«Nous ne cons­trui­sons pas un pro­duit, nous gé­rons un bien»

Yves Aknin (Batima) et Yannos Ioannides (C2I) portent depuis plus de 15 ans le projet Belle-Terre à Thônex (GE), dont la première phase a été réalisée en «traditionnel», un modèle rarement utilisé pour une opération de cette ampleur, mais qui rime pour eux avec une plus grande maîtrise de l’acte de construire.

Date de publication
29-01-2024

Cet entretien a été mené dans le cadre du dossier de la revue TRACÉS (janvier 2024) sur la relation entre les architectes et les promoteurs

TRACÉS: Quels sont les modèles d’affaire de vos sociétés?
YI (Yannos Ioannides, C2I): Les deux sociétés ont une vision convergente de l’acte de bâtir, de la culture du bâti et de l’éthique qui doit accompagner ce métier, qui implique un grand respect pour les mandataires et leurs spécialités, pour les entreprises et les prestataires qui vont gérer et exploiter. Les activités de gérance du groupe nous permettent aussi d’avoir une vision globale de toute la chaîne, jusqu’à la mise en exploitation et la gestion. Nous ne construisons pas un produit, nous gérons un bien. Cette vision sur le long terme change complètement l’appréhension de la notion de qualité. 

YA (Yves Aknin, Batima): Nous ne livrons pas simplement des bâtiments, nous réalisons une opération comme si nous allions la garder – ce qui peut d’ailleurs nous arriver – c’est-à-dire en prenant le temps qu’il faut et en y apportant un soin particulier. Cette culture de projet est issue de notre statut de société familiale, de l’horizon temporel à long terme qui en découle et du sens que nous entendons donner à notre activité. Nos deux sociétés ne sont pas cotées en bourse, nous ne subissons pas la pression permanente d’actionnaires ou de tiers pour qui la rentabilité économique à court terme devient un critère prioritaire.

Quelle organisation avez-vous mise en place pour développer le quartier Belle-Terre?
YI:
À Belle-Terre, nous nous sommes structurés pour travailler en «traditionnel», avec les bureaux d’architectes qui assurent la direction des travaux et des entreprises en corps d’état séparés. Cela nous permet d’avoir la mainmise sur le travail de chacun des mandataires et de chacune des entreprises, d’interagir avec eux, et de gérer ainsi plus facilement les plus et les moins. Nous restons les décideurs, y compris sur les détails ; nous maîtrisons la qualité jusqu’à la moindre vis – et ce n’est pas plus cher. C’est de l’optimisation qualitative.

YA: Cette solution est très ambitieuse et atypique à cette échelle-là. C’est un véritable défi. On ne prend pas les mêmes risques, on ne déploie pas les mêmes ressources ni la même énergie. Yannos Ioannides était convaincu que c’était à ce prix que nous préserverions la qualité dans laquelle nous avions déjà tant investi en développement. Nous avons fait confiance à nos mandataires et avons recruté une équipe resserrée entièrement dévouée au projet de construction pour assurer son pilotage opérationnel1.

YI: En plus de la maîtrise de la qualité, vous maîtrisez mieux les risques. Lorsqu’on vend un projet à un tiers, ce dernier négocie en principe un prix fixe, particulièrement en zone de développement où les prix et rendements sont contrôlés2. Lorsque l’on confie un projet à une entreprise générale, l’entreprise demande des plus-values, ce qui est normal dès lors qu’il y a toujours des impondérables, mais notre capacité à agir par vases communicants entre certains postes du coût de construction est réduite, de même que la pleine transparence sur les marges. Vous êtes pris en étau entre le plafond du prix que vous garantissez à l’acheteur et les plus-values probables. À Belle-Terre, nous n’avions pas envie de nous retrouver dans cette situation après 15 ans de travail.

Comment faire de la qualité en zone de développement, quand les coûts de construction sont plafonnés?
YI:
Travailler en traditionnel permet d’abord d’éviter qu’une partie de l’argent ne s’évapore dans les intermédiaires. Ensuite, l’allocation des ressources économiques à la qualité est beaucoup mieux maîtrisée. Les espaces collectifs par exemple ne représentent une augmentation que de 1 % du coût de l’opération, parce que nous avons augmenté de presque 50 % le budget des espaces extérieurs. Si les frais financiers sont bien maîtrisés, et des économies d’échelle réalisées, les ressources peuvent être réallouées d’un poste de dépenses à un autre. La plus-value qualitative est immédiatement visible, mais, proportionnellement à l’ensemble, moins coûteuse.

YA: Le contexte économique et financier pendant le développement du projet a été extrêmement porteur, avec des taux d’intérêt très faibles, qui ont contribué à l’équilibre des plans financiers et des coûts de construction raisonnables. Ce n’est malheureusement plus le cas aujourd’hui, alors que nous devons relever de nouveaux défis, en particulier la décarbonation de la construction.

Si le contexte de la zone de développement nous permet en principe d’être moins exposés aux risques de marché, nous restons pleinement exposés aux risques de construction, ce qui suppose une grande maîtrise de l’acte de construire, et plaide en faveur de notre approche traditionnelle. C’est aussi ce qui a présidé au recrutement des mandataires, particulièrement des bureaux d’architectes: leur compréhension de ces contraintes et leur capacité à les résoudre. Ils savaient comment optimiser pour faire en sorte que le plan économique et financier fonctionne sans rien sacrifier à la qualité.

Le contexte économique évolue et les exigences environnementales augmentent: comment gérez-vous cette nouvelle donne?
YI:
L’idée consiste à dire que les promoteurs gagnent trop d’argent, que les rendements sont excessifs. Mais par ailleurs, les taux hypothécaires ont triplé en quelques mois et les objets que nous produisons aujourd’hui ne sont plus les mêmes qu’hier: ils sont alimentés en énergie renouvelable pour le chauffage et l’eau chaude. Ils doivent être durables, avec des systèmes de rafraîchissement, de gestion de l’eau, des salles communes, des locaux vélos, des espaces verts; ils doivent être bien desservis par les transports en commun, etc. Toutes ces évolutions et tous ces services ont un coût, qui n’est pas pris en compte dans la valeur du bien. C’est particulièrement impactant en zone de développement, où l’économie est contrôlée par l’administration. Tout en restant prudent et mesuré, on devrait accepter des augmentations de loyer parce que le produit qui est désormais exigé et que nous mettons en œuvre permet de faire certaines économies ou, en tout cas, nous met à l’abri des renchérissements sur l’énergie. La mobilité douce notamment est bien moins coûteuse. La vie associative et le lien social sont aussi renforcés.

YA: Nous sommes dans une situation de transition très déroutante, un contexte plein d’incertitudes, avec de nouveaux défis à relever. Au niveau de la consommation énergétique des bâtiments, une partie du chemin a déjà été faite, nous ne sommes pas inquiets. Mais le challenge est maintenant de construire des bâtiments dont le bilan carbone devra être nettement inférieur, dans un cadre normatif qui n’est pas encore stabilisé, et avec des interrogations sur la compétence et l’expérience des maîtres d’œuvre et des entreprises, sur la maturité des filières, de l’approvisionnement en matériaux à leur mise en œuvre dans la construction. Le défi est considérable, dans un contexte qui n’est pas du tout porteur: le Covid puis la guerre en Ukraine se sont traduits par une forte inflation, une augmentation des coûts de construction puis des taux d’intérêt pour compenser. Les années précédentes ont été exceptionnelles, il faut l’avouer, l’argent ne coûtait rien et a permis de financer cette transition. Aujourd’hui, nous devons encore gravir une marche supplémentaire. L’argent coûte plus cher, ce qui a plusieurs conséquences : le prix de revient de l’opération augmente et la clientèle est désolvabilisée. Du côté des investisseurs institutionnels, si les rendements relatifs baissent, leurs arbitrages peuvent se faire au détriment de l’immobilier. 

YI: Par ailleurs, aller dire aux investisseurs que leurs rendements sont trop élevés et qu’il faudrait les baisser, cela revient à dire qu’investir dans la pierre n’est plus rentable. Or les caisses de pension par exemple, qui sont parmi les plus gros investisseurs de Suisse, ont besoin de ces rendements pour servir les rentes. S’ils arrêtent d’investir, la crise sera violente.

La période qui s’annonce est-elle propice aux expérimentations?
YA:
Le développement durable et les enjeux du climat imposent aux promoteurs d’innover, mais aussi, comme nous l’observons, de rationnaliser, voire de standardiser davantage. Pour réduire le bilan carbone des constructions, plusieurs stratégies sont possibles: certaines coûtent plus cher et nécessiteront des arbitrages pour équilibrer les plans financiers, par exemple en rationalisant la structure porteuse.

À une grande échelle, il n’y a plus de place pour les amateurs, ni pour l’expérimentation hasardeuse. Alors qu’il y a quelques années, sur certains programmes, nous avons pu proposer des typologies atypiques parce qu’elles nous paraissaient intéressantes, en phase avec une certaine clientèle, on ne peut plus forcément se le permettre aujourd’hui.

YI: Nous devons envisager la conception de manière globale et transversale dès le début, dans les différents champs de compétence: architecture, génie civil, géotechnique, énergie, eau, biodiversité, économie, sociologie, etc. Pour la seconde phase de Belle-Terre, nous allons procéder un peu différemment, en commençant par mener des études avec différents spécialistes, un groupe de mandataires transverse, afin d’élaborer un cahier des charges qui sera soumis ensuite aux concepteurs. Ces études vont définir un cadre de contraintes, mais aussi d’opportunités, à l’intérieur duquel les bureaux d’architectes devront travailler.

Quel est votre positionnement vis-à-vis des labels?
YI:
Les labels sont un business et, pour beaucoup, du green­washing. Heureusement que des exceptions existent. Ces dernières nous intéressent en tant qu’indicateurs référentiels, qui nous permettent de savoir où nous nous situons. Nous les utilisons comme une méthodologie d’évaluation, de réajustement, comme ISO ou le projet Quartiers en Transitions de l’État de Genève.

YA: Le label peut avoir du sens pour notre client final, particulier ou institutionnel, notamment pour bénéficier d’une exonération fiscale. Sur la 1re étape de Belle-Terre, nous sommes certifiés THPE3: les propriétaires de PPE, comme les institutionnels, sont ainsi exonérés d’impôt immobilier complémentaire pendant 20 ans, ce qui n’est pas négligeable. Notre clientèle institutionnelle doit aussi pouvoir attester de cette performance environnementale; elle participe à leur image d’exemplarité et leur permet d’équilibrer leur portefeuille de biens, qui pour certains sont anciens et donc peu performants, mais dont ils ne souhaitent pas se séparer.

Profil

 

Les entreprises Batima et C2I se sont associées pour développer le quartier de Belle-Terre (2700 logements, activités et services, en zone de développement) à Thônex (GE) en tant que propriétaires fonciers et investisseurs.

 

Batima est une petite structure familiale indépendante d’investissement et de promotion immobilière, active en Suisse et en France depuis 1964. Yves Aknin en est l’administrateur, en charge du développement et du pilotage des grands projets.

 

C2I est une société dédiée aux investissements dans les promotions immobilières, dirigée par Paul Epiney, président du groupe Comptoir immobilier SA (CI) à Genève (320 collaborateurs). Au sein du groupe, le département CI Conseils – dont la branche genevoise est dirigée par Yannos Ioannides, architecte EPFL – propose des prestations d’assistant au maître d’ouvrage (AMO), soit pour les opérations de C2I, soit pour des tiers. Le Comptoir immobilier gère par ailleurs des portefeuilles d’actifs pour le compte de propriétaires, institutionnels ou privés.

Notes

 

1. Atelier Bonnet architectes (plan de quartier des pièces urbaines A2 et B, coordination des équipes d’architectes, maîtrise d’œuvre des bâtiments A2-1), LRS architectes et BLSA, Jaccaud et associés, BCMA architectes pour les autres bâtiments des pièces A2 et B.

 

2. Belle-Terre se situe en zone de développement (ZD), où les coûts de construction, les prix de vente et les loyers sont contrôlés par l’État.

 

3. Très haute performance énergétique

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