Un nou­veau pont fer­ro­viaire en­tiè­re­ment en CFUP

En 2021, le pont de l’Aiguillon, premier pont ferroviaire du monde avec une auge et à voie étroite entièrement en composite cimentaire fibré ultra performance (CFUP), a été réalisé et mis en service sur la ligne ferroviaire TRAVYS entre Yverdon-les-Bains et Sainte-Croix (VD). Le succès de ce projet pilote permet de confirmer l’applicabilité du CFUP pour réaliser des ouvrages d’art plus légers et plus durables que leur pendant en béton armé conventionnel. Ce projet et de nombreux autres seront présentés à l’occasion de la 4 ème Journée d’étude CFUP qui aura lieu à la Haute école d’ingérée et d’architecture le 26 octobre prochain.

Date de publication
03-10-2023
Eugen Brühwiler
professeur à l’EPFL, où il dirige le Laboratoire de maintenance, construction et sécurité des structures
Numa Bertola
chercheur au Laboratoire de maintenance, construction et sécurité des structures de l’EPFL

D’une portée unique de 6,10 m (ill. A), le nouveau pont de l’Aiguillon remplace un ouvrage construit en 1978 ne répondant plus aux exigences normatives actuelles pour l’exploitation d’une ligne de chemin de fer, les rails existants ayant été fixés directement sur le tablier du pont, sans ballast ni traverse. Les culées en maçonnerie, construites lors de la création de la ligne de chemin de fer en 1893 avaient été rehaussées à l’occasion du chantier de 1978. Lors de la construction du nouveau pont en CFUP, la voie ferrée a également été rénovée et surélevée de 50 cm afin d’obtenir la hauteur nécessaire pour construire l’auge du nouvel ouvrage et de rajouter la couche de ballast requise, d’au moins 30 cm sous les traverses. De plus, les ailes de l’auge permettent d’inclure deux passerelles pour l’évacuation des passagers en cas d’accident.

L’une des principales contraintes de ce projet était le maintien du gabarit routier sous le pont (ill. B). La hauteur maximale disponible pour l’épaisseur du nouveau tablier était ainsi limitée à 24 cm, empêchant la réalisation d’un tablier conventionnel en béton armé. Le pont étant situé dans une zone montagneuse à l’accès limité, un tablier mince en acier aurait quant à lui posé des problèmes de transport. Par conséquent, un nouveau tablier mince constitué de deux éléments préfabriqués en CFUP armé s’est avéré être la solution la plus appropriée1.

Béton vs CFUP

Le CFUP se différencie du béton de par sa composition: ciment, particules fines (d’une taille maximale de 1 mm), eau, adjuvants, additifs et une grande quantité de fines fibres d’acier élancées. Contrairement à un béton conventionnel, il n’y a donc pas d’agrégats. Cette composition unique lui procure des propriétés mécaniques 4 à 5 fois supérieures à celles d’un béton conventionnel, en compression comme en traction. Le CFUP a également un comportement écrouissant en traction qui lui permet de rester imperméable en conditions de service, lui procurant une bien plus grande durabilité que le béton. Ces propriétés permettent une réduction de la quantité de matière, généralement 2 à 3 fois inférieure à celle d’une structure en béton armé.

Avec plus de 350 utilisations répertoriées à ce jour2, la Suisse est un pays précurseur dans l’utilisation du CFUP. Le cahier technique SIA 20523 et la documentation OFROU 820224 permettent de dimensionner des éléments en CFUP et CFUP armé. Tous deux sont également de plus en plus utilisés pour la conception de structure nouvelles, par exemple la passerelle de Chaumény5 ou en combinaison avec le bois pour créer une structure avec un impact environnemental réduit comme pour le pont du Fruttli6.
Conception et dimensionnement de l’ouvrage

L’auge du pont est composée de CFUP type UB conformément aux exigences définies dans la documentation OFROU 820224, et de barres d’armature en acier dont les propriétés mécaniques sont présentées dans la figure G. Les charges permanentes sont constituées du poids propre de l’élément structurel (auge) et des éléments non structurels (ballast de la voie, traverses, rails, barrières). Le pont est conçu pour supporter les charges déterminantes du trafic ferroviaire suivantes:

  • Pour les charges dues au trafic ferroviaire à voie étroite, le modèle de charge 7 selon la norme SIA261 est appliqué pour la conception de l’auge. Ce modèle de charge se compose de quatre charges d’essieu avec une valeur caractéristique de 200 kN.
  • Les charges sur les passerelles ont une valeur caractéristique de 2,5 kN/m2.
  • Les charges causées par les véhicules déraillés sont également prises en compte en utilisant les modèles de charges de déraillement 6 et 7 de la norme SIA 261 pour prévenir les défaillances structurelles et pour retenir le véhicule en cas de déraillement.

Le point clé du projet

L’auge a une longueur totale de 6,6 m et une largeur totale de 5,7 m. La structure est composée de deux éléments préfabriqués en CFUP armé. Ces éléments ont d’abord été construits en atelier, puis assemblés sur le site par un joint de clavage longitudinal coulé sur place, également en CFUP armé. Cette connexion entre les éléments préfabriqués est donc un point clé de la fabrication du tablier du pont. C’est pourquoi des essais en laboratoire sur les poutres transversales à taille réelle ont été réalisés afin de valider le comportement du joint de clavage et déterminer sa résistance maximale et son comportement en flexion.

L’ensemble de l’auge du pont est composé de deux poutres principales, de deux passerelles, de poutres transversales, de raidisseurs d’âme et de plaques minces de 60 mm entre les poutres transversales. Tous ces éléments fonctionnent ensemble comme un élément structurel monolithique.

L’auge a été dimensionnée à l’aide d’un modèle par éléments finis en 3D pour l’analyse structurelle. Les poutres principales travaillent ensemble avec la passerelle pour créer une poutre en «Z» dans laquelle la passerelle est considérée comme l’aile supérieure en compression et la poutre principale comme l’aile inférieure en tension. Quatre barres d’armature en acier de 20 mm de diamètre sont placées dans la poutre principale pour renforcer la résistance à la traction. La résistance à la traction du CFUP a également été prise en compte dans la détermination de la résistance ultime de la poutre principale. La vérification de la fatigue de l’acier d’armature et du CFUP a également été effectuée.

Discontinuité

Les poutres transversales entre les deux éléments préfabriqués sont reliées par un joint CFUP coulé sur place. En raison de la discontinuité des fibres d’acier au niveau des surfaces de contact entre deux étapes de fabrication, la résistance à la traction du CFUP a été négligée pour la vérification structurelle au niveau de ces surfaces. Cette hypothèse a été validée par l’expérience en laboratoire présentée dans le chapitre suivant.

Étant donné que l’auge en CFUP supporte une voie ballastée lourde et que la vitesse de service des trains est relativement faible (Vmax = 45 km/h), il n’y a pas de problème concernant le comportement dynamique. Dans les projets avec des voies ferrées fixes et des trains à grande vitesse, le comportement dynamique aurait dû être analysé à l’aide de modèles dynamiques utilisés pour les structures de pont.

Expérience en laboratoire

En raison de la difficulté d’accès à l’emplacement du pont, le tablier a été divisé en deux demi-auges préfabriquées et un joint de clavage a été coulé en place. Ainsi, les poutres transversales du pont sont elles aussi constituées de deux éléments préfabriqués et du joint de clavage. Cette conception conduit à des propriétés structurelles particulières car, dans la poutre transversale en CFUP, les fibres sont interrompues aux interfaces entre les éléments préfabriqués et le joint.

La capacité portante de la poutre devrait être différente de celle d’une poutre conventionnelle coulée en un seul élément puisque la résistance à la traction du CFUP devrait être significativement plus faible à ces interfaces. Deux poutres transversales à taille réelle ont été préparées pour être testées en laboratoire. Un compte rendu détaillé de cette expérience est présenté dans un article spécifique7.

La poutre transversale a une longueur totale de 3 mètres avec une section en T. L’âme a une surface carrée avec une largeur de 180 mm tandis que l’aile a une hauteur de 60 mm et une largeur de 650 mm. Dans chaque élément préfabriqué, le renforcement comprend quatre barres d’armature d’un diamètre de 26 mm. Les armatures des deux éléments préfabriqués se recouvrent dans le joint de clavage.

Un modèle analytique du comportement à l’état ultime de la poutre a été développé en se basant sur le cahier technique sur le CFUP (SIA 2052). La résistance maximale de la poutre a été estimée à 204 kN en utilisant les valeurs moyennes des propriétés mécaniques du CFUP. La section critique est évidemment située à l’interface entre les éléments préfabriqués et le joint, car la résistance à la traction du CFUP y est admise comme nulle, en raison de la discontinuité des fibres. Ces poutres ont été testées au sein de la halle d’essai de génie civil à l’EPFL.

Deux vérins hydrauliques (capacité de 1000 kN chacun) ont été utilisés pour appliquer une déformation progressive aux deux extrémités de la poutre (vitesse de 0,02 mm/s). Les mesures ont été effectuées à l’aide de capteurs de déplacement (LVDT), d’extensomètres. Un système de détection des fissures basé sur la corrélation d’images numérique (DIC) a été également installé pour localiser la section critique et le mode de rupture.

Les courbes force-déplacement pour chaque poutre sont présentées à la figure E. Comme l’expérience est contrôlée par un déplacement imposé, la force mesurée par la cellule de charge de chaque vérin varie légèrement pour le même déplacement en raison de la variabilité des propriétés des matériaux dans la poutre et d’une légère asymétrie dans les positions d’introduction de la charge. La résistance maximale moyenne obtenue avec les deux vérins et pour chaque poutre se situait entre 218 et 234 kN, ce qui concorde bien avec les prédictions du modèle analytique.

Observation du mécanisme de rupture

Le deuxième objectif de l’essai est d’observer le mécanisme de rupture. Les deux poutres ont montré une importante capacité de déformation dans le domaine plastique. Bien que la ductilité soit réduite par rapport à une poutre en CFUP armé conventionnel, ce résultat confirme qu’une rupture fragile de la poutre n’est pas plausible. La fissure critique, monitorée grâce au DIC est bien située à l’interface entre les éléments préfabriqué et le joint de clavage. On constate que cette fissure commence à s’ouvrir exactement au pic des forces appliquées, montrant que la durabilité de l’élément ne devrait pas être affectée par rapport à une poutre conventionnelle en CFUP.

Validation du concept

En examinant les poutres d’essai après l’expérience, il a été observé que la rupture s’est produite par arrachement des barres d’armature sans affecter significativement la ductilité du mécanisme de rupture. Ce type de rupture peut être expliqué par le fait que l’ancrage des barres d’armature est parallèle à l’interface entre le préfabriqué et le joint de clavetage.

Dans l’ensemble, les résultats de la campagne expérimentale ont permis de valider la conception de la poutre transversale. Les résultats expérimentaux montrent un comportement élastique dans des conditions de charges de service et un mécanisme de rupture non fragile. En outre, la résistance maximale prévue (capacité portante) basée sur le modèle analytique adapté du CT2052 a été confirmée par la charge maximale observée pendant l’expérience. La résistance à l’effort tranchant a été prédite comme étant significativement plus grande que la résistance à la flexion par le modèle analytique, et cette prédiction a également été validée par les résultats expérimentaux7.

Exécution et installation du pont

Les deux éléments en CFUP du tablier du pont ont été préfabriqués en usine (ill. I) avant d’être transportés sur le chantier pour y être assemblés (ill. H). Le joint entre les deux éléments a été coulé à l’aide du CFUP fabriqué sur place par un mélangeur spécial. La précision de l’assemblage de ces deux éléments est de l’ordre de quelques millimètres. Les résultats des tests effectués sur les échantillons prélevés en usine et sur le chantier indiquent que la valeur caractéristique de la résistance à la compression du CFUP à 28 jours est supérieure à 150 MPa. Il s’avère que la résistance effective à la compression du CFUP de type UB est beaucoup plus élevée que la valeur nominale indiquée dans la figure G. L’auge du pont a été installée de nuit à l’aide d’une grue mobile. Ce travail a duré environ 3 heures, avec une précision d’installation de 3 mm.

Confirmation du potentiel du CFUP

La construction du pont ferroviaire de l’Aiguillon confirme le potentiel du CFUP pour construire de nouveaux éléments structurels pour les projets d’infrastructure. L’utilisation du CFUP permet de réduire considérablement le poids des éléments et rend possible leur préfabrication. Le choix du CFUP permet également de garantir une longue durabilité de l’ouvrage et de minimiser la maintenance prévue. L’impact environnemental est ainsi réduit sur l’ensemble du cycle de vie de l’ouvrage comparé à une structure en béton conventionnel, tout en restant économiquement compétitif, notamment lorsque les contraintes du projet, comme le respect du gabarit routier et la difficulté d’accès au chantier, sont importantes.

Quatrième journée d’étude CFUP

 

Cette journée d’étude a pour but de présenter des projets CFUP particuliers réalisés ces dernières années et de partager des expériences concrètes en relation avec l’élaboration de projets, le dimensionnement et l’exécution. Les projets présentés permettront de démontrer le potentiel d’application de la technologie CFUP, en respectant les principes du développement durable. Les particularités du Cahier technique SIA 2052 révisé y seront également présentées.

 

Colloque – 26.10, 08:00-17:00
CFUP – composite cimentaire fibré ultra-performant: concevoir, dimensionner, construire
Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg (HEIA-FR)
-> heia-fr.ch

Pont ferroviaire de l’Aiguillon, Baulmes (VD)

 

Maître d’ouvrage
Transports Vallée de Joux – Yverdon-les-Bains – Ste-Croix (Travys)

 

Génie civil
Gruner

 

Construction
Walo Bertschinger et Element

 

Essais en laboratoire
Laboratoire de maintenance, construction et sécurité des structures de l’EPFL

 

Durée du projet
2018-2021

 

Coûts de réalisation des deux éléments préfabriqués du tablier (y c. système de la mise à terre et transport au chantier)
CHF 56 000.–

 

Coût total
CHF 400 000.–

Notes

 

1 Trinh NT, Bertola NJ, Garcia E, Brühwiler E. «Short Span UHPFRC Railway Bridge in Switzerland-From Design to Implementation», IABSE Symposium Prague 2022

 

2 Bertola N, Schiltz P, Denarié E, Brühwiler E. «A Review of the Use of UHPFRC in Bridge Rehabilitation and New Construction in Switzerland». Frontiers in Built Environment, 2021

 

3 Cahier technique SIA 2052 Béton fibré ultra-performant (BFUP) – Matériaux, dimensionnement et exécution, 2016

 

4 ASTRA 82022 CFUP pour la maintenance et la construction d’ouvrages d’art de l’infrastructure routière, 2023

 

5 Géhin D, Brühwiler E, Bertola NJ, Widmer L. «Design and Construction of the Chaumény Footbridge in Posttensioned UHPFRC», IABSE Symposium Prague 2022

 

6 Bertola N, Küpfer C, Kälin E, Brühwiler E. «Assessment of the Environmental Impacts of Bridge Designs Involving UHPFRC», Sustainability, 2021

 

7 Bertola N, Trinh NT, Garcia E, Brühwiler E. «Experimental investigation of a keying joint cast in UHPFRC between precast UHPFRC bridge elements», Materials and Structures, 2022

Magazine

Sur ce sujet