Au-de­là de la fa­bri­que de la ville: le bé­ton dans tous ses états

Passé et futur, espace et forme, société et environnement sont les principaux axes que la manifestation Béton Désarmant, coordonnée par le groupe vaudois du Réseau femme et SIA, se propose d’explorer. Le 3 juin 2021, au forum d’architectures Lausanne – f’ar, seront ainsi rassemblées des personnalités d’horizons différents pour porter un regard à 360 degrés sur le béton, ses multiples usages et significations. Entretien.

Publikationsdatum
12-05-2021

Élise Bérodier est ingénieure en science des matériaux, Olalla López Cabaleiro, architecte. Les deux organisatrices de cet événement sont issues de cultures professionnelles dont les démarches intellectuelles respectives diffèrent. Ensemble, elles proposent de décloisonner les savoirs pour permettre de féconds échanges autour d’un même objet d’étude.

Espazium: Béton Désarmant, un titre audacieux pour un matériau de construction plutôt ordinaire. Pourquoi ce nom?

ÉB (Élise Bérodier): «Désarmant», car c’est avec le stéréotype de la banalité du béton que l’on souhaite rompre : chacune de nos intervenantes a accumulé une expertise sur son sujet sans pour autant maîtriser le savoir-faire de l’autre. Il est pourtant nécessaire d’être sensible à tous ces aspects pour mieux appréhender la complexité du béton.

OLC (Olalla López Cabaleiro): Nous avons trouvé ce nom grâce à un brainstorming du Réseau femme et SIA. Évidemment, il possède un côté technique, il est question de construire et de déconstruire. Mais il comporte également une connotation poétique, qui transparaît au travers des approches de certaines intervenantes.

Pourriez-vous dire quelques mots sur chacune de vos intervenantes?

Angela Yoo, architecte et assistante de recherche au sein du groupe de Digital Building Technologies de l’EPF

ÉB: Je lui ai rendu visite dans son atelier de Digital Fabrication à Zurich. Angela Yoo a développé une véritable réflexion sur le « béton digital » : celui-ci modifie profondément le rôle de l’architecte, dont la fonction de concepteur s’élargit pour inclure aussi celle de fabricant. Elle travaille au sein d’un groupe de design spécialisé dans la chimie du béton. Son projet le plus connu est sans doute «Concrete Choreography»; des colonnes réalisées en impression 3D.

OLC: Avec cette intervenante, on est presque dans une démarche artistique. La particularité de son approche réside dans son caractère technologique et interdisciplinaire. Elle conçoit des géométries complexes à l’aide d’un minimum de matière et ouvre de nouvelles portes pour penser l’architecture en béton.

Armelle Choplin, géographe et professeure associée au Département de géographie et environnement de l’Université de Genève (UNIGE)

OLC: Sa force est le décentrement du regard qu’elle propose.

ÉB: La géopolitique du ciment est tentaculaire. Il y a beaucoup d’intérêts en jeu – que ce soit pour l’industrie du béton, les institutions internationales, telles que la Banque mondiale, les gouvernements… Son travail rend compte du rôle fondamental du ciment dans les relations de pouvoir entre les individus.

Katja Schenker, sculptrice et performeuse

OLC: Elle est fascinante, car elle inscrit systématiquement son propos dans la recherche. C’est une exploratrice des matériaux qui s’intéresse aux processus de transformation de la matière.

ÉB: J’ai été frappée de ce qu’elle arrivait à traduire, autrement qu’en termes scientifiques, avec la transformation et la symbolique du béton. Ce serait génial que cette approche sensible du béton inspire les jeunes ingénieurs.

Élise Bérodier, ingénieure en matériaux, PhD en science des matériaux et responsable du département Béton, Infralab SA

OLC: Élise considère le béton du point de vue de la science des matériaux, même si elle a également pu observer sa contribution sociétale et culturelle à l’aménagement des territoires en Haïti.

Agnès Petit, PhD en cosmochimie, fondatrice et CEO de Mobbot SA

ÉB: Je l’ai connue avant qu’elle ne lance sa start-up. Elle est assez unique dans le milieu du ciment/béton en Suisse. Sa particularité est de repousser les limites et de ne rien prendre pour acquis. Elle identifie très rapidement les faiblesses d’un système. Elle est très « ingénieure » dans l’âme.

OLC: Ce qu’elle apporte, c’est l’innovation, tout simplement.

Giacinta Jean, responsable de la filière Conservation-Restauration – SUPSI Lugano

OLC: Elle va offrir une rétrospective sur la durée de vie d’un bâtiment. Elle travaille à la restauration d’anciens édifices, ce qui nous force à repenser la manière dont on perçoit un bâtiment aujourd’hui, à prendre en compte toutes sortes de facteurs pour anticiper les étapes de son cycle de vie.

ÉB: L’édition de TRACÉS sur l’École de Genève et la sauvegarde résonne avec son approche (TRACÉS 2/2021).

De quelle manière vos conférencières étrangères à la profession viennent-elles enrichir votre événement à travers cette mise en dialogue?

ÉB: Montrer le béton sous des facettes méconnues faisait partie de l’idée originelle de la manifestation. En Suisse, c’est un débat sociétal très actuel, qui a tôt fait de tomber dans des biais idéologiques stériles, par manque d’information ou de connaissances. Bien souvent, les discussions se limitent à la question du matériau et ses caractéristiques esthétiques. Or, si l’on veut construire plus durablement, il est essentiel de casser les silos disciplinaires, d’ouvrir ses œillères.

Dans les cantons de Vaud et de Genève, le parti écologiste a lancé des offensives1 contre l’empreinte carbone des nouvelles constructions en dénonçant un conservatisme des maîtres d’ouvrage et des professionnels pour expliquer le recours massif au béton. Comment décryptez-vous celles-ci?

OLC: Il est vrai que l’industrie du béton doit s’adapter pour réduire son impact environnemental. Mais il ne faudrait pas non plus que le béton devienne un bouc émissaire. Dans le processus de construction d’un bâtiment, différents matériaux interviennent : revêtements extérieurs et intérieurs, isolations, menuiseries… Certains d’entre eux mériteraient aussi une remise en question. Or, en général, il y a polarisation du débat public qui ne porte alors plus que sur le béton – le mauvais élève – et le bois – le bon élève. Les initiatives pour une construction plus écologique sont, bien sûr, nécessaires et à saluer. Néanmoins, pour que la législation soit efficace, elle doit avoir une emprise plus large ; les mesures préconisées doivent prendre en compte l’ensemble de la construction, les éléments qui la composent et leur cycle de vie, y compris la déconstruction.

ÉB: Bien souvent, les échanges se limitent à du « pour » ou « contre », alors que c’est plus complexe que cela. Et si autant de personnes se sont inscrites à la conférence Béton Désarmant, c’est qu’il y a un réel besoin de mieux comprendre les enjeux de ce matériau. Le terme « béton » recoupe plusieurs procédés techniques et recettes distinctes. C’est dommage que l’on ne s’intéresse pas davantage à ce sujet. De plus, on entend souvent les mêmes voix s’élever alors qu’en Suisse, beaucoup d’initiatives existent, qui ont un rôle à jouer dans le futur de la construction en béton. Par mon travail, je suis en contact avec de nombreuses entreprises de construction qui développent des solutions très intéressantes, sans pour autant trouver preneur. Et concernant le procès qu’on lui fait par rapport à son empreinte carbone: encore aujourd’hui, on surdimensionne les éléments en béton, par sécurité, simplicité des formes de coffrage et par habitude. Simplement à ce niveau, nous pourrions mieux faire et cela aurait un impact important sur le bilan des bâtiments. Avec l’impression 3D, on peut mettre la bonne quantité de matière aux bons endroits pour reprendre les charges. Ce n’est pas que sur le choix du matériau que l’on peut agir. En Suisse, on possède un vaste vivier de compétences sur le béton. Je crois qu’il est temps, avec l’ouverture de cette discussion, de réfléchir en profondeur sur le béton, plutôt que de le condamner ou, au contraire, d’en faire l’apologie.

Note

 

1. Dans le canton de Vaud, la motion «Laisse béton» a été déposée par le chef de groupe des Vert.e.s.en février 2021 devant le Grand Conseil. Elle demande à ce que des alternatives au béton soient employées «partout où cela est possible». À Genève, un projet de loi modifiant la loi sur les constructions et les installations diverses (LCI) (L 5 05) (Vers des constructions neutres en carbone) a été déposé au Grand Conseil en février 2021. Il demande à ce que «des matériaux de construction à faibles émissions de carbone ou capables de stocker du carbone soient privilégiés».

Béton Désarmant

 

La conférence aura lieu le 3 juin 2021 au forum d’architectures Lausanne – f’ar
Dès 18 h 00.
Le programme est consultable sur le site du réseau femme et SIA et l’événement est accessible sur inscription

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