«Plu­tôt que la fron­tiè­re, c’est la rup­tu­re de char­ge qui fait la Suis­se»

Ingénieur, agronome et directeur de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme, Matthieu Calame s’entretient avec l’équipe du pavillon suisse de la Biennale d’architecture sur les régimes de frontière en Europe et leurs incidences sur notre lecture du territoire.

MA (Mounir Ayoub): Dans un livre récent1, vous affirmez que l’Europe devrait suivre le modèle fédéraliste suisse. À la lumière de cette idée de fédéralisme européen promue par Denis de Rougemont dès les années d’après-guerre, comment repenser les frontières à l’échelle des États et de l’Europe?
Matthieu Calame: La particularité de la Suisse est qu’elle est un État non-nation. On a bien délimité un espace à un moment donné, mais celui-ci était d’abord une alliance politique. Au moment où se fabriquait l’idéologie des États-nations en Europe avec beaucoup de ravages sur des populations ethniquement et religieusement mélangées, la Suisse n’a pas fait le choix de l’homogénéisation culturelle. Elle va se fabriquer un modèle complètement antinomique d’une nation complètement multiculturelle.

MA: Ne sommes-nous pas aujourd’hui enfermés dans un déterminisme artificiel d’une correspondance directe entre un territoire et un pouvoir donné?
Jusqu’au Moyen Âge, il n’y avait pas cette idée d’unité territoriale. C’est avec ce que les historiens appellent l’ordre westphalien, échafaudé au 17e siècle, qu’on a commencé à vouloir créer des entités relativement homogènes à l’intérieur de frontières définies. Alors que l’État-nation cherche à fusionner l’acte de gouverner avec celui d’administrer le pays, le fédéralisme, en quelque sorte, répond à la nécessité de se mettre d’accord collectivement sur une direction commune — ce qu’Alexis de Tocqueville devait appeler par la suite le «gouvernement commun».

MA: La taille de l’ensemble territorial défini par une frontière n’influe-t-elle pas sur la perception que l’on peut en avoir?
Exactement. La frontière n’a pas la même signification si vous êtes un petit ou un grand pays. En Suisse, l’administration des frontières supervise une proportion de territoire bien plus importante qu’aux États-Unis, par exemple. Ainsi, la question de la nature de la frontière varie en fonction de la taille de l’ensemble qu’elle enserre. Plus le pays est petit, plus importante est sa frontière. On pourrait considérer la Suisse comme une immense frontière enserrée dans l’Europe.

MA: Un «rond-point».
L’expression est juste. En Suisse, il y a un très important flux de biens et de personnes. Historiquement, le pays s’est construit sur le contrôle des cols. Et cela persiste. S’il y a quelque chose de naturel, ce n’est pas tant la frontière, mais l’organisation du trafic transalpin. Plutôt que la frontière, c’est la rupture de charge qui fait la Suisse, le travail de transbordement des marchandises d’un moyen de transport à un autre. C’est l’exact opposé du modèle de l’État centralisé qui absorbe sans cesse ses marges.

MA: Penser le concept de frontière en termes de flux remet fortement en cause son déterminisme territorial. Pour les disciplines de planification de l’espace, la rupture est radicale. Qu’en pensez-vous?
L’acte de modernité architecturale est de rendre possible la mobilité, la déconnexion au lieu. La ville moderne est par excellence celle du flux. Cela nous semble contradictoire, mais plus vous rendez l’espace poreux, plus vous augmentez le flux et plus vous ressentez le besoin de gérer ce flux. Lorsque ces flux n’existaient pas, vous n’aviez pas besoin de les gérer.

VL (Vanessa Lacaille): Les flux seraient-ils plus constitutifs du territoire contemporain que ses limites?
On pourrait classer les systèmes territoriaux en fonction des gradients de la porosité de leurs frontières. D’un côté, il y a des systèmes complètement fermés. Comme une graine : le processus interne de dégradation est très lent. C’est un organe de résistance. De l’autre, il y a le tuyau. C’est du flux pur. À ces deux extrêmes, les métabolismes sont quasi nuls. Au fond, la question est similaire à celle de la corrélation entre les organismes vivants et les écosystèmes. Si on vise le métabolisme optimum, il n’est ni à l’ouverture ni à la fermeture totale des frontières.

MA: Pourtant le fédéralisme que vous préconisez vise justement à amoindrir cet effet des frontières, non?
Si on appliquait le système fédéraliste à l’Europe, il aurait forcément pour effet d’amoindrir les frontières entre les anciens États-nations et de produire un gouvernement central. Il faut voir le fédéralisme comme un compromis entre centralisation et décentralisation, une organisation politique pour vivre ensemble dans des territoires imbriqués. Non confondus, mais imbriqués. Prenons la question du climat. Je ne crois pas en l’idée d’un super État ultracentralisé qui fixerait seul les objectifs et les moyens de les atteindre. Dans un système fédéraliste, le gouvernement central fixerait les objectifs et les États auraient la liberté administrative pour les atteindre avec les moyens qu’ils souhaiteraient.

MA: Ainsi, dans cette ère postfrontières, on aurait le choix entre le système fédéraliste « à la Suisse » et le système impérialiste étatsunien. Dans les deux cas, les frontières actuelles héritées des États-nations devraient-elles disparaître?
Les frontières actuelles demeurent le fondement du droit international. L’idée d’un monde sans frontières est très dangereuse. Tout le monde aurait le droit d’intervenir chez tout le monde. Le système impérial est un système excellent pour ne pas avoir des frontières. En revanche, pour les petites nations, la reconnaissance des frontières a un aspect protecteur. En 1815, lors du Congrès de Vienne, la reconnaissance de la part des pays européens de l’existence de la Suisse à l’intérieur de ses frontières lui a permis de survivre. Au fond, la négociation entre les États-nations peut avoir un côté stable et sécurisant.

MA: Quelle serait, selon vous, l’échelle qui aurait le plus de sens aujourd’hui?
Il y a, d’une part, des personnes qui, parce qu’elles en ont les moyens, se projettent facilement vers un espace-monde sans frontières. C’est une minorité. Et il y a d’un autre côté une majorité qui est condamnée à rester attachée à un destin territorial, car elle n’a pas les moyens de partir. Le sentiment et le ressentiment vis-à-vis des frontières ne sont pas du tout les mêmes selon qui vous êtes. Je pense qu’on peut imaginer une unité sociologique qui correspond à l’espace nécessaire permettant à une famille d’emmener un enfant vers l’âge adulte. Cela vous donnerait l’espace réellement vécu par 90 % des personnes, l’unité de base. Au-delà, vous ne pourrez pas prétendre à une réelle autonomie. La frontière est d’abord un phénomène lié à nos modes de vie.

VL: Les personnes qui vivent sur la frontière semblent, plus qu’ailleurs, livrées à elles-mêmes. Elles sont dépourvues de récit collectif comme on en trouve dans les villes. On parle bien de culture urbaine ou métropolitaine, pas de culture frontalière. Pourtant, c’est par définition un espace de négociation, de passage, et donc propice à l’imaginaire collectif.
Oui, c’est la culture du contrebandier, du passeur. Il n’y a effectivement pas d’identité instituée pour les gens qui vivent sur la frontière. Ils souffrent d’invisibilité, alors qu’ils ont un rôle culturel significatif.

VL: Les arts et les sciences du milieu s’occupent peu de ces espaces frontaliers, sauf pour les considérer comme des non-lieux sans grand intérêt.
Les crises migratoires, climatiques, épidémiologiques que nous vivons en ce moment montrent pourtant autre chose…

 

Note

 

1. Matthieu Calame, La France contre l’Europe, histoire d’un malentendu, Paris, Les petits matins, 2019.

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