Ar­chi­tectes-pro­mo­teurs, je t’aime moi non plus

L’ADN des promoteurs et celui des architectes sont-ils compatibles? Ces deux mondes réunis autour d’un projet commun peuvent-ils s’entendre? L’analyse des modèles d’affaires, des stratégies et des cultures d’entreprise des acteurs privés de l’immobilier éclaire les relations qu’ils entretiennent avec les architectes et les marges de manœuvre qu’ils leurs allouent.

Date de publication
16-01-2024

Les promoteurs ont mauvaise presse. Dans l’imaginaire collectif, entretenu par quelques figures fictionnelles peu recommandables, à l’image de l’entrepreneur Nottola du film Main basse sur la ville (Francesco Rosi, 1963), les promoteurs sont toujours les méchants de l’histoire. Ceux qui achètent des terrains à vil prix, expulsent les plus démunis, construisent vite et mal pour un maximum de profit et massacrent le paysage à coups d’opérations génériques et sans qualité, avec la bénédiction d’élus complices ou ignorants et d’entrepreneurs douteux. De cette image dégradée, les promoteurs eux-mêmes ont du mal à se départir, au point que certains n’assument pas le titre.

Pour autant, les acteurs privés de l’immobilier construisent l’essentiel des logements en Suisse aujourd’hui. Dans le canton de Genève par exemple, les 40 membres de l’APCG (Association des promoteurs et constructeurs genevois) contribuent à 70% de la création de logements. Ils sont donc, pour la plupart des architectes, des partenaires incontournables.

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Promoteur qui es-tu?

Dans cet article et ce dossier, le terme «promoteur» – apparu en France lors de la reconstruction, quand la production de logements est passée à un stade industriel – sera employé de manière volontairement abusive, par simplicité, pour désigner une constellation d’acteurs dont certains ne font pas de promotion immobilière au sens traditionnel. Nous nous intéressons aux donneurs d’ordre privés: maîtres d’ouvrage, pilotes, développeurs, constructeurs, soit plus largement aux acteurs qui interagissent avec les équipes de mandataires pour concevoir et réaliser un projet, souvent eux-mêmes soumis aux pressions des investisseurs, actionnaires, banquiers et autres acteurs d’un marché du logement financiarisé.

Parmi tous ces protagonistes, deux profils contrastés se dessinent. Les promoteurs «classiques», qui achètent du foncier, le valorisent en y développant un projet puis revendent, en PPE ou à des investisseurs. Ceux-là se rémunèrent – la fameuse marge – sur la vente d’un foncier valorisé. Leurs risques sont liés au portage financier de l’opération, qu’ils assurent pendant plusieurs années, ce qui les rend très dépendants des fluctuations du marché (prix du foncier et de l’immobilier, taux d’intérêts, coûts de construction) et des délais (autorisations de construire, recours, chantier). Il s’agit souvent de petites structures indépendantes de quelques personnes, familiales, assez souples dans leur fonctionnement, discrètes.

À l’autre extrémité du spectre, on trouve les grands groupes, des entreprises de construction à l’origine, devenues des développeurs-constructeurs, avec parfois des activités de promotion. Ces entreprises, parfois internationales, souvent cotées en bourse, donc dépendantes de leurs actionnaires et exposées aux fluctuations des marchés financiers, emploient des milliers de salariés en Suisse. La promotion, la planification et le développement ne sont pas leur cœur de métier mais leur permettent (du fait de leur forte valeur ajoutée) de nourrir leur branche construction. La tendance, au niveau européen, est à la concentration de toutes les compétences pour proposer à leurs clients-investisseurs un interlocuteur unique ainsi qu’une offre intégrée et largement digitalisée, du conseil à la prospection de terrains, de la conception à la réalisation, voire l’exploitation.

Dans cette constellation d’acteurs, on retrouve donc aussi bien des «artisans» que des majors internationaux, dont les modèles économiques, les cultures d’entreprise, les process et les stratégies diffèrent dans les grandes largeurs et influencent leur manière de faire du projet, leur rapport à la qualité architecturale et environnementale et leurs relations aux équipes de mandataires.

Clichés en miroir

Au sein du couple promoteurs-architectes, on n’échappe pas non plus aux clichés, pas toujours si éloignés de la réalité. Les premiers considèrent volontiers l’architecte comme un artiste qui veut réaliser son projet, un empêcheur de tourner en rond qui leur coûte cher, ne maîtrise ni les délais, ni les budgets, ni les écobilans et ne sait pas mener un chantier. Pour les seconds, le promoteur est souvent le grand méchant décrit plus haut, qui marge au détriment de la qualité – «le rendement commande tout» –, envisage le projet sous l’angle de son tableur Excel et de ses diagrammes de risque (et maintenant du BIM), maltraite les concepteurs avec des méthodes agressives et des pratiques discutables.

Il y a des associations qui fonctionnent, et même des couples qui durent, parce que chacun s’est mis au diapason des besoins et contraintes de son partenaire, a trouvé son modus operandi et les moyens d’en tirer des bénéfices mutuels. Mais les relations promoteurs-architectes se révèlent souvent conflictuelles, teintées d’incompréhension et de ressentiment, qui ne s’expriment qu’en off. Comme si l’exposé des griefs et des difficultés, la critique constructive dans le cadre d’un débat ouvert, n’étaient pas possibles.

Dans un contexte qui est, globalement, celui du rapport de force, comment trouver des terrains d’entente, créer des partenariats équilibrés et respectueux du travail de chacun au bénéfice du projet, donc des utilisateurs finaux? Quels sont en Suisse romande les cadres de la commande privée qui s’imposent aux mandataires et les marges de manœuvre qui leur restent?

Le concours (SIA) n’a pas la cote

Chez les acteurs privés de l’immobilier, le concours SIA, avec son règlement contraignant, n’est pas cette chose sacrée – prérequis, gage de qualité du projet – défendue par les associations professionnelles. Affranchis des règles des marchés publics, ils sont libres1 de choisir selon quels modèles de collaboration ils souhaitent travailler.

Pour choisir un mandataire, les pratiques varient: certains revendiquent de ne jamais mettre les architectes en concurrence, privilégiant les services de bureaux renommés, dont ils connaissent les méthodes et les références. D’autres ont recours à des concours sur invitation, plus coûteux et chronophages au départ, mais qui permettent de faire émerger des approches contrastées et de choisir le meilleur projet. Chez les plus gros développeurs, le concours avec maquette numérique se généralise; les partisans de cette procédure vantent une meilleure comparabilité des variantes proposées et de leur intégration dans l’environnement, et la possibilité d’utiliser les données produites pour la planification et la réalisation du projet. Le concours, allié à la maquette numérique, permet aussi de gagner un temps précieux en phase de développement.

L’objectif n’est souvent pas tant de rechercher le meilleur projet qu’un partenaire «flexible», qui comprend les attentes du promoteur et son modèle économique et dont les reins sont assez solides pour encaisser la charge de travail en flux tendu imposée par des délais toujours plus difficiles à tenir. Chaque promoteur a ainsi son écurie de chevaux gagnants, dans laquelle on n’entre que par réseau et cooptation.

L’architecte à géométrie variable

Selon leur modèle d’affaire, leur culture et le contexte dans lequel ils interviennent, les promoteurs-développeurs choisissent les modèles de collaboration les plus adaptés pour maîtriser au mieux la qualité du projet et, surtout, ses coûts et ses délais. Selon les cas, le rôle des bureaux d’architecture est à géométrie variable: d’acteur majeur dans le modèle du mandat d’architecte, à simple sous-traitant dans celui du prestataire global.

Si le mandat d’architecte peut avoir les faveurs des promoteurs «classiques» qui pilotent eux-mêmes leurs opérations et travaillent dans un rapport de partenariat à peu près équilibré avec les mandataires, la tendance chez les grands groupes est à l’intégration d’un maximum de compétences en interne et à la concentration des prestations de projet dans leurs seules mains selon des modèles d’entreprise totale (ET) ou de prestataire global (PG). Ces modèles de financement et d’organisation permettent à l’entreprise de se poser en interlocuteur unique de son client – qui ne demande pas mieux – et d’avoir les mains libres pour gérer ses propres prestataires (architectes, planificateurs, entreprises) selon le cadre économique et temporel, les outils et les process qu’elle définit, de manière plus ou moins transparente vis-à-vis de son maître d’ouvrage.

L’enjeu d’un contrat d’ET ou de PG étant de garantir au client un prix et des délais, chaque phase de projet doit être optimisée pour accélérer le processus, au prix d’une compression et d’un chevauchement des traditionnelles phases SIA. La présence du constructeur très en amont du projet et la généralisation du recours au BIM rebattent les cartes de la conception – tout le monde développe en même temps – et bousculent la pratique des architectes, poussés à produire des maquettes numériques à des stades précoces et, en caricaturant à peine, à faire des plans d’exécution au stade de l’esquisse. Avec le risque que le process prenne le pas sur le projet, la gestion de données sur les questions d’espace, de matérialité, de détails. Sur l’architecture en somme, et sur l’humain; on est loin du rêve de l’architecte qui développe patiemment un projet avec les futurs usagers…

À ce jeu, seuls quelques bureaux suffisamment «flexibles» et outillés sont capables de «performer» selon les conditions de l’entreprise: Itten Brechbühl (350 employés), Burckhardt (400 employés) ou, en Romandie, CCHE (350 employés), Ferrari architectes (60 employés) pour ne citer qu’eux.

L’architecte en voie de disparition?

Dans les modèles très intégrés, l’architecte court le risque d’être réduit au rôle de producteur du concept, du discours et de l’image, pour «gagner» une autorisation de construire, avant de s’effacer au profit de l’ET ou du PG qui réalisera ladite image à sa manière, sans droit de regard de son auteur, avec la perte de qualité en ligne qu’on peut imaginer sur la mise en œuvre, les matériaux, les détails.

Pour éviter de se dissoudre dans l’ET ou le PG et reconquérir une forme d’indépendance, certains gros bureaux d’architecture ont pris le contrepied en créant leur propre structure d’entreprise générale, ce qui leur permet de se profiler à leur tour comme entreprise totale. C’est le cas par exemple en Suisse romande de CCHE avec sa branche Perspectives Construction.

Contre une trop grande concentration des pouvoirs dans les mains d’un seul prestataire et pour promouvoir une meilleure collaboration entre tous les acteurs majeurs du projet, la SIA travaille à l’élaboration d’un projet de fiche technique SIA 2065 consacrée aux contrats d’alliance2. Dans ce modèle, les prestations sont les mêmes que dans un contrat d’entreprise totale, mais tous les acteurs – maître d’ouvrage, architectes, ingénieurs, planificateurs, entreprises – contractent ensemble, solidairement, et partagent les risques. Leur rémunération n’est pas liée à une offre commerciale, comme dans l’ET, mais aux coûts réels, sur la base du livre ouvert, et les bonus et malus en fin de projet seraient partagés. Promesse de rapports plus équilibrés entre les acteurs?

L’innovation, à quel prix?

Le milieu de l’immobilier et de la construction doit aujourd’hui répondre à des injonctions contradictoires. D’un côté les objectifs de réduction de consommation d’énergie et d’émissions de CO2, et les contraintes réglementaires qui vont en découler, imposent de renouveler les pratiques et d’expérimenter. De l’autre, il faut construire plus et plus vite pour répondre à une demande toujours croissante de logements. La situation est rendue encore plus complexe par la crise immobilière amorcée il y a deux ans (Covid et guerre en Ukraine) avec la hausse des taux d’intérêt et des coûts de construction, qui devraient réduire les marges et les rendements.

Dans ce contexte, l’heure est-elle à l’innovation et à l’expérimentation pour les développeurs? Si oui, quels risques sont-ils prêts à prendre et dans quels domaines – environnementaux, sociaux, constructifs?

Si le terme «innovation» est bien le mot magique du 21siècle, il recouvre des champs et des modalités d’action très différents selon les acteurs. Les grands groupes, sommés d’innover pour rester dans la course, rassurer les actionnaires, les banques et les investisseurs, opèrent un positionnement stratégique (et marketing) sur les sujets de «durabilité»: énergie grise, réemploi, consommation énergétique, biodiversité. De l’avis de Vincent Clapasson de Wüest Partner, les entreprises issues de groupes internationaux (Losinger Marazzi, Steiner) y sont globalement plus sensibles, influencées par leurs homologues européens, en avance sur ces questions. L’innovation se porte aussi sur les process à travers la digitalisation, qui permet d’accélérer les processus de développement et de construction et ouvre de nouvelles perspectives en matière de standardisation. L’unité Real estate products d’Implenia développe par exemple des gammes de produits destinés à des clientèles spécifiques (hôtellerie, jeunes retraités…) préconfigurés, préfabriqués à 80% et montés en kit sur le chantier, grâce à un configurateur et à l’IA.

Chez les promoteurs «classiques», le contexte incite à minimiser les risques et à se tourner vers des solutions éprouvées, rationnelles, voire standardisées, aussi bien en termes de modes de vie que de construction. «À grande échelle, il n’y a plus de place ni pour les amateurs, ni pour l’expérimentation, sanctionne Yves Aknin de Batima. Alors qu’il y a quelques années, sur certains programmes, nous avons pu proposer des typologies atypiques parce qu’elles nous paraissaient intéressantes, en phase avec une certaine clientèle, on ne peut plus forcément se le permettre aujourd’hui.»

Si des progrès notables ont été faits (sous la contrainte) en matière de consommations énergétiques, de mobilités, d’espaces publics, la réduction du bilan carbone trouve encore peu d’applications concrètes. Le cadre normatif non stabilisé, le renchérissement de certains matériaux, la possibilité d’obtenir des labels avec des bilans carbone peu performants compensés par d’autres postes (énergie, mobilité, etc.) n’incitent pas complètement les promoteurs à s’aventurer sur les terrains des matériaux biosourcés, de la réduction de matière, du réemploi, etc. L’expérimentation dans ces domaines reste encore le domaine réservé des coopératives et fondations d’utilité publique. Mais pour combien de temps avec la crise qu’on nous annonce?

Cet article a été rédigé à partir d’entretiens réalisés entre septembre et décembre 2023 avec Yves Aknin, Batima; Pascal Bärtschi, Losinger Marazzi; Martin Beyeler, professeur de droit à l’Université de Fribourg; Isabelle Charollais, codirectrice du département des constructions et de l’aménagement en Ville de Genève (2005-2021); Vincent Clapasson, Wüest Partner; José Gonzalez, Bricks; Mathias Gratry, Nicolas Godel et Dahl Brunel, Grago; Yannos Ioannides, C2I; Romain Lavizzari, CFPI; Marc Lyon, Implenia; Lionel Rinquet, professeur à l’HEPIA.

Notes

 

1. Plus ou moins libres en réalité car dépendants des contextes dans lesquels ils interviennent, de leurs partenaires de projet, du modèle d’organisation retenu par la collectivité publique dans le cas d’un développement de quartier, etc.

 

2. Entretien avec Martin Beyeler, professeur de droit à l’Université de Fribourg, 24 novembre 2023. Voir aussi «Contrats d’alliance, tendre ensemble vers le même objectif»

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