Re­mett­re le Bau­haus sur le mé­tier

Au Bauhaus, l’enseignement tirait son énergie de la volonté explicite d’expérimenter, d’exprimer son individualité. Une méthode qui doit reprendre aujourd’hui une place centrale, entre les aspects numériques et théoriques de la formation.

Publikationsdatum
25-09-2019

Il y a 100 ans, Walter Gropius fondait avec le Bauhaus l’incontournable école de design moderne. À certains égards, celle-ci continue aujourd’hui encore à tenir lieu de modèle, non pas au niveau des formes nouvelles, ni même du dogme du fonctionnalisme, sources d’inspiration sans cesse renouvelées, mais plutôt sur le plan des méthodes d’apprentissage, de la pédagogie du Bauhaus.

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Ce patrimoine culturel, aussi précieux que controversé, donne encore du fil à retordre – voilà la seule constante que l’on retiendra de l’histoire mouvementée de ses adaptations. En 1919, année de sa fondation, il s’agissait essentiellement de poursuivre la « vieille » querelle du Werkbund, qui opposait les partisans d’une production en série socialement efficace à ceux qui aspiraient à un style nouveau. En 1927, le critique d’architecture suisse Peter Meyer reprochait sa barbarie tapageuse au Bauhaus, qui avait pris le parti du toit plat et de l’éclat métallique1.En 2018, on se dispute pour savoir si « la position apolitique du Bauhaus » justifiait ou non le refus d’accueillir le concert d’un groupe de rock punk de gauche au sein de l’emblématique bâtiment de Dessau. Polémique qui a mené au licenciement de la porte-parole de la fondation Bauhaus Dessau.

La critique faite au Bauhaus à l’époque nazie, et qui entraîna en 1933 la fermeture de l’école à Berlin, le troisième site où elle avait emménagé, est moins étonnante que les attaques dont elle a fait l’objet dans l’après-guerre. Revenus d’Amérique en Allemagne, les esthètes de l’école de Francfort, tels que Theodor W. Adorno, qui parlaient de l’emprise barbare du fonctionnalisme2, tout comme les architectes d’un modernisme modéré, sont montés au créneau. Rudolf Schwarz reprochait surtout au Bauhaus son « insupportable phraséologie », cette posture dogmatique qui ne cessait de tirer l’école vers le bas3. Cette polémique, dont il fut à l’origine, déclencha de furieuses réactions dans le débat du Bauhaus de 1953. Durant la guerre froide, rejeter la pensée du Bauhaus ou adhérer à celle-ci était une question d’ordre politique, en RDA comme en RFA.

De la difficulté de vivre avec le Bauhaus

Près de trente ans plus tard, l’essayiste américain Tom Wolfe avait beau jeu d’écrire son bestseller From Bauhaus to Our House, les principaux arguments critiques avaient déjà été ressassés par le débat allemand. Toutefois, ce que Tom Wolfe trouve surtout agaçant, c’est qu’une architecture qui s’est développée en Allemagne en réponse aux problèmes de l’entre-deux-guerres se répande aux États-Unis, en « se dressant désormais en hauteur et en largeur, sous forme d’extensions de galeries d’art pour vénérables universités de l’Ivy League, de musées pour mécènes, d’appartements de riches, de sièges d’entreprises, d’hôtels de ville, de maisons de campagne », et même de la construction de logement ouvrier, « adapté à tous les besoins, sauf au besoin de se loger des ouvriers ».4 Contrairement à l’original, le titre de la version allemande (Mit dem Bauhaus leben, Vivre avec le Bauhaus) constate avec résignation que nous sommes aujourd’hui contraints de vivre avec le Bauhaus, que cela nous plaise ou non. Et justement, ce n’est pas facile de vivre avec le Bauhaus.

Si en son temps le Bauhaus avait été évalué sur la base de critères actuels, le gouvernement de Saxe aurait été forcé de fermer l’établissement. À notre époque, où la réputation des hautes écoles est dûment maîtrisée, la conception néohumaniste du Bauhaus – la formation générale artistique et technique commence au métier à tisser ou à l’atelier de métallurgie – n’a pas sa place dans les établissements d’enseignement supérieur. La formation, initialement associée au programme d’auto-éducation intellectuelle et physique de l’individu, incluait encore, au début du Bauhaus, des exercices respiratoires et des rites Mazdaznan (un culte syncrétique mêlant christianisme et zoroastrisme) qui visaient à l’épanouissement des talents.

L’idée même de talent est devenue suspecte, en ce qu’elle s’oppose à l’égalité entre les individus. Nous préférons parler de compétences que chacun est en mesure d’acquérir. En se fondant sur la morale pour rejeter un programme d’études qui considère l’encouragement et l’épanouissement des talents comme l’une de ses missions suprêmes, et en veillant à contrôler que des cursus bien encadrés respectent des principes éthiques, les universités se sont transformées en instances morales. Ce que le Bauhaus n’a jamais été. L’école accordait une autonomie et une liberté presque sans limites à ses professeurs privilégiés, afin qu’ils puissent interpréter, à travers leur imagination et leur sens artistique, les matériaux et les techniques de la nouvelle réalité, et qu’ils puissent ainsi éduquer les élèves à l’invention et à la pensée constructive. Aujourd’hui, face à l’extension prolifique de la palette de matériaux à disposition et des possibilités techniques, il apparaît essentiel de confronter le potentiel de cette pédagogie à l’enseignement pratiqué dans nos universités.

Le mesurable au détriment du goût et de la curiosité

Les ministres européens de l’enseignement supérieur ont décidé, à Bologne en 1999, d’adopter un système divisé en trois cycles, inspiré du modèle anglo-­américain, afin de mettre en place un espace unifié de l’enseignement supérieur dans lequel les qualifications sont comparables et les étudiants peuvent se déplacer librement. Convertir le cursus d’architecture au système de Bologne n’était pas indispensable en termes de politique éducative mais, à défaut, il n’aurait guère été possible d’établir de classements. Et le fait de pouvoir mesurer revêt une importance prioritaire : les qualifications académiques sont évaluées par le système européen de transfert et d’accumulation de crédits (ECTS). Le système se base sur la charge de travail, à savoir sur l’estimation du temps nécessaire pour qu’un étudiant parvienne à atteindre un objectif pédagogique.

L’accumulation de crédits empêche quasiment les étudiants de se concentrer sur des thèmes et des domaines qui les intéressent. La séparation rigide entre enseignement et recherche qu’opère le modèle de Bologne et la généralisation du doctorat comme seul véritable cursus de recherche, absolument indispensable pour enseigner, font que l’on s’éloigne sans cesse davantage de cette unité entre recherche, enseignement et pratique, qui était l’idée de base du Bauhaus. On y perd aussi ce goût de la recherche, poussé par la curiosité et non par les conditions nécessaires à l’exercice du métier. Le goût de s’intéresser à des questions sans avoir à se demander si cela comptera dans le curriculum faisait partie de la liberté qu’offrait le Bauhaus – liberté que l’État a fini par voir comme un danger, sans quoi l’école n’aurait pas été fermée. Jusqu’en 1927, où Hannes Meyer fut nommé directeur du département d’architecture par Gropius, il n’y avait pas de cursus d’architecture au Bauhaus. Par « construire », on entendait une activité globale regroupant design et organisation. Les diplômes du Bauhaus ne qualifiaient pas leurs titulaires à exercer certains métiers concrets, mais ils dressaient une liste de leurs compétences et des cours auxquels ils avaient assisté.

Apprendre dans un atelier du Bauhaus ne signifiait pas la même chose qu’apprendre dans un amphithéâtre où les points essentiels du cours apparaissent en surbrillance sur une présentation Powerpoint. Josef Albers, qui, en 1923, prit avec László Moholy-Nagy la direction de l’enseignement préparatoire, rejetait toute application mécanique des connaissances apprises. Il décrivait son enseignement comme un « procédé inductif » qui commençait par l’apprentissage d’aptitudes fondamentales puis conduisait ensuite à la fabrication d’objets. La manière de les combiner, leur potentiel en termes de construction et le rôle qu’ils tenaient dans l’ensemble ne devaient intervenir qu’à l’issue d’une réflexion intellectuelle. Sa femme, Anni Albers, qui prit en 1931 la direction du tissage au Bauhaus, fut reconnue, après que le couple eut émigré en Amérique, comme la plus éminente artiste textile moderne et elle publia aussi des textes sur la question du tissage en tant que construction. Il n’y a pas qu’à Weimar et Dessau que l’on a poursuivi sur ces bases, qui dérivaient elles-mêmes des écrits de Gottfried Semper. Elles s’appliquaient aussi en Caroline du Nord – sur le site du Black Mountain College (où, outre les Albers, enseignèrent aussi John Cage, Richard Buckminster Fuller, Merce Cunningham, Lyonel Feininger et Cy Twombly) –, à Chicago, à Ulm et dans bien d’autres écoles expérimentales.

Un maillage de studios

Dans les hautes écoles d’architecture, ce travail trouve surtout sa place aujourd’hui dans les studios de conception. Il ne faut y voir aucun culte nostalgique de l’artisanat. L’expérimentation englobe à la fois les méthodes numériques et analogiques. De même qu’au Bauhaus l’industrialisation et les nouveaux processus techniques, la standardisation et la production de masse ont entraîné de nouvelles formes dans le design d’objet et l’architecture, les méthodes numériques de conception et de fabrication influencent l’architecture d’aujourd’hui. La plus grande flexibilité et complexité du monde des objets transparaît dans les studios de conception, où le numérique n’occupe pas le premier plan. Le cours de base en architecture de l’EPF, qui s’appuie sur le manuel d’Andrea Deplaze Construire l’architecture, et les expériences constructives dans les studios de Fabio Gramazio et Matthias Kohler, Philippe Block ou Annette Spiro ouvrent un vaste spectre de possibilités que continuent de développer leurs collègues de la nouvelle génération.

Guillaume Othenin-Girard et Amy Perkins, collaborateurs scientifiques au Studio Tom Emerson à l’EPF de Zurich, ont ainsi organisé en mars 2019 un séminaire intitulé « Weaving Scripting Writing ». Au cours de cette semaine, les participants se sont familiarisés avec le 3D digital knitting, ils sont allés voir des collections textiles et ont même, dès le premier jour, travaillé sur le métier à tisser. Le fait que l’expérience puisse être transposée dans le domaine de l’architecture est illustré par l’abri construit au-dessus d’un chantier de fouilles archéologiques à Pachacámac (voir Tracés n° 9/2019) près de Lima au Pérou, projet initié à la chaire du Studio Tom Emerson en collaboration avec l’école d’architecture PUCP Lima sous la direction de Guillaume Othenin-Girard et Vincent Juillerat (PUCP). Cet « espace pour archéologues et enfants » en plaques polyester a été littéralement tissé entre les poutres en bois de la structure porteuse.

On peut trouver sans mal d’autres exemples de Bauhaus d’aujourd’hui. Il y en a partout où peuvent éclore des espaces de liberté ouverts à l’expérimentation, à l’intérieur du domaine régulé des évaluations et du contrôle des qualifications : dans ces espaces, où l’enseignement ne peut être évalué à l’aune d’une compétence commercialisable.

Article publié dans TEC21 n° 27-28/2019, traduit de ­l’allemand par Alexia Valembois, Wulf Übersetzungen.

Ákos Moravánszky, est professeur émérite en théorie de l’architecture à l’EPF Zurich, Institut de théorie et d’histoire de l’architecture (gta).

Notes

  1. Peter Meyer, Moderne Architektur und Tradition, Zurich, H. Girsberger, 1927, p. 42. 
  2. Theodor W. Adorno, « Le fonctionnalisme aujourd‘hui », extrait de Ohne Leitbild. Parva Aesthetica, du même auteur. Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1967, pp. 104–127, ici p. 110. 
  3. Rudolf Schwarz, « Bilde Künstler, rede nicht. Eine (weitere) Betrachtung zum Thema Bauen und Schreiben », Baukunst und Werkform, année VI (1953), cahier 1, pp. 9 et suiv.
  4. Tom Wolfe, Mit dem Bauhaus leben. Die Diktatur des Rechtecks, trad. Harry Rowohlt, Königstein/Ts, Athenäum, 1982, pp. 60 et suiv.

 

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