif de projet, inspiré d’une expérience pédagogique menée par Paola Viganò5, il s’agit d’induire in vitro le contexte ordinaire de la modification urbaine. De plus, il s’agit de neutraliser toute représentation de l’agglomération qui soit en contraste avec celle d’une multipolarité horizontale et non hiérarchique : c’est-à-dire les représentations de la région en termes de centralité-périphérie, haut-bas, ville-campagne, qui sont encore à l’œuvre dans les usages actuels.
Le choix du site se porte sur La Sallaz/Epalinges. Marqué aujourd’hui par un solde pendulaire négatif, c’est typiquement une situation périphérique qui devrait être affranchie par le PALM. Par ailleurs, sa situation à cheval sur la limite du PALM nous permet de continuer à interroger la pertinence de cette dernière. Nous demandons aux étudiants d’engager leurs esquisses de densification à partir d’une réduction drastique des facteurs à prendre en compte : avec une palette morphologique limitée a priori (la cour, la barre, le plot et la tour), avec un paramètre quantitatif unique (la densité à obtenir devant tendre à 1) et l’obligation d’introduire un programme d’activité/productif non résidentiel. L’enjeu est celui d’engager des densifications spécifiques et non génériques : chaque esquisse devra développer les thèmes représentés dans la Carte des caractères. Soit, en articuler des variations sur le site de la bande de projet, qui normalement n’est pas le site d’où le thème a été extrapolé.
Le rendu de chaque bande énonce une idée de ville dense, au moyen d’un intitulé explicite, du plan, d’une planche de règles morphologiques et d’une perspective d’ambiance. Ces idées de ville dense relèvent de stratégies qui circulent aujourd’hui dans toutes les villes européennes – compacter le tissu des villas, construire dans la forêt, établir un réseau d’espaces publics perméable, faire rencontrer infrastructure et nature, protéger les villas urbaines, exposer les tours, etc. –, mais les thèmes spatiaux et matériels, ainsi que leur relation aux usages, appartiennent au contexte de l’agglomération.
Le montage des différentes esquisses projectuelles des bandes dans un cadavre exquis marque la dernière étape de la démarche (image). Notre source d’inspiration n’a pas besoin d’être dévoilée, tant elle s’affiche : elle se trouve dans le courant non-compositionnel ouvert par Tschumi et Merlini avec le parc de la Villette, sans oublier le projet de Koolhaas pour ce même parc. Dépouillée désormais de l’effet « avant-garde », cette inspiration nous aide à rendre solidaires le PALM d’un côté et l’hétérogénéité réelle de la ville de l’autre. Et c’est de fait en conviant Luca Merlini en personne dans notre salle de cours que nous franchissons la dernière étape de l’assemblage.
Le cadavre exquis constitue la base d’une double réinscription dans l’agglomération. Dans l’agglomération réelle, avant tout : si l’on considère le tissu bâti, le nouveau carré de 3 × 3 km s’intègre dans la carte actuelle sans cassure : par les tailles, les rythmes et les variations, il se camoufle dans l’existant. Réinscription dans le PALM ensuite : la densification représentée dans le 3 × 3 km ainsi que toute la variété de son paysage sont replacées dans la géographie d’infrastructures et de programmes du PALM, virtuellement traversées par ses flux et ses dynamiques. Dans le cadre d’un workshop, les étudiants projettent cette rencontre à partir des nœuds, des directrices et des poches. Voici comment se réalise le croisement du concept urbanistique et du projet de paysage de l’agglomération : là, encore, il y a plusieurs dénouements. D’une part, parmi les différentes idées de ville dense qui se sont installées dans le 3 × 3 km, l’une peut prendre le dessus : une ville de nœuds et de lignes (réseaux structurants), une ville archipel ou un conglomérat de nappes. D’autre part, c’est le fond territorial lui-même qui réémerge, après que les esquisses de bandes en aient révélé les ressources : ses « monuments », ainsi que ses caractères et qualités de toute sorte. Finalement, tout développement interdisciplinaire est possible à partir de ce 3 × 3 km d’agglomération.
En même temps que notre enseignement se développe, nous lisons les Quatre conférences de Claude Simon6, ceci sans préméditation aucune. Grâce à l’assemblage qui se génère entre cette lecture et X-PALM, nous découvrons quelques implications importantes – non strictement disciplinaires – de notre démarche.
D’après Simon, contre « l’ordre de l’horloger » du roman naturaliste, qui avance en fonction d’une causalité, les romans de Proust et de Joyce avancent en fonction de qualités. L’avancement dans le temps du texte se fait, en citant Baudelaire, par des correspondances : la trajectoire du texte avance comme dans un tableau, où les éléments sont combinés en fonction de la surface. La description, chez Proust et Joyce, est l’effectif moteur de la narration – et non plus son élément inerte. L’écriture constitue dès lors un gigantesque assemblage de fragments ; le texte se construit comme un grand système de corrélations (harmonie, dissonances, dérapages, transitions, contrastes, etc.). Pour le romancier, il ne s’agit pas de tout dire : au contraire, les fragments sont là comme résultant d’actes de sélection, qui laissent tomber des pans de réalité en même temps qu’ils en saisissent d’autres avec force.
L’écriture est une question d’ordre, le projet aussi. Ses questions sont : par où commencer ? Comment avancer ? Comment ce qui est appréhendé et fait pour la différenciation peut tenir ensemble ? Claude Simon démontre que l’articulation causale d’une narration est arbitraire, alors que l’agencement qualitatif ne l’est pas. Notre confiance dans le projet en est renforcée. Revendiquer sa nécessité, cela revient à reconnaître une dimension poétique à l’imagination urbanistique, d’autant plus indispensable que la compléxité des enjeux et la multitude de facteurs ne cessent de croître.

Elena Cogato Lanza est maître d’enseignement et de recherche à l’EPFL et membre du laboratoire de construction et conservation de la Faculté ENAC.
Bassel Farra, co-fondateur de l’atelier Farra & Zoumboulakis architectes et chargé de cours à l’EPFL, est professeur à la Haute école du paysage, ingénierie et architecture de Genève.

 

 

Notes

1. L. Merlini, Le pays des maisons longues et autres trajectoires, MétisPresses, Genève, 2010
2. Voir le site www.lausanne-morges.ch
3. A. Corboz, « La  refondation  de Genève en 1830 », Le territoire comme palimpseste et autres essais, Editions de l’Imprimeur, Besançon, 2001
4. M. Gandelsonas, X-Urbanism : Architecture and the American City, Princeton Architectural Press, New York, 1999
5. Nous nous référons à l’atelier de projet « Xland », dirigé par Paola Viganò à l’EPFL en 2004.
6. Claude Simon, Quatre conférences, Editions de Minuit, Paris, 2012 

 

X-PALM

Unité d’enseignement de la Section d’architecture de la Faculté ENAC de l’EPFL, en première année de master d'une durée d'un semestre. Depuis 2011, elle a été menée en team par Simon Berger, Antonio di Campli et Alberto Verde, en plus de Elena Cogato Lanza et Bassel Farra. Les séances de workshop et de critique des travaux des étudiants ont bénéficié de la participation précieuse de Alain Léveillé, Bruno Marchand, Luca Merlini et Agnès Perreten.  

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