«On ne parle plus du "pro­jet de l'ar­chi­tecte", mais de pro­ces­sus de co­créa­tion»

Comment Implenia, leader suisse de l'immobilier et de la construction intègre-t-il les bureaux d'architectes dans ses processus de projet? A-t-il seulement encore besoin d'eux? Marc Lyon, Head of Real Estate Development Switzerland, nous explique le modèle d'affaires de l'entreprise, ses relations avec les mandataires et sa stratégie en matière de labellisation

Date de publication
14-02-2024

TRACÉS: Quel est le modèle d’affaires d’Implenia?
Marc Lyon: Implenia, née en 2006, est une entreprise cotée en bourse et le leader suisse de la prestation de services dans les domaines de la construction et de l’immobilier, couvrant toute la chaîne. Nous sommes à la fois promoteur, développeur, constructeur (infrastructure et bâtiments), gestionnaire d’actifs.

Implenia emploie plus de 9000 collaborateurs répartis en quatre divisions: Real Estate, Buildings, Civil Engineering et Spécialités.

La division Real Estate délivre des prestations d’acquisition et de vente, de développement immobilier, de gestion du portefeuille et des actifs et la division Buildings fournit les prestations de construction. Au sein de la division Real Estate, quatre unités d’affaires travaillent les unes avec les autres dans un modèle intégré. Real Estate Investment fait du sourcing de capitaux et de terrains (construits ou non construits). Par exemple, en 2020, nous avons créé et lancé la société immobilière Ina Invest, cotée en bourse, dont Implenia est actionnaire majoritaire, et transféré la moitié de la banque de terrains d’Implenia.

Dans l’unité Real Estate Development, nous développons des projets de taille et de complexité différentes, entre autres de la banque de terrains d’Implenia, que nous valorisons en tant que Trader Developer. Lorsque le niveau de maturité est suffisant, ceux-ci sont mis en vente à des investisseurs : caisses de pension, sociétés immobilières, fondations et autres ou transférés dans les véhicules immobiliers que nous lançons et gérons.

En plus de nos activités de Trader Developer, nous offrons des prestations de développement pour des propriétaires fonciers en tant que Service Developer et nous sommes rémunérés selon des honoraires, de base et/ou de succès, lors d’un achèvement ou d’une vente.

Notre unité Real Estate Products développe les produits immobiliers standardisés, préconfigurés et préfabriqués. La parcelle est numérisée et le configurateur génère le meilleur projet en termes d'orientation, d'implantation et de vues. Ce qu’un architecte ferait en deux semaines, il le fait en quelques heures en générant plusieurs variantes. 

L’ensemble des projets en développement représente environ 5 milliards de francs de valeur de marché à la livraison, environ 50 projets et cinq développements de site.

Je n’aime pas le terme promoteur souvent utilisé pour le développement immobilier. Pour moi, le promoteur ne fait pas de la qualité et son optique est purement financière. Or nous nous efforçons de créer de la valeur tant au niveau urbanistique, architectural et sociétal, et nous poursuivons l’innovation par l’amélioration des processus (digitalisation), des projets (construction en bois), et l’intégration de la durabilité à différentes échelles (décarbonation, économie circulaire, biodiversité, gestion des cycles de l’eau).

L’équipe Real Estate Management s’occupe de la gestion de portefeuilles et d’actifs, de représentation du maître d’ouvrage pour Ina Invest. Elle contrôle entre autres le travail des équipes de développement pour s’assurer que les budgets sont tenus et que la performance économique calculée soit effectivement délivrée.

Ces trois unités représentent des prestations classiques du modèle d’affaire immobilier: recherche des capitaux, sécurisation de terrains ou d’actifs, développement immobilier et gestion des portefeuilles et actifs.

L’unité Real Estate Products fonctionne quant à elle sur un modèle disruptif. Elle développe trois gammes de produits immobiliers d’habitation préconfigurés, préfabriqués, qui seront livrés sur le chantier et montés comme un kit de Lego. Ces produits ont à la fois une dimension physique et une dimension digitale ; celle-ci donnera accès à toutes sortes d’informations : consommations énergétiques, passeport matériaux, plateforme d’échange avec les autres utilisateurs. Chaque produit sera associé à une marque et peut être construit pratiquement à n’importe quel emplacement. Actuellement, trois produits sont en cours de développement: Green hospitality, en partenariat avec une chaîne hôtelière allemande pour un projet d’hôtellerie durable, Subsidized Housing, des appartements « bon marché » pour le marché allemand, et Best Ager destinés à des personnes qui arrivent en troisième partie de leur vie, en bonne santé, qui ont envie d’avoir accès à certains services.

Lors des MEP, nous demandons toujours une maquette digitale, qui nous permet de comparer les modèles 3D et de vérifier instantanément ce qui est conforme aux règlements de construction et à nos objectifs de décarbonation. 

Ces produits sont standardisés et développés grâce à un configurateur digital intégrant de l’intelligence artificielle et utilisant un kit of parts, une sorte de bibliothèque d’éléments standards (murs, salles de bain, éléments de façade et autres). La parcelle est numérisée et le configurateur génère le meilleur projet en termes d’orientation, d’implantation, de vues. Ce qu’un architecte ferait en deux semaines, il le fait en quelques heures en générant plusieurs variantes.

Cette unité est composée d’architectes, d’économistes, d’ingénieurs, et leur modèle d’affaire est plus complexe, intégrant non seulement la partie planification et construction mais aussi la chaîne de production et de livraison.

Comment travaillez-vous avec les bureaux d’architectes?
La plupart des projets intègrent des processus de mise en concurrence et de contrôle de qualité (mandats d’étude parallèles - MEP…). Nous avons mis en place un processus de sélection des architectes et leurs avons posé des séries de questions afin de savoir de quelles informations ils avaient besoin dans leurs cahiers des charges: quels éléments peuvent être décrits de façon «fermée - définition stricte» et lesquels peuvent être formulés de façon «ouverte», pour qu’ils comprennent bien les besoins des utilisateurs finaux mais que leur créativité ne soit pas bridée. Par exemple, depuis le Covid, nous intégrons un espace dédié au télétravail, calme et ergonomique, dans nos logements, mais nous laissons l’architecte libre de traiter cet élément de programme comme il l’entend. D’autres éléments sont beaucoup plus fermés, comme les locaux vélos par exemple.

Sur les 100% d’une mission d’architecte complète, les contrats avec nos architectes répartissent environ 54% à l’architecte, de la phase 3.31 (avant-projet) à la 5.53 (mise en service)1 et les prestations restantes sont adjudiquées à la division Buildings qui est intégrée dès le départ du processus de planification.

Les mandats d’étude parallèles que nous organisons sont basés sur la SIA 143. Lors de MEP plus importants, nous demandons toujours une maquette digitale, ce qui nous permet de comparer les modèles 3D les uns avec les autres et de vérifier instantanément ce qui est conforme aux règlements de construction et à nos objectifs de décarbonation. La digitalisation nous permet de gagner un temps précieux lors de l’évaluation des MEP et de fournir des rapports détaillés pour les membres du jury.

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En tant que développeurs immobiliers, nous pilotons l’opération, nous formulons les besoins et nous gérons une équipe de planificateurs. Après l’entrée en force du permis de construire, le projet passe à la division Buildings pour la phase de réalisation. Sur les 100% d’une mission d’architecte complète, les contrats avec nos architectes répartissent environ 54% à l’architecte, de la phase 3.31 (avant-projet) à la 5.53 (mise en service)1 et les prestations restantes sont adjudiquées à la division Buildings qui est intégrée dès le départ du processus de planification. Après les MEP, cette division prend le rôle d’architecte mandataire pour les prestations de management de projet (coûts, délais…). Suivant les besoins du projet, les contrats sont signés en mandats d’architectes combinés, soit en tant que planificateur général. Par la suite, toute l’équipe des planificateurs est intégrée dans le contrat d’Entreprise Totale (ET) au moment de la signature du contrat ET avec l’investisseur. Pour avoir été longtemps du côté des architectes, je sais que ce modèle ne leur convient pas toujours en termes de qualité, mais le professionnalisme en termes de gestion des risques, coûts et délais amène une sécurité à l’investisseur.  

Avez-vous encore besoin des bureaux d’architectes?
Nous aurons toujours besoin d’architectes. Nous travaillons sur la voie de la digitalisation, mais les ordinateurs ne remplaceront pas ou que partiellement les architectes. Dans les procédures liées à des instruments de planification (PA, PLQ), l’importance du dialogue, avec les habitants et avec les municipalités, est primordiale et les architectes ont un rôle important à jouer. Mais un des plus gros changements dans le processus du projet d’architecture, et je ne suis pas sûr que les architectes l’aient compris, c’est qu’on parle maintenant de processus de cocréation et pas du "projet de l’architecte". Les parties prenantes, par exemple les voisins ou futurs utilisateurs, prennent de plus en plus d’importance dans le processus de conception, ce qui redéfinit le rôle de chacun, y compris celui de l’architecte.

Quelle est votre stratégie en matière de labellisation environnementale?
Nous avons une stratégie claire et harmonisée concernant les labels, et une stratégie de décarbonation2 basée sur les objectifs de l’ONU.

Nous avons étudié 43 de nos projets selon la SIA 2040 pour comprendre les gisements et les leviers les plus importants pour décarboner un portefeuille tant au niveau des émissions opérationnelles que pour les émissions embarquées dans la construction.

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Nous avons ensuite comparé le chemin proposé par le Carbon Risk Real Estate Monitor (CRREM) qui fournit, pour le secteur immobilier, des voies de décarbonation transparentes et fondées sur des données scientifiques, alignées sur les objectifs climatiques de Paris visant à limiter l'augmentation de la température mondiale à 2°C, avec une ambition vers 1,5°C.

Sur ces fondements, nous avons formulé notre stratégie de décarbonation en deux volets. Pour les bâtiments existants, nous prenons en compte uniquement l’énergie opérationnelle et nous nous alignons à 2050 sur la Confédération. La décarbonation avant 2050 coûterait trop cher, car certaines mesures de rénovation devraient être mises en place avant la fin du cycle de vie théorique de ces éléments. Pour les constructions neuves en revanche, nous poursuivons deux objectifs en un: le net zéro. La somme des émissions liées à la production, à l’exploitation et à la fin de vie doit être égale à zéro ou équivalente à la surproduction d’énergies renouvelables et la compensation éventuelle de CO2. L’objectif est d’être neutre en émission embarquée dans la construction en 2040 et en émission opérationnelle en 2030. Nous mettons en place des contrôles au fur et à mesure de l’avancement du projet pour s’assurer que la planification intègre ces objectifs et atteigne le résultat souhaité sur la décarbonation, à l’aune des coûts cibles fixés. Nous travaillons sur une notion, Best Value for Decarbonization : quel franc est le mieux investi pour avoir le plus gros impact sur la décarbonation?

Quand une législation est mise en place, il faut se poser la question du financement et de sa mise en œuvre : les propriétaires pourront-ils la financer? L’industrie a-t-elle les ressources pour la mettre en place dans les délais définis? À la vitesse à laquelle on avance aujourd’hui, la réponse est non: manque de main d’œuvre, manque de matières premières, manque d’adoption des technologies décarbonées disruptives par les professionnels de la construction, etc.

Pour les labels, nous visons pour l’ensemble de nos développements une labellisation SNBS Bâtiment et déterminons au fil de la planification le scénario de performance retenu selon les éléments contextuels, sociaux et économiques. Pour les développements de site, les quartiers Site 2000 watts basculeront sur le nouveau label SNBS-Quartier, mais nous promouvons aussi depuis des années le label SEED porté par l’association suisse pour les quartiers durables, puisque nous sommes fondateurs de cette association et à l’origine de ce référentiel avec le WWF Suisse.

La labellisation est-elle aussi une manière de répondre à la demande des investisseurs?
Dans le cas de la PPE, nous sommes rendus compte, sur la base de nombreux sondages effectués auprès de nos acquéreurs, que le niveau de durabilité d’un appartement n’était pas un critère décisif d’achat.

Les investisseurs institutionnels en revanche ont formulé depuis longtemps leurs stratégies en matière de durabilité, qui passe forcément par une labellisation et des mesures de décarbonation.

Aujourd’hui, dans le cadre des évaluations des biens immobiliers, on parle de brown discounting et de green premium, et l’intégration des critères ESG a un impact (positif) sur les taux d’escompte. Plusieurs études ont démontré qu’un bâtiment «vert» a une valeur de marché plus élevée qu’un bâtiment «brun» (green premium). Dans la situation actuelle où la législation par exemple en termes d’émissions de CO2 dans la construction avance très vite, la valeur de marché d’un bien immobilier qui ne répond pas aux normes environnementales va baisser (brown discount), c’est mon opinion personnelle. Dans cette optique, les investisseurs se mettent de plus en plus à sélectionner les projets vertueux pour construire un portefeuille composé de bâtiments décarbonés, si je simplifie; les propriétaires privés, eux, sont nettement moins en avance sur cette problématique.

Quand une législation est mise en place, il faut se poser la question du financement et de sa mise en œuvre : les propriétaires pourront-ils la financer? L’industrie a-t-elle les ressources pour la mettre en place dans les délais définis? À la vitesse à laquelle on avance aujourd’hui, la réponse est non : manque de main d’œuvre, manque de matières premières, manque d’adoption des technologies décarbonées disruptives par les professionnels de la construction, etc.

Aujourd’hui, la durabilité coûte, en termes de planification, de frais de labellisation et de construction. Pour une opération de taille médiane pour Implenia – 7'500 m2 –, une labellisation SNBS représente un coût additionnel de 250 000 CHF en moyenne.

Quant à l’avenir, je reste persuadé que ces efforts de durabilité valent la peine et qu’ils se répercuteront de façon positive sur les valeurs de marché futures.

Marc Lyon est architecte diplômé EPFL et MRICS, Head of Real Estate Development Switzerland au sein d’Implenia, en Suisse et en Europe.  

Notes

1.Selon les phases du contrat SIA.

 

2. Implenia a publié récemment un livre blanc sur le net zéro: Comment s’engager sur la voie des bâtiments à zéro émission de carbone.

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