La Fon­da­tion Vuit­ton s’ha­bil­le chez Ta­ti

La chronique critique de Pierre Frey

Data di pubblicazione
04-12-2016
Revision
05-12-2016

Beaucoup d’encre a coulé au sujet de la Fondation Louis Vuitton, construite au Jardin d’acclimatation à Paris (lire Tracés n° 21/2014). Une réalisation signée Franck Gehry, mais dont on finit par comprendre que la forme doit davantage aux négociations avec les tenants des espaces « verts » et aux actes d’autorité du commanditaire qu’à l’imagination de l’auteur revendiqué. Car l’observateur qui prend la peine d’étudier attentivement les œuvres de cet architecte, de dépasser les perceptions superficielles, le sens de l’équilibre et l’horizon de son « nombre d’or » personnel, comprend que Gehry fait partie de ces géants qui ont osé des formes sans précédent et que la déconstruction de l’espace tridimensionnel à laquelle il se livre a transposé à l’architecture les révolutions visuelles conduites dans le domaine de la peinture au tout début du 20e siècle. Il suffit de retourner au Vitra Design Museum et sur le campus de cette entreprise pour se convaincre du talent qui s’y est exprimé pour le compte d’un maître de l’ouvrage cultivé, ferme et respectueux. L’écart saute aux yeux. Gehry ne pouvait désavouer la Fondation Vuitton, mais il est permis à l’observateur un peu critique de douter que la chose livrée corresponde véritablement à l’idée que s’en était faite l’architecte.
L’exposition des toiles de la collection Sergueï Chtchoukine, qui y a été ouverte le 22 octobre dernier, est non seulement quelque chose comme « l’exposition du siècle » parce qu’elle présente 127 des 275 peintures capitales rassemblées par le grand collectionneur russe entre 1897 et 1914, mais elle opère, en raison de la qualité et de la nature des œuvres exposées, une mise en abyme vertigineuse et impitoyable du bâtiment qui l’abrite et qui restera à jamais dans la mémoire des observateurs avertis. Songez qu’on expose là, pour ainsi dire pas à pas, par ses œuvres maîtresses, le processus et le travail des peintres qui ont transformé le regard et la représentation, qui ont affranchi la peinture occidentale des codes albertiens de la perspective figurative et qui l’ont, au fond, émancipée d’une mission d’appropriation et de colonisation symbolique du monde. La collection Chtchoukine est un assemblage proprement « génial » de tout ce qu’il fallait voir et comprendre en peinture au cours de ces 17 années cruciales de l’histoire de l’art. Considérez ensuite que l’architecture occidentale du 20e siècle, dont ce n’était certes pas le propos prioritaire, a fini par casser à son tour les codes orthogonaux, symétriques de ses formes et l’a fait dans le déconstructivisme dont Gehry est reconnu comme un des maîtres. Des toiles exposées, en décomposant l’espace pictural, préfigurent littéralement l’imbrication des volumes et des plans. Elles démontrent que ces développements n’ont rigoureusement rien à voir avec la quincaillerie informatique, mais suivent ce cours des « choses de l’esprit » qui est l’objet même de l’art. Il faut donc visualiser soigneusement la palpitante inventivité des peintres présents dans la collection Chtchoukine et la comparer avec le morne et hasardeux bricolage de cette architecture de compromis. Les toiles de l’avant-garde russe, exposées dans la dernière salle, précipitent la transition et portent le choc de la comparaison à son sommet ; l’architecture de la Fondation Louis Vuitton s’y dissout. 
Mais ce n’est pas tout. Les malheurs ont le don de s’enchaîner et la carapace de verre a été recouverte récemment d’une œuvre de Daniel Buren. On l’a connu plus inspiré. Elle consiste en l’ajout, sur les écailles, d’aplats de couleurs improbables en nature de films plastiques qui font penser irrésistiblement aux cabas de couleur de l’habilleur à bas prix Tati.

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