La ra­tio­na­li­té d'un plan ovoï­de

Comment répondre aux conditions de la suburbanité des ­communes périphériques? L’immeuble réalisé à Pully (VD) par Localarchitecture exploite un plan organique qui confère une expression unique, mais dont la forme répond d’abord à des contingences règlementaires et économiques.

Data di pubblicazione
29-03-2021

Dans la commune de Pully se dresse un immeuble dont la forme, singulière, ne ressemble à rien de connu. C’est pourquoi nous en parlons ici. La base épouse la silhouette parabolique d’un œuf et son sommet est découpé de telle sorte que le volume semble mesurer cinq étages d’un côté, trois de l’autre. Le tout est revêtu de panneaux de bois de proportions variées, entourés de cadres de béton profilés.

Ce bâtiment a de quoi étonner, mais ici, on ne trouve pas de nostalgie, qu’elle soit régionaliste, classicisante, moderniste ou «brutaliste». Questionnés sur leurs références, les architectes disent privilégier les formes introspectives, reflets «du monde intérieur» selon Kandinsky1, et s’intéressent dans la plupart de leurs travaux aux formes organiques, en raison de leurs propriétés (selon Scharoun, les formes «dépend[ent] d’une palette de relations sujet-objet déterminées physiologiquement et psychologiquement»2). Ils se laissent inspirer par les dessins des Expressionnistes de la République de Weimar, qui pliaient volontiers la logique constructive à celle de leurs fantasmagories3.

Le projet semble donc résolument à contre-courant des pratiques contemporaines, refuse cette écriture blanche, anonyme, silencieuse, pour assumer son propre langage. Livré à des propriétaires qui occuperont l’appartement sommital, développé sur trois niveaux, il contient deux logements voués à la location, sans autres surfaces collectivisées que les extérieurs – comme n’importe quel immeuble de rapport. La forme du plan semble proposer l’inverse du projet contemporain, évolutif, indéterminé, avec une «structure capable», des plateaux libres et des façades ouvertes. Au contraire, le projet, avec ses géométries enveloppantes et ses espaces bien proportionnés, consiste à nicher confortablement ses occupants dans une coquille rassurante, quitte à figer la disposition du mobilier, des usages, et peut-être des gestes quotidiens de clients, que l’opération propose, en somme, d’habiller sur mesure4. Par analogie peut-être, le plan nous évoque la Endless House, ce projet biomorphique impossible que Kiesler chercha en vain à réaliser pendant une trentaine d’années: l’œuvre (totale) était décrite comme une «extension du corps», une seconde peau, et même un œuf, en ceci qu’elle créerait une relation sensuelle et intime maximale avec le corps de l’occupant. Avant les «maisons-bulles», le projet voulait se départir de la rigidité orthogonale, industrielle, du modernisme… mais produisait un corset tout aussi rigide.

Défiant la raison industrielle, le projet exhibe le travail artisanal, avec son béton sablé et ses panneaux plaqués bois de chêne, qui donnent à la maison l’allure d’un meuble précieux. Pour s’adapter aux formes non standard, dans l’esprit de la Bauhütte gothique du premier Bauhaus, l’ébéniste emploie autant la modélisation 3D que des «techniques traditionnelles telles que l’épure ou le système de bissectrices utilisées in situ, à la manière des constructeurs de cathédrales».

La seule référence convoquée par les architectes est la maison-atelier de Melnikov (Villa Arbat, Moscou, 1927-1929). Cet étrange édifice composé de deux cylindres intersectés n’était pas tant une fantaisie formelle qu’une recherche d’économie des matériaux de construction, qui se raréfiaient en cette période. Ses murs cylindriques sont en réalité un treillage alvéolaire structurel, un filet de briques qui détermine la forme hexagonale des ouvertures. L’immeuble réalisé à Pully en 2020 n’est pas totalement éloigné de ce concept: il est pensé comme une «cage» formée ­d’éléments préfabriqués (donc de briques). La comparaison s’arrête là, mais il y a peut-être un autre rapport à chercher entre la Villa Arbat et le petit immeuble de Pully: en 1937, Melnikov est officieusement excommunié par les architectes bien en vue du régime, en raison de son approche, jugée trop «formaliste». Les architectes rigoristes feront-ils de même avec ce projet?

Le voisin comme contexte ou le rationalisme règlementaire

À première vue, l’immeuble n’est en rien affecté par son contexte immédiat (le paysage banal de la suburbanité vaudoise, qui n’offre rien de bien intéressant, si ce n’est l’envie de se soustraire à ses codes). Pourtant l’ouvrage est littéralement généré par la situation qu’il occupe, celui d’une petite parcelle (rectangulaire) où l’insertion d’un immeuble d’habitation de trois logements demandait à être confirmée. «Le règlement communal de Pully est très contraignant et pousse à une certaine banalité, explique Philippe Daucourt, chef du Service d’urbanisme de la commune, et la population, aisée, très encline à faire opposition si le règlement n’est pas strictement respecté.»

Aussi, c’est en cherchant à ménager les vues croisées des voisins, potentiels opposants, que les architectes auraient abouti à cette figure sans angles et évasée vers le sud. La silhouette permet également d’insérer la rampe d’accès aux places de parc en sous-sol (en pratique imposées par une norme insensée et toujours en vigueur). Le projet exploite en réalité une grande partie du sous-sol. Pour gagner en surface, l’escalier est développé le long de la façade intérieure. Le gabarit, enfin, est déterminé par un point du règlement de construction communal indiquant qu’un « attique intégré à la morphologie du bâtiment » peut être autorisé, s’il occupe 3/5 de la surface. Dès lors l’immeuble présente cinq niveaux côté nord, deux seulement côté sud. Entre deux, le jeu des panneaux de bois rattrape les demi-niveaux.

En résumé, l’ensemble du projet peut être expliqué par une exploitation optimale et astucieuse du règlement au service de la rentabilité de l’opération. Le contournement fertile de la règle, s’il est toujours insinué comme un «acte de résistance», est devenu une pratique courante, voire une performance esthétisée. En 2013, Christian Kerez signait à Thalwil une maison manifeste littéralement dessinée par les courbes règlementaires. La maison, informe, répondait à un nouvel organicisme, plus économique que biomorphique: celui des règlements de construction et de l’économie ­parcellaire.

L’immeuble de Pully adopte une attitude similaire, tout en brouillant les codes sémantiques usuels, par sa mise en œuvre particulièrement soignée. Le voisinage est autant responsable de sa forme que Kandinsky ou Melnikov. Malgré sa forme singulière, elle répond de manière rationnelle à des contingences bien réelles, un prix de terrain figurant parmi les plus élevés de Suisse.

 

Notes

 

1. Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, 1912

2. Bruno Marchand, Christophe Joud, Organique – l’architecture du logement : des écrits aux œuvres, EPFL Press, 2020

3. Chef-d’œuvre du genre, la tour Einstein à Potsdam (Erich Mendelssohn, 1921), censée démontrer la liberté plastique que permettait le béton armé, fut réalisée en briques, les coffrages s’avérant impossibles à exécuter.

4. Dans une satire amusante, Adolf Loos mettait en garde ses contemporains contre cette surdétermination, qui mène l’architecte à dessiner les vêtements de son client et même décider quelles pantoufles doivent être portées dans chaque pièce. Adolf Loos, «Von einem armen, reichen Mann», 26. April 1900, Ins Leere gesprochen, 1897-1900

Immeuble de trois logements à Pully (VD)

 

Réalisation: Projet 2017-2018, réalisation 2019-2020

Maître d’ouvrage: Privé

Architecture: Localarchitecture, Lausanne

Direction de travaux: Thinka Architecture studio, Onex

Ingénieur civil: Gex & Dorthe, Bulle

Ingénieur CVS: Effin’Art, Lausanne

Maçonnerie, génie civil: Jaquet SA, Rennaz

Ebéniste: Woodconcept, Bussigny

Charpente: Amédée Berrut, Collombey

Stores: Kästli Stores, Lausanne

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