Né­go­cier avec le ca­pi­tal: stra­té­gies ar­chi­tec­tu­rales en Suisse ro­mande

Comment les bureaux d’architecture romands négocient-ils avec les impératifs de l’industrie immobilière? Comment s’efforcent-ils d’atteindre la qualité malgré la pression croissante pour livrer des biens rentables? Les principaux intéressés exposent leurs stratégies.

Date de publication
19-01-2024
Isabel Concheiro
Architecte, maître d’enseignement et responsable adjointe du Joint Master of Architecture, HEIA-Fribourg, et éditrice de la plateforme TRANSFER

Le secteur immobilier est un moteur essentiel du développement urbain. Or l’exigence de rentabilité qui le définit impacte fortement la production de logements. Cette évidence est pourtant peu présente dans l’enseignement et la critique architecturale. C’est d’autant plus frappant que les architectes sont confrontés à ces contraintes au quotidien, et que la qualité architecturale dépend souvent de la façon dont ils et elles parviennent à les intégrer dans leurs projets.

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Au cours des dernières décennies, la croissance de la financiarisation du logement dans le monde a stimulé un type de production architecturale à caractère spéculatif basé sur des investissements à l’échelle globale et des rendements à court terme1. Le secteur immobilier suisse, contrairement à celui d’autres pays comme l’Espagne, l’Irlande ou les États-Unis, a été moins impacté par cette tendance spéculative grâce à plusieurs mesures de protection à différents niveaux2. Les investissements immobiliers en Suisse sont donc principalement orientés vers une offre locative sur le long terme et portés majoritairement par des promoteurs privés et institutionnels3. En Suisse Romande, on constate une augmentation de l’intérêt des investisseurs institutionnels pour l’immobilier de ­rendement ces dernières années en raison des faibles taux d’­intérêt4. Cette situation a conduit, d’une part, à produire une offre excédentaire dans des contextes où la vacance est élevée, comme dans le canton du Valais5, et, d’autre part, à équilibrer l’offre dans des contextes urbains tendus, comme à Genève et Lausanne, y compris en logements abordables. En effet, de nouveaux projets de développement urbain ont été réalisés sur des terrains appartenant à l’État, notamment en zones de développement (ZD3), où une part importante de logements d’utilité publique est garantie.

La parole aux architectes

Quelle est l’influence des logiques immobilières dans la conception des logements collectifs ? Comment des projets d’architecture de qualité parviennent-ils à voir le jour dans ce cadre? Cet article est issu d’un travail réalisé dans le cadre du cours «Architecture et immobilier» à l’école d’architecture de la HEIA Fribourg. Des étudiant·es de troisième année de Bachelor ont mené 25 entretiens avec des bureaux d’architecture de Suisse romande entre 2018 et 20226. L’objectif était de questionner l’influence du secteur immobilier sur la pratique de l’architecte et de comprendre les mécanismes qu’il·elle met en place afin de garantir la qualité. Les projets abordés dans les entretiens correspondent pour 44 % à des investisseurs institutionnels (fonds de pension, compagnies d’assurance…), 20 % à des investisseurs publics (municipalités, fondations d’utilité publique…), 16 % à des fonds d’investissement immobilier, 12 % à des coopératives et 8 % à des investisseurs privés.

Naviguer entre les potentiels et les contraintes du marché

Parmi tous les acteurs de l’immobilier, les architectes interrogés mettent en avant l’intérêt de travailler avec des investisseurs institutionnels et publics, qui visent à construire des biens locatifs durables (au sens de « qui durent »), faisant de la qualité architecturale et constructive ainsi que de la durabilité (au sens de sustainability) des facteurs clés de leur stratégie d’investissement pour assurer des rendements à long terme et minimiser les risques.

Ils font également état d’une série de contraintes, communes aux projets portés par des investisseurs privés et institutionnels, qui péjorent la qualité architecturale et augmentent la standardisation. Premièrement, le changement structurel du rôle de l’architecte dans le processus de développement, dû au recours croissant aux entreprises générales et totales, entraîne une perte du contrôle budgétaire de leur part et une relation moins directe avec les maîtres d’ouvrage. Deuxièmement, les architectes et les projets sont soumis à une pression accrue en termes de coûts et de délais et il devient de plus en plus difficile de proposer aux investisseurs des alternatives à leurs standards – constructifs et matériels – à l’aide d’arguments architecturaux et pas exclusivement économiques.

Stratégies pour la qualité architecturale

Entre recherche de qualité et contraintes financières – soit pour garantir des loyers bas dans le cadre de la production de logements abordables, soit pour augmenter la marge bénéficiaire dans le cadre de la promotion privée –, les entretiens réalisés ont permis d’identifier une série de stratégies pour assurer la qualité architecturale tant au niveau de la mise en place des processus que de la pratique individuelle.

  1. La première consiste à investir dans les concours. L’obtention d’un mandat par le biais d’un concours d’architecture ouvert ou sur invitation selon le règlement SIA 142 ou 143 assure la crédibilité auprès du maître d’ouvrage et la légitimité d’un projet d’architecture validé par un jury professionnel. Elle permet aussi de créer une vision commune du projet tant pour les architectes que pour les investisseurs.
  2. L’instauration d’un dialogue direct entre architectes et maîtres d’ouvrage pour communiquer sur les questions d’architecture et de construction peut ensuite contribuer à établir une relation de confiance en comprenant et en clarifiant les différents intérêts et logiques de chacun et en créant des synergies pour atteindre les objectifs de qualité architecturale et de retour sur investissement. Les investisseurs peuvent également être intégrés dans les décisions architecturales en organisant des visites collectives de bâtiments ou de sites de production pour définir des bases communes quant à la qualité attendue.
  3. Une troisième stratégie évoquée lors des entretiens consiste à placer le projet au centre du processus en abordant l’architecture dans les réunions avec les investisseurs et en provoquant des discussions inattendues sur des questions architecturales plutôt que sur les questions financières. Les architectes préconisent aussi d’élaborer un descriptif exhaustif et contractuel du projet, figeant les décisions architecturales pour ne pas dégrader la qualité tout au long du processus.
  4. La maîtrise du plan financier et des coûts de construction est par ailleurs indispensable. D’une part pour chiffrer précisément la proposition et développer des arguments convaincants à présenter à l’investisseur. D’autre part pour communiquer l’architecture avec des arguments économiques et proposer des solutions de réduction du budget en fonction de critères architecturaux et constructifs.
  5. Enfin, il s’agit de développer diverses tactiques de conception pour assurer la cohérence du projet et le contrôle des coûts:
  • définir les grands principes spatiaux dans la structure primaire, permettant des ajustements dans le second œuvre;
  • concevoir des atmosphères avec des matériaux bruts et durables afin d’éviter les discussions sur des questions de goût architectural;
  • travailler avec des maquettes plutôt qu’avec des images de synthèse pour renforcer les idées principales du projet tout en conservant une certaine marge de manœuvre;
  • assurer un certain degré d’innovation typologique, par exemple en proposant seulement quelques typologies expérimentales tout en acceptant aussi des typologies plus standards;
  • limiter le nombre de détails architecturaux et intégrer les contraintes économiques dans les décisions de projet dès le départ;
  • créer des synergies et des formes de mutualisation avec d’autres bureaux impliqués dans une même promotion.

Architecture avec architectes

Pour décrire le développement immobilier de Toronto durant la dernière décennie, en référence à Architecture Without Architects de Bernard Rudosky, Hans Ibelings, évoquait un contexte d’«architectes sans architecture»7: une production immobilière réalisée, certes, par des architectes – certain·es de renommée –, mais globalisée et standardisée. La mise en valeur de stratégies et de ­processus développés dans des contextes d’investissement à long terme et non spéculatifs peut contribuer à créer de nouveaux terrains d’entente entre architectes et promoteurs. Pour que la qualité architecturale reprenne une place centrale dans la ­construction de logements, il faut développer des modèles d’investissement immobilier qui s’engagent au regard de la culture du bâti. C’est ainsi qu’on pourra assurer une «architecture avec architectes» au sein de la promotion immobilière.

Cet article est basé sur une communication présentée par l’auteure à la conférence internationale «Architecture and Real Estate: Historical Perspectives», ETH Zurich, 10-11 juin 2022.

Les citations présentées dans l’article ont été recueillies par les étudiant·es du cours «Architecture et Immobilier» entre 2018 et 2022. Bien que datés, ces entretiens gardent toute leur actualité. SA18/19: Jessica Hassler et Blerim Morina, Justine Eltschinger et Jérémie Fernandez, Yann Garcia et Mitko Iliev; SA20/21: Laeticia Mayor et Catia Mendes; SA21/22: Alyssia Fluckiger, Marie Lusetti et Pauline Udriot.

Notes

 

1 Voir les dossiers TRACÉS de l’auteure consacrés à ce sujet: Spéculation urbaine #1 (2016/04); Spéculation #2, le cas suisse (2016/23-24); Logements sans profits, au-delà des modèles spéculatifs (2021/03)

 

2 Au niveau fédéral, ces mécanismes comprennent la protection du marché du logement contre les investissements étrangers: loi fédérale sur l’acquisition d’immeubles par des personnes à l’étranger ou «Lex Koller» (1983), la régulation du marché hypothécaire et la limitation de la capacité d’endettement: directives relatives aux exigences minimales pour les financements hypothécaires (Association suisse des banquiers), ou la régulation des critères d’investissement des fonds de pension: loi fédérale sur la prévoyance professionnelle vieillesse, survivants et invalidité (1982). Au niveau cantonal ou communal, on retrouve plusieurs lois visant à préserver le marché locatif existant et à contrôler la hausse des loyers d’habitation: loi sur les démolitions, transformations et rénovations (LDTR) des cantons de Vaud (1985) et de Genève (1996); loi sur la préservation et la promotion du parc locatif (LPPPL ou L3PL), Vaud (2018).

 

3 Taux de locataires ou sous-locataires en Suisse en 2021: 57.7 % (OFS). Entre 2000 et 2017, le taux de propriétaires de logements locatifs en Suisse a évolué vers une augmentation des investisseurs institutionnels: investisseurs privés (57 % en 2000 à 49 % en 2017), investisseurs institutionnels (23 % en 2000 à 33 % en 2017). «Dans la région lémanique, la proportion d’investisseurs institutionnels a même dépassé celle des particuliers (43.1 % vs 40.7 %).» Source: «Les principaux investisseurs immobiliers en Suisse», Cronos Finance, 2018.

 

4 «Immeuble recherche locataires désespérément», letemps.ch, 16 mai 2019

 

5 Hausse du taux de vacance dans le canton du Valais entre 2019 et 2020: Martigny: 2 à 5.18 %, Sierre 2.38 à 6.14 %. Source: «Le taux de logements vacants augmente en Valais», Chambre Immobilière du Valais, 2020, p. 2

 

6 Entretiens réalisés dans le cadre du cours « Archi­tecture et immobilier », professeure Isabel Concheiro: aaag architectes, Bakker & Blanc architectes, Bart & Buchhofer Architekten, BCMA architectes, Bonhôte Zapata, Bonnard+Woeffray architectes, bunq architectes, Thomas Coquoz architecte, Nicolas de Courten architectes, Dreier Frenzel architecture+communication, Pierre-Alain Dupraz Architectes, Galletti & Matter architectes, KLR Architectes, Lacroix Chessex, Lateltin Monnerat architectes, LRS architectes, LVPH, Tribu Architecture.

 

7 Hans Ibelings and Partisans, Rise and Sprawl, The Condominiumization of Toronto, The Architecture Observer, 2016

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