«Les meil­leurs pro­jets sont ceux qui se cons­trui­sent»

Isabelle Charollais a mené pendant 15 ans des projets urbains complexes, où tous les acteurs, publics et privés, maîtres d’ouvrage et mandataires, sont interdépendants et doivent s’accorder, chacun avec son expertise, pour réaliser des projets de qualité.

Date de publication
29-01-2024

Cet entretien a été mené dans le cadre du dossier de la revue TRACÉS (janvier 2024) sur la relation entre les architectes et les promoteurs

Tracés: Vous avez mené de grands projets de développement en Ville de Genève. Quels étaient les modes de collaboration avec les acteurs immobiliers privés?
Isabelle Charollais:
Lorsque j’étais en fonction, la Ville menait une politique active en matière de soutien à la construction de logements, notamment par l’acquisition de terrains en vue de réaliser des logements sociaux. Tout le défi consistait à monter des projets cohérents avec de nombreux partenaires, propriétaires, investisseurs, équipes de mandataires. Durant ces 15 années, j’ai vu de très nombreuses configurations d’organisation possibles, entre les maîtres d’ouvrage entre eux, et entre maîtres d’ouvrage et mandataires. Il n’y a pas de recette unique, chaque situation est différente mais, dans tous les cas, il faut s’accorder. Dans ces projets complexes, tous les acteurs ont besoin les uns des autres.

Pendant longtemps, on a construit à Genève, sur des grands terrains de la périphérie, en mains publiques ou privées avec des conditions cadres et des financements relativement faciles. Aujourd’hui, les seuls secteurs qui restent encore à développer sont petits, très morcelés, avec des problématiques complexes. Avant même d’envisager d’élaborer le projet de construction, les différents propriétaires doivent s’accorder sur les questions foncières, la répartition équitable des droits à bâtir, en fonction des objectifs et contraintes propres à chacun. Pour devenir un véritable acteur et pouvoir traiter sur un pied d’égalité avec les promoteurs, la Ville a développé une stratégie active d’acquisition foncière. Elle est ainsi devenue elle-même constructeur, ce qui lui a permis de jouer un autre rôle que celui de l’autorité. Dans ce cadre-là, des accords entre les différents acteurs peuvent se mettre en place plus facilement.

Quels modèles de gestion de projet la Ville privilégiait-elle?
Durant la période où j’ai travaillé pour la Ville de Genève, les projets ont toujours été menés de manière «traditionnelle» avec des mandataires choisis selon les règles (concours, appels d’offre), puis des entreprises en corps de métiers séparés. Dans les contrats d’entreprises générales et/ou totales, nous avions estimé que les relations entre le commanditaire et ses mandataires sont plus compliquées: l’architecte et les mandataires spécialisés sont en quelque sorte pris en otage et leur capacité à apporter leur expérience diminuée. Pour ma part, j’ai toujours recommandé d’éviter ces types de contrats, objets de demandes récurrentes de la part des autorités politiques qui voient là une solution permettant de garantir des prix, ce dont je ne suis absolument pas convaincue.

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En termes d’ambitions architecturales, sociales, environnementales, avez-vous eu le sentiment qu’acteurs publics et privés avançaient au même rythme, avec les mêmes exigences?
Je ne crois pas du tout à l’opposition entre collectivités publiques et promoteurs privés, ni à l’idée que les collectivités publiques agissent de manière correcte et bienveillante alors que les promoteurs privés ne seraient motivés que par la notion de rendement. La notion d’économie est tout aussi présente chez les collectivités publiques. Et les promoteurs privés peuvent également être animés par des objectifs qualitatifs.

Chaque maître d’ouvrage est particulier et chaque cas de figure appelle des solutions différentes. Pour ce qui est de la qualité, les collectivités, en tout cas à Genève, ont parfois des standards de construction plus élevés que les promoteurs privés: en matière de durabilité, de programmation, de qualité des matériaux, d’équipements, ce qui rend les comparaisons difficiles. En matière d’exigences environnementales, les attitudes sont extrêmement variables: certains développeurs pensent qu’il suffit de végétaliser massivement pour faire des écoquartiers. Leurs propositions sont souvent faiblement pertinentes par rapport aux enjeux globaux, mais facilement commercialisables. Pour ma part, je pense aussi que les vrais enjeux environnementaux dépassent largement l’échelle de la construction d’un immeuble ou d’un quartier et se situent à des échelles territoriales, par exemple par la mise en place de réseaux de chaleur, qui représentent de véritables leviers, mais relèvent de la compétence publique.

Comment les mandataires trouvaient-ils leur place dans ces projets?
On produit des projets de qualité quand on est dans un rapport correct entre un propriétaire, un commanditaire, un mandataire et des autorités. Chacun fait bien son travail lorsqu’il comprend et assume son rôle dans un processus de construction de plus en plus complexe. Aujourd’hui, j’ai pu constater une tendance à la confusion des rôles: chacun revendique le savoir-faire de l’autre et, finalement, les projets s’enlisent par défaut de gouvernance. En particulier, l’expérience et l’expertise des mandataires, indispensables à la réalisation de projets de qualité, sont sans cesse remises en question.

Les associations de mandataires devraient se battre ensemble plus énergiquement pour la reconnaissance de leurs professions et de leurs compétences et lutter contre certaines pratiques. Par exemple, du côté des mandataires, ceux qui cassent les prix dans les marchés publics laissent penser aux acteurs privés et publics que leur savoir et leur savoir-faire ne valent pas grand-chose, ce qui est très dommageable. Du côté des promoteurs, certains font travailler les mandataires à compte d’auteur et ne les rémunèrent que s’ils obtiennent l’autorisation de construire. Toutes ces pratiques, et d’autres encore, contribuent à dévaloriser ces professions. Tant que les mandataires seront complices de ces méthodes, cela continuera.

Le travail de généraliste de l’architecte, quant à lui, devient de plus en plus essentiel au milieu d’une armada de spécialistes qui ne fait que croître. Pour la profession, l’enjeu est d’expliquer et de démontrer que la qualité du projet repose sur un ensemble de compétences pointues organisées par l’architecte généraliste. Si chacun assume son juste rôle, le projet est même finalement économiquement rentable pour tous.

Comment voyez-vous l’avenir?
Les choses vont se complexifier. Les secteurs encore disponibles sont de plus en plus rares et compliqués, même s’il en reste encore. Et les projets sont souvent ralentis par les référendums et les recours juridiques. Ceux qui parviennent encore à réaliser des projets n’en ont que plus de mérite. Car finalement, les meilleurs projets sont ceux que l’on réussit à construire…

Profil

 

Architecte et experte en immobilier, Isabelle Charollais a été codirectrice du Département des constructions et de l’aménagement en Ville de Genève de 2005 à 2021.

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