Mar­seille, pré­ci­sions sur la re­cons­truc­tion du Vieux-Port

Un carnet de route de Pierre Frey, #5

Cette chronique, qui se déploie à l’occasion d’une recherche sur Fernand Pouillon, se propose de livrer des résultats intermédiaires et collatéraux: textes et contextes, images, films, bandes sonores viendront peu à peu en meubler les rayons. Dans ce cinquième épisode, Pierre Frey éclaire les circonstances et les motivations de la destruction du quartier du Vieux-Port.

Date de publication
16-10-2019

Quatre remarques liminaires

1. L’histoire n’est pas un tribunal1
Dans La France de Vichy, 1940-1944, l’historien Robert Paxton met en évidence à la fois la nécessité de tirer au clair les événements et d’éviter de juger des personnes. L’histoire n’est pas un tribunal qui se devrait d’administrer des preuves irréfutables et de fonder des condamnations, mais plutôt une discipline dont l’objet est d’articuler des relations entre des faits vérifiés et de les exposer en un récit si possible pertinent et utile.

2. Fernand Pouillon, une réception contrariée
L’historiographie de l’œuvre de Fernand Pouillon se fonde sur des publications généralement de belle qualité, intervenues entre 1982 et aujourd’hui. Parmi les auteurs faisant autorité, architectes pour la plupart, Attilio Petruccioli2 se distingue nettement par sa vision et par la portée de ses travaux. Pour étudier l’œuvre de Pouillon, dont les sources sont dispersées et les principaux fonds publics inaccessibles en pratique, un travail professionnel systématique d’historiens et de documentalistes est indispensable. À défaut, la réception de l’œuvre d’un des architectes les plus significatifs du 20e siècle restera tributaire de modes soucieuses tantôt de mettre en lumière tel ou tel aspect, tantôt de l’occulter.

3. La reconstruction à Marseille
Cette période occupe une place essentielle dans la vie et l’œuvre de Fernand Pouillon. La perspective de la reconstruction du Vieux-Port et sa mise en œuvre effective l’occupent en effet dès après son diplôme et sa rencontre avec Eugène Beaudouin, et jusqu’en 1954. Pour dégager les grandes lignes et proposer une interprétation de cette période, nous nous sommes appuyés sur deux ouvrages clefs. L’architecte Jean-Lucien Bonillo a publié en 2008 La Reconstruction à Marseille3. L’information sélectionnée est précise, elle livre de nombreux éléments factuels nécessaires. Dans l’ensemble, l’auteur se place dans le fil de ceux qui sont portés à souligner le rôle des forces allemandes d’occupation dans la destruction du quartier du Vieux-Port et à pointer l’absence de preuves formelles quant aux responsabilités personnelles des agents de l’État français. 

Sheila Crane est une intellectuelle et historienne américaine ; son ouvrage, publié en 2011, Mediterranean Crossroads, Marseille and Modern Architecture4, fournit également un lot précieux d’informations. Elles sont agencées sur un spectre problématique très large et fondent une réflexion approfondie sur les pratiques d’hygiénisme urbain et ce qu’elle nomme une opération d’urban gynecology. L’approche culturelle et territoriale, enrichie par les études de genre, met en évidence la continuité ancienne et profonde de l’acharnement des classes dominantes contre un quartier populaire ancien. La jonction de cette volonté avec celle des artificiers de la Wehrmacht, en février 1943, se comprend dès lors comme un concours de circonstances civiles et militaires. L’apport intellectuel de Sheila Crane est de première importance pour enrichir la réflexion et l’analyse.

4. Adhérer au Parti communiste français en 1946?
Pendant les six premiers mois de l’année 1946, François Billoux (1903-1978) est ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU) du gouvernement français. Billoux est membre titulaire du bureau politique du Parti communiste français (PCF) depuis 1936.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le pouvoir à Marseille est aux mains de Raymond Aubrac, un ingénieur des ponts et chaussées, résistant de la première heure, proche du Parti communiste, nommé par de Gaulle commissaire de la République à Marseille, où son action s’appuie sur le PCF et le syndicat CGT.

En décembre 1945, Jean Cristofol (1901-1957), fonctionnaire des douanes et militant CGT, membre du PCF, est élu président du conseil municipal de Marseille. Il sera fait maire en 1946.

C’est en 1946 que Fernand Pouillon, qui nourrit de grandes et légitimes ambitions dans le cadre des chantiers de la reconstruction à Marseille, juge opportun d’adhérer au PCF. Il démissionnera trois mois plus tard. La suite des événements, qui voit Cristofol éloigné de la mairie en 1947 et remplacé par le gaulliste Michel Carlini (1889-1967), lui donnera raison. 

« If Beaudouin supported the Vichy regime’s openly declared war on the slums, Nazi authorities, with the consent of key Vichy officials, undertook slum clearance as urban warfare. »5 Ces termes ouvrent le chapitre clef de l’ouvrage de Sheila Crane en deux registres parallèles : d’une part une chronologie de faits et d’énoncés, et d’autre part une synthèse. Nous souhaitons démontrer que sa recherche, inédite en français, éclaire le sujet d’un jour nouveau.

Les faits

  • Automne 1940, « l’État français [Vichy] fait de la construction publique un élément de la Révolution nationale, proclamant que tous les aménagements urbains relevaient désormais de sa compétence et de son autorité. »6
  • 9 septembre 1940, décret sur les associations de travailleurs et d’employeurs (dissolution).
  • 31 décembre 1940, l’Ordre des architectes remplace les organisations professionnelles traditionnelles de défense. Les architectes, pour être inscrits à l’Ordre, devaient faire une déclaration de pureté raciale.
  • 22 janvier 1943, Eugène Beaudouin établit un plan « Ville de Marseille, quartier évacué », avec mention des « immeubles à conserver » selon leur intérêt7. Ce plan participe d’un « Plan d’aménagement et d’extension de Marseille » auquel correspondent des « Minutes pour un programme de travail ».
  • 24 janvier 1943, 20 000 habitants du Vieux-Port de Marseille sont évacués de force après que, la nuit précédente, la police française a procédé à de nombreux contrôles d’identité et interpellé 635 habitantes et habitants du quartier, en majorité juifs et étrangers. Ces derniers seront déportés à Sobibor et ­Oranienburg-Sachsenhausen, 100 d’entre eux seulement rentreront.
  • 29 octobre 1943, Eugène Beaudouin livre un projet révisé de proposition pour le quartier du Vieux-Port à Marseille8.
  • 1968, dans ses Mémoires, Fernand Pouillon se livre à un vibrant plaidoyer en faveur d’Eugène Beaudouin, qui « devait souffrir près de dix années de calomnies ». À propos du Vieux-Port de Marseille, il détaille (pp. 84-85) les qualités urbaines de ce quartier populaire, lieu selon lui de la mixité sociale. Il caractérise comme une « atrocité » (p. 83), le dynamitage du quartier et rappelle qu’il « avait travaillé à l’urbanisme de la ville sous les ordres de l’architecte en chef Beaudouin » (p. 82). Pouillon souligne que Beaudouin aurait été totalement étranger à l’opération de planification de la destruction du Vieux-Port. Il écrit (p. 84) : « Accueillant sur le quai de la gare Beaudouin de retour de Paris, je lui appris la monstrueuse décision de l’occupant, décision dont il ignorait tout. »

La synthèse

Le dynamitage du Vieux-Port de Marseille permet de réaliser l’une des plus parfaites tabula rasa telles qu’appelées de leurs vœux par les architectes modernes avant-guerre. Eugène Beaudouin l’a conçue et planifiée, il a employé dans ses équipes Fernand Pouillon. La Wehrmacht allemande l’a mise en œuvre et Fernand Pouillon a littéralement raflé la mise de la reconstruction. En effet, Eugène Beaudouin agit à Marseille entre 1941 et 1943 comme urbaniste en chef de la Ville, en conformité avec l’organisation territoriale du gouvernement de Vichy dont il est l’un des agents. Comme tel, il imagine et théorise ce qu’il nomme le « curetage » d’un quartier insalubre. Il établit et fait établir un plan du périmètre à démolir, identifie les immeubles de valeur à conserver et n’oublie pas d’acquérir pour son propre compte l’Hôtel Franciscou qui sera finalement rasé en 1946. Pour ce travail, il emploie des assistants payés jusqu’en novembre 1943 par la mairie de Marseille ; parmi ceux-ci, on compte Fernand Pouillon. La tabula rasa que les mandataires professionnellement qualifiés, emmenés par Beaudouin et agissant à Marseille pour le gouvernement de Vichy, auront réalisée est l’une des plus accomplie et des plus étendue qui soit. Mais ni ses auteurs, ni Le Corbusier qui ne manqua pas de faire des propositions de reconstruction pour ce secteur, n’en profiteront. Fernand Pouillon obtiendra d’abord la réalisation du quartier de la Tourette et parviendra par la suite, couvert par Auguste Perret, à évincer André Lecomte, mandataire désigné pour la reconstruction du Vieux-Port. Il réussit ainsi à dominer la scène et à s’assurer le contrôle de la plus grande partie des surfaces à reconstruire. La reconstruction : les qualités des réalisations de la Tourette et du quartier du Vieux-Port ont été largement reconnues ; il est peut-être nécessaire de souligner qu’elles ont été permises, au plan de l’étude des projets, par la longue familiarité que Pouillon a acquise pendant sa collaboration aux projets antérieurs. Il convient aussi de remarquer que divers caractères des immeubles de Pouillon lui ont été apportés ou suggérés par les circonstances ou même par ses concurrents malheureux. André Lecomte9 semble en effet avoir été le premier à introduire dans le quartier la notion de loggia, dont Pouillon déclinera brillamment et pour le bonheur des usagers de nombreuses variations. La solution des toits en pente et couverts de tuiles n’est pas la plus heureuse et se rapporte à une exigence de la commission des sites10 ; la même avait d’ailleurs prescrit l’usage de la pierre naturelle alors que l’idée des arcades et de l’anticipation sur le domaine public maritime est aussi à porter au crédit de Lecomte11. L’autorité municipale, pour des raisons étrangères à l’architecture, ayant accordé à l’un ce qu’elle avait refusé à l’autre.

Sic transit gloria mundi

En fin de compte, la reconstruction du Vieux-Port de Marseille demeure un avatar des ambitions de Vichy. Le Maréchal Pétain, au cours de son voyage dans le Midi en décembre 1940, avait, comme pour dissiper l’impression qu’avait laissée la défaite et la perte de la capitale, déclaré Marseille « Porte de l’Empire ». De ce point de vue, les motifs décoratifs arabisants, empruntés à la Casbah d’Alger, et dont Pouillon pare le quartier de la Tourette, pourraient être interprétés comme une expression du mot d’ordre colonial du Maréchal. Peu de gens imaginaient à ce moment-là qu’à peine 20 ans plus tard, cette porte se refermerait sans retour sur les centaines de milliers de rapatriés d’Algérie, flanqués de la cohorte des harkis. 

Dans L’Homme foudroyé, Blaise Cendrars reprend le motif de Marseille, la ville chargée d’une histoire millénaire, mais dépourvue de monuments. Il se pourrait bien que Pouillon y ait édifié une sorte de monument involontaire et paradoxal à la chute de l’empire colonial français.

 

Notes

1. Florence Hulak, « Le tribunal de l’histoire? Vérité historique et vérité judiciaire », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2016/1 (Tome 141), pp. 3-22.

 

2. Notice biographique : archnet.org/authorities/2690. Le professeur Petruccioli est l’intellectuel qui, le premier, a entrepris de replacer l’œuvre de Pouillon dans le contexte de l’architecture du 20e siècle. Il l’a exposée à la biennale de Venise de 1982.

 

3. Jean-Lucien Bonillo, La Reconstruction à Marseille, Architecture et projets urbains 1940-1960, Marseille, Éditions Imbernon, 2008.

 

4. Sheila Crane, Mediterranean Crossroads, Marseille and Modern Architecture, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011.

 

5. Ibidem. 

 

6. Danièle Voldman, « L’épuration des architectes », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 39-40, 1995. Lendemains de libération, lendemains de guerre, sous la direction de René Girault, pp. 26-27. persee.fr. Cet article démontre, peut-être sans le vouloir, que l’histoire de l’épuration de l’Ordre des architectes et de l’industrie de la construction reste à écrire.

 

7. Sheila Crane, op. cit., illustration p. 143, source: Média­thèque de l’architecture et du patrimoine.

 

8. Ibidem, p. 169, Archives municipales, Marseille : 478 W 366.

 

9. Ibidem, pp. 211-212.

 

10. Ibidem, p. 217.

 

11. Ibidem, p. 229.

 

Les carnets de route de Pierre Frey

 

Cette chronique, qui se déploie à l’occasion d’une recherche sur Fernand Pouillon, se propose de livrer des résultats intermédiaires et collatéraux: textes et contextes, images, films, bandes sonores viendront peu à peu en meubler les rayons.

#1 Ar­chi­tec­tures al­gé­riennes et alen­tour

 

#2 «Je promettrai à ton Crésus la lune en pierre»

 

#3 S’agit-il de délibérer, la cour en conseillers foisonne…*

 

#4 [La pho­to­gra­phie d’ar­chi­tec­ture] pro­voque d’im­menses dé­cep­tions*

 

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