Pénurie de ma­té­riaux

Une pénurie de matériaux de construction touche actuellement la Suisse, comme tous les pays. La filière du bois est particulièrement affectée, avec des surcouts et des retards qui évoluent constamment. Dans le sillage du dossier TRACÉS consacré au bois, nous nous sommes entretenu avec Didier Wuarchoz, directeur de la coopérative La Forestière, pour mieux comprendre la situation. Son témoignage pointe la dépendance de la Suisse aux marchés européens et donc la difficulté à favoriser les «circuits courts».

Publikationsdatum
25-05-2021

Depuis plusieurs semaines le prix du bois augmente en Suisse alors que les forêts suisses livrent suffisamment de ressource. Comment expliquez-vous ce phénomène?
J’ai l’impression que des éléphants se battent dans notre petit magasin de porcelaine. En ce qui concerne le marché du bois suisse des sciages, les prix sont donnés par les matières qui rentrent d’Europe, et surtout d’Allemagne. Toute la filière est impactée: scieurs, colleurs, etc., tous doivent faire avec ces prix, y compris les propriétaires forestiers. Cela a prévalu jusqu’à aujourd’hui. C’est une pression constante, car il est dur de régater avec ces prix. On peut bien dégager une petite prime «bois suisse», mais ce n’est pas grand-chose. Et voilà que tout d’un coup, quelque chose de puissant survient, un immense déséquilibre au niveau mondial qui va se prolonger tout au long de l’année 2021, sans perspective de retour à la normale: il y a de moins en moins de grumes sur le marché et la demande est toujours aussi robuste. Il y a bien sûr toujours la Chine, mais les États-Unis achètent de plus en plus en Europe, ce qui intéresse le marché allemand, d’où une spectaculaire envolée des prix, qui n’est pas près de s’arrêter. Récemment, la cotation de Chicago a pris 100$ en une semaine, passant de 1300 à 1400$. C’est absolument exceptionnel, sachant que ce prix oscille historiquement entre 275 et 375 dollars.

Dans votre bulletin publié le 29 mars dernier, vous évoquez les nombreux projets de construction bois importants en cours en Suisse romande. Ceux-ci représentent un volume de bois très important. Les forêts de la région suffisent-elles à approvisionner cette demande?
Le marché local est favorisé et je salue le réveil des instances politiques. Les besoins de l’État de Vaud s’élèvent à près de 100 000 m3 sur dix ans, c’est très important. Or, au niveau de la récolte, on n’est pas loin de la possibilité de coupe, soit le bois qu’on peut récolter en une année tout en garantissant une exploitation durable des forêts. Or contrairement à la Suisse, l’Allemagne a actionné en 2021 une loi fédérale qui oblige l’État à ordonner une réduction des coupes à l’échelle nationale en cas de catastrophe naturelle ou sanitaire, car les forêts du pays ont connu trois années particulièrement difficiles, en raison du bostryche et de la sècheresse. Le pays doit ainsi réduire de 15% sa récolte par rapport à la moyenne 2012-2017. En tout, en Europe centrale (Allemagne, Autriche, Tchéquie), 20 mio de m3 seront récoltés en moins en 2021, c’est incroyable.

Mais cela devrait être une bonne nouvelle pour le bois Suisse, non?
Oui, mais on aimerait aussi que le prix du bois suisse suive ce mouvement. Or quelques dirigeants de scieries ont fait barrage, rechignant à s’aligner sur les prix. À La Forestière, nous estimons au contraire que si la référence représentée par les bois d’importation monte, il faut suivre. Elle est désormais tellement élevée et les délais sont prolongés, il est donc tout naturel de monter les prix.

Cela signifie-t-il qu’il faudra accepter de payer plus pour le matériau bois?
Oui, mais tout en gardant en tête que le bois suisse est actuellement moins cher que le bois allemand! Pour combien de temps? Car tout va très vite en ce moment. Le marché a été très calme pendant longtemps, les charpentiers étaient habitués à calculer les prix en se basant sur leur dernière offre. Mais aujourd’hui toute la filière doit s’habituer à des prix incontrôlés.

Dans ce cas, quel message faut-il adresser aux maîtres d’ouvrages qui doivent choisir les bons matériaux de construction?
Le béton reste très utilisé chez nous. Avec le bois, il nous faut développer une meilleure connaissance de toute la gamme des matériaux et des essences. Je défends le bois suisse, mais n’oubliez pas que la filière est étroite si on la compare avec l'Allemagne et ses nombreuses scieries industrielles à la pointe de la technologie. La capacité de sciage réalisé en Suisse est inférieure à 2 mio de m3 de grumes. Ce n’est pas énorme. La disponibilité est donc réduite. Ce sont les désavantages d’une filière dans un petit pays. Il faudra donc continuer à travailler avec les voisins.

Quelles solutions entrevoyez-vous pour subvenir aux besoins des grands projets bois?
Dans tous ces projets, et malgré ce bel élan pour le bois local, l’origine du bois risque de passer en second plan à cause de l’évolution récente du marché. Ceux qui veulent construire en bois seront déjà contents de pouvoir le faire. Souvent ces projets, qu’ils émanent de l’État ou des communes, sont contraints de passer par les marchés publics. Pour garantir du bois local, il faut que les communes ou l’État mettent le bois à disposition. C’est une contrainte supplémentaire, car les maitres d’ouvrages n’ont souvent pas suffisamment de ressource. On parle de milliers de m3 qu’il faut mobiliser en quelques mois.

Devrait-on faire l’inverse: dessiner un projet à partir de la disponibilité?
Il y a de nombreux projets emblématiques où c’est le cas. La commune de Montreux travaille actuellement sur un projet avec la scierie Zahnd, la plus grande scierie de Suisse romande. Ils construisent le projet avec leur propre bois et se sont coordonnés avec la scierie pour obtenir les bons éléments. La Commune de Lausanne également travaille avec son propre bois, donc c’est possible. Il faut être conscient que quand on demande au scieur de préparer le bois, celui-ci demande d’abord quelle est la section des lamelles, parce qu’il n’a pas forcément les bons diamètres de grumes à disposition. Je pense qu’il faudra plutôt accepter un peu de souplesse, dire que le bois du projet réalisé est suisse et provient « en grande partie » de la région ou de la commune.

Cette exigence du 100% local peut donc s'avérer contre-productive.
Le Grand Conseil vaudois s’est décidé à promouvoir la réalisation de bâtiments vaudois avec du bois vaudois. J’applaudis, mais la réalité n’est évidemment pas aussi simple. Nous ne fournissons que la moitié des besoins de la scierie Zahnd, celle-ci est donc contrainte de s’alimenter en-dehors du canton, y compris en France. Si on lui demande de séparer son apprivoisement et ses flux de production, les coûts en seraient prohibitifs. La Suisse importe aujourd’hui entre 40 et 50% du bois de construction. Mais elle en exporte également.

Au final, quel message devrions-nous envoyer aux professionnels de la conception (architectes et ingénieurs) situé au bout de la chaîne?
Même si son prix augmente, le bois reste un matériau de construction idéal. Je suis certain que les problèmes de délais de livraison vont se résorber à moyen terme. Et il sera intéressant de suivre l’évolution des différents types de bois mis en œuvre : avec la hausse du prix de la matière bois, les solutions de type caissons ou poutres en I pourraient être favorisées. À l’inverse, les éléments constructifs comme le panneau massif CLT, gros consommateur de matière, pourraient être désavantagés et réservés à des usages où leurs avantages structurels sont recherchés. Peut-être aussi que cette pénurie pourra donner un nouveau souffle au bois massif traditionnel, produit localement et jusqu’ici plus facilement disponible. Je ne suis pas spécialiste, mais il me semble qu’une ossature bois offre le plus d’avantages.

Enfin, La Forestière ne s’est pas prononcée sur la votation sur la loi CO2 du 13 juin prochain. Pourtant cette loi va dans les intérêts de la filière.
Tout à fait pour, la forêt a tout à gagner avec une utilisation accrue du bois dans la construction. La forêt offre beaucoup de solutions pour entreprendre le virage énergétique : brûler du bois présente un bilan neutre du point de vue des émissions de CO2. Ensuite, le bois est un « puits de carbone » qui stocke 1 tonne de CO2 par mètre-cube. Une forêt exploitée durablement reste intacte, car on n’y prélève que les intérêts du capital, en quelque sorte. Le volume prélevé qui sera mis en œuvre dans la construction, et donc retiré du cycle du carbone pendant plusieurs décennies, peut ensuite être réemployé sous forme de panneaux de particules et, finalement, servir de combustible.

Didier Wuarchoz est directeur de La Forestière, société coopérative de propriétaires et exploitants forestiers et membre du comité central de ForêtSuisse.

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