Mo­las­se et ar­chi­tec­tu­re con­tem­po­rai­ne, un amour im­pos­si­ble?

Dans un contexte visant une plus grande sobriété, la pierre taillée possède de réels atouts: elle est disponible localement et ne subit pas de lourds processus industriels avant sa mise en œuvre. Pourtant, la molasse rencontrée sur le Plateau suisse traîne une réputation de «mauvaise» pierre. Qu’en est-il?

Data di pubblicazione
26-04-2022

La cathédrale Notre-Dame de Lausanne, dont les origines remontent au 13e siècle, est bâtie en pierres locales, principalement en molasse grise. En 1994, un recensement comptabilisait vingt-quatre carrières situées dans le périmètre de la ville, celles-ci ayant fourni à travers les siècles la matière permettant d’ériger les bâtiments les plus prestigieux de la Cité. Si quelques-unes des exploitations de pierre se trouvaient sur les versants du vallon creusé par le Flon1, d’autres étaient plus éloignées, comme la carrière du Nialin à Savigny (VD) qui fournissait un grès plus dur, employé d’ailleurs (entre 1906 et 1910) pour le remplage de la rose à la cathédrale2. Dans la petite commune située à dix kilomètres de Lausanne, huit sites distincts auraient été exploités3.

À Savigny, une dépendance en molasse

Aujourd’hui, l’ancienne carrière du Nialin est devenue le décor d’un paisible quartier de villas, ces dernières s’y étant implantées au cours des années soixante sans en modifier la topographie. Pour un œil averti en effet, il est encore possible d’apercevoir les zones d’extraction, notamment les fronts de taille toujours visibles. Au sein de ce contexte géologique particulier, le bureau ellipsearchitecture décide de remplacer un garage en béton armé adossé à un terrain en pente, dans un état assez délabré, par un ouvrage simple et précis intégrant des éléments porteurs de 2 × 1,2 × 0,2 m en molasse. La dépendance qui sert de garage et d’espace de rangement n’est pas chauffée, mais bénéficie de fentes ajourées de plots de verre. Pour optimiser le processus et les coûts, les architectes s’abreuvent très en amont des conseils de l’ingénieur civil et du carrier. Le programme, simple, fournit le prétexte à questionner les qualités de la molasse, une pierre injustement délaissée en architecture contemporaine depuis le début du 20e siècle.

La famille des grès tendres

La couche de sédiments issus des Alpes alors en formation s’étend aujourd’hui de St-Gall à Genève. Ces dépôts se sont progressivement compactés et cimentés pour composer un sous-sol molassique présentant une épaisseur allant jusqu’à six kilomètres. Ce qui est aujourd’hui le Plateau suisse a été tantôt immergé sous la mer et tantôt émergé, caractérisant ainsi la formation de deux types de molasse: marine et d’eau douce. Issue de la période géologique de l’Aquitanien (-23 à -20 millions d’années), la molasse de Lausanne4 (MgL) est un grès tendre présentant différents faciès. Elle s’est formée alors que la mer avait fait place à une végétation subtropicale. Elle dévoile une granulométrie parfois fine, parfois grossière; la roche est tantôt peu ou très argileuse, bien ou mal cimentée5. Sur un même banc, elle peut donc être de qualité très inégale. Le grès tendre, s’il est facile à extraire et à travailler, reste très abrasif en raison des nombreux grains de quartz qu’il contient, ce qui émousse les outils. Notons encore que la molasse grise de Lausanne est une pierre bariolée oscillant entre le jaune et le gris.

La molasse de Villarlod

À Savigny, le projet de dépendance s’est développé grâce aux conseils de Jacques Rossier, qui exploite actuellement la carrière de Villarlod (FR). De tous les lieux d’extraction ayant alimenté autrefois les chantiers, il ne reste plus guère que deux sites6 romands qui fournissent encore de la molasse, principalement pour restaurer et entretenir des monuments anciens. Si Villarlod cesse son activité durant les longs hivers, elle produit tout de même 150 m3 de grès par année, dont une molasse bleue à la granulométrie assez grossière, un grès molassique et une molasse jaune aux grains plus fins. Les molasses fribourgeoises datent de la période plus récente du Burdigalien (-20 à -15 millions d’années). De plus, elles sont d’origine marine, ce qui les rend aussi plus homogènes et monochromes.

Mise en œuvre: les points à respecter

La pierre est une matière qui reste sensible à son environnement, ce qui signifie qu’elle s’altère doucement avec l’âge, et ce d’autant plus qu’elle est en extérieur. Si la molasse réagit aux cycles de la nature – pluie et soleil, gel et dégel – et aux gaz d’échappement, elle n’a besoin d’aucun entretien durant les cinquante premières années de sa vie, pour autant qu’elle soit correctement mise en œuvre. Pour un mur appareillé, les joints (ayant un module d’élasticité comparable) sont composés de chaux et de sable, afin de laisser passer la vapeur d’eau et former un ensemble des plus homogènes. Retenons ici que la résistance à la compression de la molasse grise de Lausanne est comparable à celle d’un béton standard7. La pierre possède un sens de pose induit par son litage (l’alternance des couches sédimentaires qui la composent) qui, respecté scrupuleusement par le tailleur de pierre, augmente sa durabilité naturelle. Cependant, c’est une pierre plus poreuse que d’autres, qui se fragilise dès que l’eau y stagne de manière prolongée. C’est ainsi qu’à Savigny, un soubassement en béton armé protège la pierre de l’eau de rejaillissement, tout en évitant les remontées capillaires. De plus, une casquette comportant des panneaux photovoltaïques forme un avant-toit protecteur contre la pluie et le soleil. Enfin, des tablettes en béton préfabriqué, posées à mi-hauteur, éloignent le ruissellement de l’eau des façades. Une peinture non filmogène aurait également augmenté la longévité de la pierre. Mais en laissant la roche visible, la façade évoque l’histoire des carrières toutes proches.

La molasse évacuée

Lausanne s’est développée sur un affleurement de molasse. Aujourd’hui, lorsqu’il faut y creuser des tunnels, des sous-sols ou des parkings, la roche est simplement évacuée. Une exception cependant voit le jour en 1992, à la rue de la Mercerie, lorsque le chantier d’une salle de gymnastique se transforme en carrière de molasse. Celle-ci sert pour un temps à fournir les pierres utiles à la restauration de la cathédrale. Avec une aire d’extraction située à quelques mètres du monument gothique, la logique séculaire était à nouveau à l’œuvre. La question est soulevée une fois encore en 2014 lors de la création de deux auditoires sous la cour de l’ancienne polyclinique à la rue César-Roux. Si le lieu correspondait à une ancienne carrière, les parois étaient alors très hétérogènes et instables. Les auditoires ont été creusés dans 5000 m3 de molasse en sous-sol, démontrant une composition de roche tour à tour dure, fracturée ou nécessitant un confortement. Plus récemment, la construction de logements au chemin des Falaises aurait pu mener à une valorisation de la molasse, des traces d’outils attestant d’une exploitation très ancienne à l’endroit du réservoir d’eau. À l’aune de la rentabilité immédiate, cela ne présentait pas le moindre intérêt, et la proposition fut écartée. Pourtant, une utilisation circulaire des matériaux aurait diminué la quantité de déchets. Pourquoi donc ne pas revenir à une évidence simple, où ce qui est en sous-sol sert à bâtir ce qui est au-dessus? La pierre naturelle est certainement plus difficile à apprivoiser qu’un produit industriel qui est, lui, très prévisible. De plus, la molasse qui offre une variété de faciès n’est pas toujours de bonne composition. Il n’empêche, combien de temps va-t-il encore falloir avant que nous redécouvrions ses qualités? Une ville dont les battements de cœur pulsent au même rythme que la nature qui l’environne et qui se marie à son contexte géologique n’est-elle pas plus attirante?

Cet article a été rédigé grâce aux informations fournies par Yannick Claessens, Daniel Lachat, Olivier Fawer, Jacques Rossier, Martine Jaquet, Olaf Hunger, Claude Matter, Christophe Amsler, Philippe Morel et Élise Bérodier que nous remercions.

Notes

 

1 Des carrières se trouvaient également sur les rives et dans le Léman, dont certaines sont encore visibles, notamment à Chambésy (GE). À l’époque, un intense commerce de pierres transitait par le lac.

 

2 Claire Huguenin, Histoire des pierres de la cathédrale, Colloque pluridisciplinaire 14-15 juin 2012, Lausanne.

 

3 Alexandre Chaupond, Les anciennes carrières de molasse de la commune de Savigny, travail de stage effectué en 2008 chez Impact-Concept SA.

 

4 Selon strati.ch, la molasse grise de Lausanne appartient à la molasse d’eau douce inférieure (USM-II) de Suisse occidentale, constituée d’une succession de séquences chenalisées, latéralement discontinues, avec alternance de grès tendres à ciment calcaréo-argileux et de marnes silteuses subordonnées, souvent bariolées («Grès et marnes bigarrés»). Présence locale de calcaires d’eau douce et d’un niveau de bentonite (Bois-Genoud).

 

5 Bénédicte Rousset, La molasse grise de Lausanne: de la roche sédimentaire détritique au matériau de construction séculaire, Colloque pluridisciplinaire 14-15 juin 2012, Lausanne.

 

6 Les carrières de Massonnens et de Villarlod implantées dans le canton de Fribourg sont distantes de quelques kilomètres seulement.

 

7 La molasse grise de Lausanne présente une résistance à la compression moyenne allant de 30 à 72 N/mm2. Une brique de terre cuite de 20 à 30 N/mm2, un béton de 30 à 50 N/mm2 et un béton à haute performance de 50 à 110 N/mm2, d’après Bénédicte Rousset et Holcim.

Garage – atelier, Savigny (VD)
Maître d’ouvrage
Privé

 

Architecte
ellipsearchitecture, Lausanne (VD)

 

Ingénieur civil
Compas Ingénieurs, Lausanne (VD)

 

Carrière
Molasse de Villarlod.ch, Villarlod (FR)

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