Ré­em­ploi: des bon­nes pa­ro­les à la ré­a­li­té?

À Genève, des obstacles se lèvent, des leviers s’activent, les acteurs s’organisent : les conditions semblent réunies pour inscrire le réemploi dans la pratique. Mais pour le hisser à une autre échelle, une remise en question des rôles dans le secteur est inévitable.

Publikationsdatum
21-11-2022

En relisant aujourd’hui des classiques comme les Entretiens de Viollet-le-Duc ou L’histoire de l’architecture d’Auguste Choisy, on s’apercevra peut-être qu’une idée récurrente traverse ces ouvrages: à l’architecte incombe d’éviter la profusion de déchets inutiles. À cette époque, l’économie matérielle était ancrée dans la pratique.

Comme l’ont relevé Corentin Fivet, Célia Küpfer et Maléna Bastien-Masse (p. 8), on observe que jusqu’au début du 20e siècle, on a très bien su réemployer les matériaux de construction avant que la pratique ne devienne beaucoup plus anecdotique. À dire vrai, la période actuelle constitue à ce titre une anomalie qu’il convient de corriger au plus vite. Or, en Suisse, la conjoncture politico-économique, de même que l’engagement massif des différents acteurs de la filière, semblent aujourd’hui offrir une fenêtre d’opportunité pour permettre au réemploi de se déployer plus largement. Le réemploi des éléments de construction, loin d’être une seule question d’architecte ou d’ingénieur·e, ne serait-il pas avant tout, et sans doute principalement, d’ordre politique?

L’UE et son Green Deal ou l’émergence de l’économie verte

En Europe, il a fallu attendre 2015 avant que l’UE n’adopte un premier Plan d’action en faveur de l’économie circulaire1, alors même qu’elle en avait fait sa priorité depuis 20082, le cœur de cette nouvelle politique étant la gestion des déchets. En hiver 2019, le Green Deal européen présenté par la Commission européenne comprend un plan d’action visant à transformer l’économie en un système efficace en termes de gestion des ressources, avec pour objectif d’atteindre la neutralité des émissions de gaz à effet de serre (GES) d’ici 2050. Cet engagement doit se concrétiser à travers une obligation juridique, par le biais d’une législation sur le climat. Enfin, en mars 2020, la Commission européenne a adopté un second plan d’action pour une économie circulaire.

Aujourd’hui, le réemploi des matériaux de construction fait l’objet d’une attention renouvelée. Ainsi, de nombreuses expériences sont menées sur le plan européen, à l’image du projet Interreg FCRBE (voir Léa Bottani-Deschaud, TRACÉS 10/22), visant à promouvoir les pratiques de réemploi dans la construction et à augmenter d’ici 2032 le volume de matériaux récupérés et réutilisés de plus de 150%. Peut également être cité ici le projet BAMB, acronyme de «Building as Material Banks», soit une collaboration entre sept pays de l’UE. Ce projet, mené entre 2015 et 2019, se concentrait sur la construction de bâtiments et les processus industriels (des architectes aux fournisseurs de matières premières). Il a mis au point des solutions en soutien à une transition systémique en direction de bâtiments plus durables: un protocole de conception réversible, un passeport matériaux et un instrument d’aide à la décision pour l’évaluation circulaire des bâtiments.

Si, en Suisse, les conditions pour mieux exploiter les opportunités de l’économie circulaire semblent réunies3, il n’en demeure pas moins que notre petit pays accuse un sérieux retard sur ses voisins européens.

En Suisse: prémices d’une réponse, mais définition floue

L’effervescence sur les imaginaires occidentaux que suscite la formule incantatoire «économie circulaire» au sein des sphères politique et économique, mais aussi des médias et de la société civile, comme le nombre grandissant de travaux académiques consacrés au sujet, sont à objectiver par un constat chiffré. On estime qu’en Europe seul 1% des matériaux utilisés dans les constructions neuves proviennent de ressources récupérées4. Le chiffre est donc bien moindre en Suisse.

Malgré le très vif intérêt des collectivités et des citoyen·nes pour la thématique – le Canton de Zurich, le 25 septembre dernier, acceptait à plus de 89 % le contre-projet à la Kreislauf-Initiative des Jeunes Vert·es zurichois·es visant l’inscription de l’économie circulaire dans sa Constitution –, à l’échelon national, la réponse politique à plusieurs initiatives et interventions parlementaires portant sur la mise en place de mesures en faveur de la préservation des ressources à chaque étape de l’économie circulaire se fait attendre. La définition même de l’économie circulaire reste floue, n’étant ni codifiée par l’ordre juridique ni ­circonscrite par un périmètre communément défini5.

Sur le plan fédéral: pas de contrainte

L’année dernière, un avant-projet de modification de la loi sur la protection de l’environnement (LPE) intégrant l’initiative parlementaire « Développer l’économie circulaire en Suisse » a été mis en consultation par la Commission de l’environnement, de l’aménagement du territoire et de l’énergie du Conseil national (CEATE-N). L’avant-projet propose de passer de la notion de base légale orientée sur la gestion des déchets à celle de gestion des ressources et produits, soit d’approcher la question sous le prisme du cycle de vie. Il suggère également l’adoption d’une base légale à même de soutenir la mise sur le marché de produits répondant à des exigences d’écoconception, en particulier dans le secteur de la construction (art. 35i AP-LPE et spécifiquement l’art. 35j AP-LPE). Dans les grandes lignes, l’avant-projet, dont le délai de traitement s’est vu prolongé jusqu’à la session d’été 2024, évoque ainsi plusieurs mesures allant vers l’optimisation de l’utilisation des ressources, mais uniquement sous une forme potestative, en langage juridique, soit peu contraignante, en langage d’initié. Ainsi, comme le met en évidence Dunia Brunner6, l’une de ses limites est qu’aucune mesure n’est prévue pour concrétiser l’objectif de réduction de l’empreinte environnementale de la Suisse en termes absolus – bien que l’art. 10h al. 3 stipule que «le Conseil fédéral rendra régulièrement compte» à l’Assemblée fédérale de l’utilisation des ressources naturelles et de l’évolution de l’efficacité dans leur utilisation, qu’il indiquera les mesures supplémentaires à prendre et proposera des objectifs quantitatifs en matière de ressources. On peut donc légitimement se demander si les ambitions et le flou de l’avant-projet favorisent réellement une «économie circulaire durable», poursuit-elle.

Des valeurs seuils? Le cas de Genève

Si, en Romandie, les collectivités publiques7 commencent à s’intéresser à cette thématique, en décembre 2021, le Grand Conseil genevois a accepté la modification de la loi sur les constructions et les installations diverses (LCI). Deux articles ont été ajoutés, respectivement 117 et 118, relatifs à la réduction de l’empreinte carbone pour toute construction ou rénovation dite importante. L’art. 117 al. 1 stipule que «toute construction ou rénovation importante doit être conçue et réalisée à base de matériaux propres à minimiser son empreinte carbone». L’al. 2 évoque le réemploi de matériaux de construction en premier recours; à défaut, le recours à des matériaux recyclés ou à faible empreinte carbone (art. 117 al. 3). En conséquence, le règlement ad hoc (RCI) est en cours de modification par l’Office cantonal de l’énergie (OCEN) en étroite collaboration avec l’architecte cantonal.

Le défi est de taille, LCI et loi cantonale sur l’énergie (LEn) devant être harmonisées : dans la LEn, les « bâtiments d’importance » sont différenciés car «soumis au concept énergétique», relève Ali El Kacimi, chargé de projet à l’OCEN. Il poursuit : « L’article 117 al. 1 de la LCI distingue ‹projet de construction ou rénovation importante› des autres bâtiments, ce qui limite son spectre d’application. Cela pourrait compliquer le travail des architectes et ingénieur·es.» Il précise: «Aujourd’hui, les ‹bâtiments d’importance›, au sens de la LEn8 et du règlement d’application ad hoc (REn), lorsqu’on parle du neuf, doivent viser le standard de très haute performance énergétique ; de haute performance en cas de rénovation. Avec la future entrée en vigueur de l’art. 117, les professionnel·les devront veiller au bilan carbone en intégrant les principes de réemploi des matériaux. On quitte ainsi la logique de kWh/m2 de surface de référence énergétique pour toucher la construction dans sa globalité, y compris pour les pièces annexes non chauffées. Ces réflexions-là mettent en dialogue CO2 et énergie, alors même que les notions de CO2 et d’économie circulaire ne sont définies ni par la LEn, ni par son règlement d’application. L’alinéa 3 de l’art 117 nous force à définir ce qu’on entend par ‹faible empreinte carbone›, notion nouvelle également. C’est donc à nous d’arrêter des valeurs limites correspondant à ce seuil et de mettre à jour le règlement d’application de la LEn.»

On assiste ici à une mutation de compétences dans les métiers du bâti. L’énergie, préoccupation principalement des ingénieur·es, deviendra demain également celle des architectes, du moins dans le canton de Genève. Et la suite ? Si le calendrier est serré, une modification du RCI pourrait déjà être publiée d’ici à la fin de l’année. L’OCEN choisira un mandataire pour fixer les seuils et le calcul de l’empreinte carbone à l’aide de la norme SIA 2040 et d’autres normes européennes à travers un benchmark des bases de données existantes. «Dans ce cadre-là, relève Ali El Kacimi, nous allons étroitement collaborer avec le programme eco21 des Services Industriels de Genève (SIG), qui, nous l’espérons, pourra jouer un rôle dans le monitoring des données et informations liées aux matériaux de construction servant à être réemployés.»

Des relations à réinventer

L’exemple de Genève, comme canton précurseur d’une législation cherchant à réduire l’empreinte carbone dans le secteur de la construction, illustre la nécessaire mise en place de conditions réglementaires et légales soutenant l’établissement durable de filières du réemploi. En Suisse, comme dans d’autres pays d’Europe, l’économie circulaire dans le secteur de la construction est actuellement à la croisée des chemins. Deux grandes voies se dessinent : la première entend concilier économie circulaire et croissance économique, la seconde suggère l’adoption d’une approche post-croissance dont l’argumentation se fonde sur l’analyse des limites planétaires et les contradictions du système capitaliste. À l’heure actuelle, de nombreux défis brièvement ­présentés dans le schéma heuristique (p. 6) doivent encore être relevés, mais tout autant de pistes et de leviers existent à ce dessein. Si l’on admet que le marché du réemploi se développe davantage encore à l’avenir, poussé par l’exemplarité de la maîtrise d’ouvrage publique, l’implication des maîtres d’ouvrage privés, le travail de lobbying des associations professionnelles et alimenté sur une base régulière par de nouveaux matériaux en bon état et en quantité suffisante, tout porte à croire que des reconfigurations dans les rapports entre les acteurs et toutes les parties prenantes de l’économie du réemploi sont à venir. À leur tour, ceux-ci provoqueront des modifications dans la division du travail conventionnelle propre au secteur. Si une telle hypothèse se concrétise, concepteur·rices, « courtier·ères », fournisseurs de matériaux et constructeurs seront amené·es à travailler de manière plus étroite, l’occasion de réinventer notre rapport à l’existant.

Notes

 

1. Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions du 2 décembre 2015, Boucler la boucle – Un plan d’action de l’Union européenne en faveur de l’économie circulaire, (COM (2015) 0614 final).

 

2. Le Waste Framework Directive (WFD) (2008/98/CE) définit « le cadre juridique pour le traitement des déchets dans la Communauté européenne ».

 

3. Tobias Stucki et Martin Wörter, Statusbericht der Schweizer Kreislaufwirtschaft – Erste repräsentative Studie zur Umsetzung der Kreislaufwirtschaft auf Unternehmensebene. Schlussbericht im Auftrag des Bundesamts für Umwelt und Circular Economy Switzerland. Berner Fachhochschule Wirtschaft, ETH Zürich, KOF Konjunkturforschungsstelle, 2022.

 

4. Salvo: BigREc Survey, «A Survey of the UK Reclamation and Salvage trade», 2007. Cité dans : Arne Van de Capelle et Emmanuelle Cortés Garcia, « Déconstruire en architecture », aoc.media, 27.01.2022. La recherche, citée par deux collaborateurs de Rotor, a été menée pour le Royaume-Uni et l’Irlande, mais, comme ceux-ci le soulèvent, il n’y a aucune raison de penser que la situation est différente en Europe.

 

5. Dunia Brunner, Vers une économie circulaire durable en Suisse. Analyse systémique et prospective des apports et limites du cadre juridique, UNIL, 2022 (thèse, à paraître).

 

6. Ibid.

 

7. Dans la «Stratégie immobilière de l’État de Vaud. Lignes directrices à l’horizon 2030» (2022), le Département des finances et des relations extérieures (DFIRE) / Direction générale des immeubles et du patrimoine – DGIP mentionne le réemploi dans le troisième pilier, «Renforcer la mise en œuvre des principes de la durabilité». La Directive du Conseil d’État pour des constructions durables et bioclimatiques indique à l’annexe 4.2 comme recommandation facilitant l’exemplarité « une économie circulaire et durable, en valorisant le réemploi des matériaux».

 

8. L’art. 16 de la LEn définit un bâtiment d’importance comme «reconnu comme tel du fait de l’importance de sa surface de référence énergétique ou de la puissance énergétique de ses installations».

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