L’ar­chi­tec­ture comme cli­mat cons­truit

À l’occasion de l’exposition Under the Radar du S AM de Bâle, présentée jusqu’au 15 mars, Espazium a saisi l’opportunité pour interroger les formes du territoire investiguées par des équipes d’architectes basées en Suisse. Trois questions qui se concentrent sur des problématiques actuelles et auxquelles les architectes sont confrontés dans leur appréhension territoriale du projet. Entretien avec l’architecte Philippe Rahm sur sa recherche, Architecture météorologique, deuxième projet présenté dans cette série.

Date de publication
26-02-2020

Dans « Le vivant et son milieu » Georges Canguilhem décrit comme suit la démarche du biologiste allemand Jakob von Uexküll : «Prenant les termes Umwelt, Umgebung et Welt, Uexküll les distingue avec beaucoup de soin. Umwelt désigne le milieu de comportement propre à tel organisme ; Umgebung, c’est l’environnement géographique banal et Welt, c’est l’univers de la science. Le milieu de comportement propre (Umwelt), pour le vivant, c’est un ensemble d’excitations ayant valeur et signification de signaux (…) Un vivant ce n’est pas une machine qui répond par des mouvements à des excitations, c’est un machiniste qui répond à des signaux par des opérations »1. C’est en questionnant l’architecture comme machine répondant aux stimuli climatiques que le projet « Architecture Météorologique » de Philippe Rahm s’engage depuis 2009. Cette recherche, entre théorie et pratique, développe une expérimentation sur comment le bâti peut créer une structure symbiotique avec son environnement et sa capacité à renouer la notion de confort dans le contexte du réchauffement climatique. Entretien avec l’architecte sur sa démarche.

Espazium : Architecture météorologique explore la thermodynamique appliquée à l’architecture afin d’expérimenter les potentialités des espaces et des structures. Comment votre approche s’inscrit-elle dans une discussion critique sur la pratique architecturale?
Philippe Rahm : Ce serait plutôt l’inverse, mon approche poursuit une recherche historiquement bien établie sur ce que l’architecture peut offrir comme réponse pour créer un habitat viable selon un milieu donné. Elle est certainement critique aujourd’hui des méthodes postmodernes de la fin du 20e siècle en raison du réchauffement climatique auquel nous devons faire face. Le climat et la thermodynamique sont des thèmes de recherche que traitaient déjà Vitruve2 ou Alberti3. La considération de l’architecture pour la météorologie est une science qui a existé si l’on analyse de plus près le dôme de Palladio de la Villa Rotonda (1566-71) dont la réflexion structurale prépondérante est la mise en œuvre d’un système de ventilation4. Le dôme est une machine silencieuse. Le plan quadripartite de l’espace révèle également une recherche sur l’ombre et la fraîcheur et l’alignement des fenêtres est aussi donné pour des raisons de ventilation naturelle.

Malheureusement les lectures, ou du moins les perceptions d’aujourd’hui, issues des années 1960 placent le champ symbolique et culturel des formes architecturales au premier plan, et véhiculent ainsi une histoire de l’architecture tronquée. L’importance des considérations climatiques a disparu au profit de l’installation du chauffage centralisé pour ne citer qu’un exemple. Les lectures esthétiques et culturelles de l’architecture ont, au fur et à mesure, évacué les mécaniques naturelles que l’architecture a toujours eu la capacité de résoudre. Si on pouvait dater cette disparition, ce serait avec l’avènement des discours structuralistes et postmodernistes, soit une échelle de temps comprise entre 1950 et 2010, date où le réchauffement climatique est devenu une donnée sociétale majeure.

Ainsi, Architecture météorologique replace ces potentiels d’expérimentations sur les espaces et les structures et exprime mon point de vue sur cet épiphénomène de la pensée en architecture. Il existe un tropisme autour de la construction sociale comme forme symbolique, tel qu’on peut aujourd’hui analyser le travail d’Aldo Rossi. Il est important aujourd’hui de revenir à des débats sur l’architecture comme machine pouvant s’engager frontalement dans la problématique du réchauffement climatique et à une refondation du langage architectural par le choix opportun des matériaux, des couleurs, non pas comme donnée esthétique, mais désormais comme réponse thermique. Cette relecture contemporaine, propre aux enjeux climatiques, permet de ramener un vocabulaire qui avait été évacué au moment de l’apparition des énergies fossiles qui brûlent toujours sans lendemain. Il est important de revenir aux fondamentaux et de réexaminer les œuvres de certains architectes et urbanistes avec une préoccupation centrée sur les solutions thermodynamiques qu’ils ont résolues plutôt que des considérations esthétiques et une lecture d’une dimension politique. C’est le cas des plans haussmanniens, plus que la dimension sécuritaire, qui ont été établis pour lutter contre les épidémies, notamment du choléra.  

À la lecture d’Architecture météorologique et de vos projets, les forces du paysage (milieu, écologie, etc.) agissent avec une éloquence particulière. Quelle est votre connexion avec l’architecture du paysage et quelle(s) expérience(s) en faites-vous?
Lors de l’exposition Environ(ne)ment au Centre Canadien d’Architecture en 20075, j’avais effectivement été confronté à l’approche du paysagiste Gilles Clément et de sa capacité à réintroduire les cycles écologiques au cœur des préoccupations. L’architecture a pour fondement la transformation locale du climat naturel, de créer un espace chaud dans les froideurs enneigées, un espace ombragé sous les canicules. Elle mitige, elle tempère, elle est un instrument dont la technicité a été découverte au même titre que le feu et le vêtement pour rendre possible l’existence humaine dans des climats froids comme ceux de la Suisse, inhabitables autrement.

Ainsi, le paysage est important pour sa dimension informative. Il permet d’effectuer le passage et de faire le parallèle avec une forme d’écologie architecturale dans l’optique d’une atténuation des forces climatiques pour constituer un bâti habitable. Le projet de Taïwan, Central Park à Taichung, Taïwan, où des cycles d’énergie renouvelable sont mis en œuvre avec des appareils climatiques (les Météores) de même qu'il y a eu un travail avec les forces naturelles pour offrir un abri microclimatique 6. Il y a aussi d’autres formes historiques de lien comme les parcs du 19e siècle en France, Central Park et le parc Victoria à Londres qui ont été créés pour lutter contre les maladies que l’on croyait portées par des miasmes aériens.  

Quelle est votre acception de la notion de climat, centrale dans l’évolution de vos projets?
Ce serait une déclinaison de trois dimensions sur le climat qui permet de comprendre l’évolution de mes projets. D’une part, sa dimension historique, l’architecture dépend du climat et sa réponse peut s’observer au fil d’une histoire de l’architecture et de sa volonté de rendre le climat habitable, dans un bout de climat terrestre naturel inhabitable. En fait, le climat est la raison d’être de l’architecture.

D’autre part, le climat est une finalité aujourd’hui, notamment dans cette transition que notre société affronte face au changement climatique. 40% des émissions mondiales du CO2, responsable du réchauffement climatique, sont issues des bâtiments pour se chauffer. Ainsi l’architecture est en première ligne pour lutter contre ce phénomène et cela doit être son objectif principal, abordé de manière raisonnée dans mon approche.

Enfin, le climat peut aussi fournir les moyens de faire l’architecture. On peut composer les formes des bâtiments selon des principes de physique climatique, en travaillant sur la convection, la conduction, l’évaporation plutôt que sur des principes géométriques ou formels d’addition ou de symétrie. On peut aujourd’hui modéliser l’air, en dessiner les formes grâce aux nouveaux logiciels informatiques comme la CFD (Computationel Fluid Dynamics) et choisir les matériaux selon leurs valeurs d’émissivité ou d’effusivité. Il y a ici un vrai changement de paradigme, qui fait passer le travail de l’architecte du dessin du plein (les murs, les façades, etc.) au dessin du vide (l’air, les températures, la lumière).

Notes

  1. Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, éditions Vrin, 1992, p.185.
  2. Traité De architectura écrit vers -15 avant notre ère par Vitruve.
  3. Traité De re aedificatoria écrit entre 1443 et 1472 par Alberti.
  4. La villa Rotonda, près de Vicence (Vénétie), construite entre 1566-71 en partie d’après les plans de l’architecte Palladio.
  5. Exposition Environ(ne)ment : manière d’agir pour demain a eu lieu au Centre Canadien d’Architecture de Montréal du 18 octobre 2006 au 10 juin 2007.
  6. Le Jardin Météorologique est un projet de parc public réalisé entre 2011 et 2016 dans la partie nord-est du Central Park de Taichung sur l’île de Taïwan.

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