Pail­le: un ma­té­ri­au hors nor­me

Cédric Hamelin (Boha architecture) et Gil Bustarret (Normal Office) œuvrent au sein de l’association Nebraska pour inclure la paille structurelle comme technique courante dans les règles professionnelles et, pourquoi pas, dans une norme SIA. Ils expliquent les enjeux d’une telle démarche à l’échelle du réseau franco-suisse.

Publikationsdatum
20-11-2023
Cédric Hamelin
architecte dplg au sein du bureau Boha architecture, chercheur, conférencier, formateur propaille et cofondateur de l’association Nebraska
Gil Bustarret
ingénieur EPFL au bureau Normal Office de Fribourg et membre actif de l’association Nebraska

Le réseau français de la construction en paille (RFCP) a été créé en 2006. Très dynamique, il est parvenu à faire valider à partir de 2011 les premières Règles Professionnelles de la construction en paille par le secteur du bâtiment et de l’assurance. Or ces règles n’incluent pas la construction en paille structurelle. C’est pour y remédier que l’association Nebraska a été fondée, en 2016, par Cédric Hamelin. C’est une équipe pluridisciplinaire constituée d’architectes, de chercheurs, d’ingénieurs et d’artisans, soudée par des années de collaboration et coformation. Les ingénieurs actuellement présents sont Clément Balvay, Peter Braun et Gil Bustarret, ces deux derniers travaillant aussi à Normal Office, bureau d’ingénierie basé à Fribourg.

Quelles sont les activités de l’association Nebraska?

L’association est engagée dans la promotion de la construction en paille porteuse à travers diverses initiatives, notamment la réalisation de projets concrets, la conduite de travaux de recherche, l’enseignement, la formation, ainsi que la rédaction de textes réglementaires. Ce qui est assez inhabituel pour une association, c’est son statut de bureau d’études mais aussi d’entreprise de construction. Cela permet de collaborer étroitement avec les architectes en les accompagnant tôt dans leurs projets, tout en ayant la capacité de prendre en charge la construction elle-même. En France, l’association est l’une des rares structures à être couverte par une assurance décennale pour la construction en paille porteuse, ce qui renforce sa capacité d’engagement en faveur de cette technique. Nebraska profite de chacun des chantiers de Boha architecture et de Normal Office pour former des professionnels comme des non-professionnels. Par ailleurs, l’équipe milite activement pour la rédaction de règles professionnelles, en espérant les voir approuvées dans un avenir proche. Ces derniers mois, l’association concentre ses efforts sur la rénovation par isolation en paille par l’extérieur, une technique qui tire un grand bénéfice des enseignements de la paille porteuse.

Quels sont les enjeux de la norme, en Suisse et à l’étranger?

En Suisse, aucun texte n’existe pour réglementer la construction en paille: ce qui ne la rend pas illégale pour autant. Il faut rappeler qu’une norme SIA est une recommandation, qu’elle n’a pas valeur de loi mais fait souvent office de standard de qualité ou de référence en cas de problèmes. À l’étranger, là où la construction paille est plus commune (Allemagne, France, États-Unis, …), des textes normatifs existent systématiquement.

Pourquoi créer une norme pour un isolant?

On attend d’un isolant une certaine performance thermique et des caractéristiques physiques minimales. Pour la plupart des autres isolants, c’est le fabricant qui les garantit, sous condition de respecter son mode d’emploi. Mais la construction en paille utilise un matériau brut, co-produit agricole, pour en faire des éléments de paroi : les bottes ne sont pas sous garantie, elles ne sont pas constantes dans leurs propriétés. Le rôle des artisans paille est donc de contrôler la qualité des bottes puis de les mettre en œuvre de manière appropriée. Comme le font les fabricants d’autres isolants, des points d’attention et de contrôle sont définis afin de s’assurer de la qualité de la paille utilisée et du résultat. Les normes étrangères définissent ainsi entre autres l’humidité maximale dans les bottes, leur densité minimale, la garde au sol, etc.

En France, les règles professionnelles définissent aussi les prérequis en fonction du revêtement (enduit ou bardage) et indiquent la perméabilité à la vapeur que doivent présenter ces revêtements. En réalité, tous les isolants devraient être accompagnés de ces préconisations : la vapeur d’eau qui transite via les isolants de l’intérieur vers l’extérieur des bâtiments chauffés ne doit pas se retrouver piégée dans la paroi et s’accumuler.

Maintenant que le travail a été fait à l’étranger, rien n’empêche un client en Suisse de demander à l’entrepreneur de respecter le texte allemand ou français en vigueur, en attendant un texte suisse. La SIA dit s’engager pour la transition énergétique. En ce sens, il est temps de se réunir pour proposer de créer une commission dédiée à cette norme. Cela permettrait à la filière suisse de la construction paille de se développer.

Quels besoins pour la paille structurelle?

La paille structurelle est objectivement trop peu répandue en Europe, malgré des performances très intéressantes: pour rappel, pour un mur standard enduit de 52 cm d’épaisseur en paille porteuse, on atteint un R de 10 m2K/W, soit l’équivalent d’un mur porteur en briques de 15 cm revêtu de 30 cm de polystyrène expansé! Cette absence s’explique en partie parce que certains professionnels ne sont pas couverts par leur assurance et ne veulent pas engager leur responsabilité propre sur la tenue d’un ouvrage avec une technique qu’ils ne connaissent pas. Ou parce que le constructeur craint un chantier plus complexe que prévu, différent de ses habitudes, et l’anticipe en réhaussant légèrement son devis. Cependant, l’entrepreneur n’est pas le seul à devoir être convaincu : le plus souvent, c’est le client qui renonce à la paille, par méfiance et au vu du prix parfois élevé que certains professionnels proposent. C’est là qu’une filière de constructeurs bien organisée peut agir. La publication d’un guide recensant les bonnes pratiques et surtout la mise en place de formations permet aux professionnels de profiter de dizaines d’années de retour d’expérience et de minimiser leur sinistralité. Un professionnel en confiance, ce sont tout de suite des prix qui baissent, des procédés qui s’optimisent et une technique qui se développe, tant en qualité qu’en quantité. Si ce savoir-faire enregistré dans un Guide des bonnes pratiques est élevé au statut de norme, cela ne changera pas grand-chose pour la pratique du constructeur, mais cela lui permettra de fournir au client des garanties plus «habituelles» et de crédibiliser sa proposition.

Que devrait inclure la norme?

Une norme sur la paille structurelle devrait inclure un chapitre sur la conception pour guider les ingénieurs et l’architecte, un autre sur la mise en œuvre pour guider l’entreprise et la direction de travaux, et un dernier sur la justification structurelle pour guider l’ingénieur civil.

Il y a plusieurs manières valables de calculer la capacité portante admissible d’un mur en paille structurelle et les plus réalistes prennent en compte le rôle mécanique de l’enduit épais, ainsi que son interaction avec la paille densifiée du mur. Si l’on doit créer un standard de calcul structurel via une norme pour ce mode constructif, l’objectif sera plutôt de mentionner les hypothèses de base de calculs à prendre en compte et rendre attentif à l’influence du détail constructif. Cela sous-entend un bon dialogue entre mandataires, puisque par exemple l’épaisseur de l’enduit est traditionnellement choisie par l’architecte et non l’ingénieur quand il n’est pas structurel. Pour le calcul lui-même, il est important de laisser dans la norme la possibilité à de nouvelles méthodes de calcul d’apparaître, en particulier les approches numériques. Ceci sous conditions de confrontation des résultats et hypothèses avec des tests de laboratoire, comme c’est le cas dans les normes SIA principales et leur pendant européen, les Eurocodes.

Où s’arrête la norme?

La construction en paille est un savoir-faire artisanal. Aujourd’hui, si les professionnels dotés de la plus grande expérience s’aventurent vers des innovations à leurs risques et périls, un auto-­constructeur néophyte formé quelque part en une petite semaine peut très bien quant à lui réaliser les murs de sa propre maison – et cela sans ingénieurs.

Il faut que nous acceptions dès maintenant que la première norme éditée sur la construction en paille sera très critiquable, car il est nécessaire de faire des compromis: une première version de norme encadre généralement les cas les plus courants et les plus simples, sur lesquels suffisamment d’expérience collective a été accumulée. Les cas innovants ou plus rares sont quant à eux souvent omis – mais attention de ne pas les interdire. Cette stratégie a le mérite de diminuer la sinistralité et ainsi de renforcer la confiance du grand public et des professionnels en cette technique. Quelques années plus tard, avec des retours d’expérience et de nouvelles connaissances théoriques, on révise la norme pour l’ouvrir à plus de diversité de cas.

Qu’est-ce qu’on attend?

Le développement d’un mode constructif est tributaire de plusieurs choses, mais avant tout du contexte culturel. Comme pour le bois à la fin du 20e siècle, la construction en paille a démontré au cours des 20 dernières années, au travers de l’Europe, qu’elle était pertinente et résiliente face aux critiques souvent fondées sur une ignorance technique des bâtisseurs conventionnels sur le sujet. Les professionnels sont convaincus; l’étape suivante est de convaincre les clients et former plus de professionnels. Pour ce faire, la création d’une norme est un formidable outil. Un outil de plus, si peu polluant, pour enrichir la palette des possibles dans une rénovation ou pour une construction neuve durable.

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