Swiss Les­sons, une pro­jec­tion du ter­ri­toire en 2048

À l’occasion de l’exposition Under the Radar du S AM de Bâle, Espazium a saisi l’opportunité pour interroger les formes du territoire investiguées par des équipes d’architectes basées en Suisse. Trois questions qui se concentrent sur des problématiques actuelles et auxquelles les architectes sont confrontés dans leur appréhension territoriale du projet. Entretien avec l’architecte, professeur titulaire et directeur du studio LABA de l’EPF Lausanne, Harry Gugger sur Swiss Lessons, troisième projet présenté dans cette série. 

Date de publication
24-03-2020

Dans son article The Space of the World, le chercheur britannique en géographie et théorie politique Stuart Elden fait le constat suivant: «We all too often think of the spaces of geography as areas, not volume. Territories are bordered, divided, and demarcated, but not understood in terms of height and depth.»[1] C’est en questionnant l’architecture comme une clef de lecture du territoire que le studio LABA de l’EPF de Lausanne expérimente une projection du territoire suisse en 2048. Une date qui n’est pas choisie au hasard puisqu’elle célèbrera les 200 ans de la Confédération. Entretien avec Harry Gugger, directeur du studio LABA sur sa démarche autour de Swiss Lessons.

Espazium: Swiss Lessons a été réalisé dans un contexte académique, celui du studio LABA de l’EPF Lausanne à Bâle. Quelle méthodologie mettez-vous en œuvre (approche, thèmes…) pour amener vos étudiants à investiguer le territoire de l’architecture?
Harry Gugger: Notre studio a pour approche fondatrice de vouloir lier le phénomène d’urbanisation avec les différentes conceptions idéologiques de la nature qui en résultent[2]. Nous amenons les étudiants à penser ce lien comme une opposition créatrice pour démarrer leur investigation du territoire et envisager leur projet d’architecture. Nous travaillons à partir du postulat que la planète est complètement urbanisée par les métropoles et par l’ensemble des activités économiques qui sous-tendent nos sociétés. Il s’agit d’une considération principalement politico-économique liée à l’empreinte territoriale du capitalisme et de ses corollaires environnementaux. Les problématiques auxquelles doit répondre l’architecture se situent dans ce croisement conceptuel entre la possession du territoire et la nécessité d’une réponse écologique. 

Concrètement, pendant une année, nous amenons les étudiants à réfléchir sur un projet d’architecture selon une échelle d’analyse du territoire retenue. Pour Swiss Lessons, nous avons choisi d’étudier a sample strip de la Suisse, travaillant une continuité nord-sud entre les cantons de Bâle, de l’Argovie, de Soleure, du Jura, de Lucerne, de Fribourg, de Berne, et du Valais. Dans cette bande d’échantillonnage, ce sont presque 498 communes dont la cartographie fait état. Nous en avons désigné cinq, en particulier pour leur contexte métropolitain, de réseau urbain, de zone calme, de station alpine et de friche alpine: la métropole de Bâle, Olten, Schwarzenburg, Zermatt et Boltiguen. Dans notre studio, la réflexion et la pratique en architecture sont articulées autour d’une observation fine des problématiques auxquelles le territoire est soumis. Ici, ce sont le logement, le travail, l’éducation, l’alimentation et l’accessibilité. Autant de thèmes de recherche mobilisés et mis en œuvre dans des scénarios territoriaux qui, par le biais de l’architecture, testent la pertinence de la stratégie conceptuelle de départ.

Plus particulièrement, quel a été l’intérêt qui a primé pour cette recherche sur le territoire, notamment pour définir le programme de votre studio cette année-là? 
Cela fait suite à la première question et à l’origine de l’élaboration de cette bande d’échantillonnage dans le territoire suisse. Le moteur de cette recherche se situe dans le Portrait de la Suisse effectué par l’Institut pour la ville contemporaine de l’ETH Studio Basel en 2005 et nous avons fait nôtres les premières lignes de ce portrait: «Des événements incroyables tout simplement inimaginables se sont produits…[3]». Cette recherche avait identifié des paramètres créant des typologies d’urbanisation selon le territoire analysé[4]. Nous les avons repris dans une démarche prospective, en poursuivant ce projet à une autre échelle temporelle, celle de 2048, date du 200eanniversaire de la Confédération suisse[5].

Nous souhaitions soumettre l’architecture à l’épreuve de constats modifiant en profondeur le territoire suisse: ¼ de la population suisse est étrangère, il y a donc une nécessité d’ouverture, notamment sur le contexte européen; nous avons extrapolé les statistiques d’augmentation de la population et estimé à 14 millions le nombre de résidents permanents en 2048; enfin la terre a des ressources limitées et notre démarche s’intègre dans une réponse écologique spécifique au territoire observé.

Pour reprendre le résultat de votre analyse, the Territorial Constitution… il positionne votre démarche dans un équilibre entre un projet de société suisse et son environnement. Comment votre projet a-t-il été réceptionné?
The Territorial Constitution se divisait en cinq zones issues d’une stratégie conceptuelle. Les étudiants ont pu développer leur projet élaborant une proposition architecturale pour un développement territorial. Il s’agissait pour eux d’envisager un scénario à long terme prenant en considération un certain nombre de paramètres que nous avons étudiés où la polarité ville – campagne en Suisse est fortement altérée. D’une école internationale à une ferme agricole collective en passant par une réflexion sur l’infrastructure, les réponses architecturales sont à l’avant-garde d’une appropriation humaine envisagée pour 2048.

Pour parler des retombées, la réception de cette publication a été inattendue et il y a même eu une levée de bouclier dans le monde politique. Finalement, c’est la preuve que, par l’architecture, nous avions touché juste. En effet, l’architecture doit percevoir les ensembles qui l’entourent et la composent, notamment les services infrastructurels qui maintiennent une faible densité. Il est nécessaire également de prendre l’architecture comme science positive qui évolue en même temps que son environnement et le contexte social. Cependant, elle doit se garder d’être le véhicule d’un système entropique. 

Notes

[1] Stuart Elden, The Space of the World dans New Geographies 4 : Scales of the Earth, 2011, p.29

 

[2] « We live in an urban-industrialized civilization but at the same time pretend to ourselves that our real home is in the wilderness, in that “Nature” with a capital N. The trouble with this belief is that the aesthetics of Nature – rolling hills and unspoiled greenery – is precisely what hides the fact that Earth in the age of the Anthropocene has become globally dominated by industrial exploitation. Artificiality is now a precondition of life on industrial Earth: a world of domesticated nature and wild urbanisation in the uncanny era when human history collided with geological time » Manifeste de recherche du studio LABA, (epfl.ch/labs/laba/research/)

 

[3] Roger Diener, Jacques Herzog, Marcel Meili, Pierre de Meuron, Christian Schmid, La Suisse, portrait urbain, tome 1: introduction. Éditions Birkhäuser, 2005. Suite de la citation «Depuis le début de nos recherches urbanistiques en 1999, des institutions et des sociétés que l’attachement à une certaine continuité semblait immobiliser se sont mises en mouvement, marquant ainsi le départ d’une évolution qui contredit le cliché de la lenteur proverbiale de la Suisse et de sa résistance à tout type de changement.» 

 

[4] Les paramètres de l’étude urbaine étaient: la densité, la taille, le programme, la centralité, la topographie et la saisonalité. 

 

[5] Le titre du projet de Swiss Lessons est «CH2048 An Urban Portrait Revisited: What will the urban and natural landscape of Switzerland look like in 2048?» 

 

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