Pour un ur­ba­ni­sme hu­ma­ni­ste

Hommage de trois jeunes chercheurs-praticiens à Bernardo Secchi, décédé le 15 septembre à l’âge de 80 ans

Data di pubblicazione
02-10-2014
Revision
25-10-2015

Professeur d’urbanisme à l’Institut Universitaire d’Architecture de Venise et doyen de la faculté d’architecture au Politecnico de Milan, Bernardo Secchi a enseigné dans plusieurs universités, dont Louvain, Zurich, Genève et l’Institut d’Urbanisme de Paris. Auteur de nombreux livres qui éclairaient sa pensée1, il nous avait reçus à notre demande en 2009 dans son atelier de Milan. Il avait accepté une discussion à bâtons rompus pour évoquer les sujets de nos thèses et nous proposer des pistes de réflexion. Non sans humour et une certaine ironie, il nous a raconté, avec simplicité, humilité et humanité, de véritables petites « histoires » urbanistiques.
Nous tenions à rendre hommage à ce grand urbaniste, en retranscrivant ici quelques propos qui marquent sa pensée et sa vision de l’urbanisme. 
En discutant de l’évolution du phénomène urbain, il dénonçait « une certaine boulimie terminologique », en remettant en cause la façon d’appréhender le territoire urbain par des mots ; « chacun imagine, peut-être moi y compris, devoir inventer un nouveau mot pour décrire la ville et les phénomènes qui nous intéressent. Ca révèle notre incompréhension. On pourrait presque lister une centaine de termes : ville diffuse, entre-ville, ville émergente, etc. La vérité c’est qu’on ne comprend pas grand-chose à ce qui est en train de se produire ». Il poursuivait alors avec malice : « Moi j’ai mon idée, mais je ne suis jamais sûr de rien et je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure ! »
Pour rompre avec l’opposition entre la ville « compacte » et la ville « pavillonnaire », ce tissu lâche urbain en pleine expansion, il en venait à parler d’une nouvelle géographie urbaine ; « ce qui est en train de se former en Europe, c’est une géographie tout à fait différente de la géographie traditionnelle. Une grande métropole dispersée se forme ; elle englobe Bruxelles, Anvers, Rotterdam, Amsterdam et Cologne. Dans cette dernière, on trouve des villes compactes telles qu’Anvers, Cologne, Utrecht ou encore La Haye ; mais elles sont comme des cailloux sur un territoire. Il semblerait que cette forme de ville soit plus avancée que la ville compacte ». Il insistait alors sur l’appréhension de la forme des villes et son importance : « La forme, on ne la saisit pas à partir du bâti. On la saisit à partir d’autres éléments. Par exemple, les formes de la Deltamétropole2 et de la région de Venise se saisissent à partir de l’eau. Ces territoires sont le produit de l’eau. En se basant sur cette forme du territoire, on arrive à donner une forme à la ville. Parce que moi, je suis convaincu qu’il faut donner une forme à la ville ! » 
Plus loin dans la discussion, il revenait sur l’échelle d’appréhension de la ville. Du territoire, il était passé au particulier, au sensible, et évoquait l’idée que, pour donner corps à la ville, pour la définir, il fallait travailler sur l’espace public3, seul moyen de lui donner une lisibilité durable et universelle : « Ce sont les espaces publics qui peuvent nous connecter, nous donner une capacité de lecture d’une ville. C’est l’espace public qui fait la ville. A la limite, il doit se concevoir comme quelque chose d’éternel et ce sont les immeubles à côté qui peuvent être modifiés et changés. »
Pour nous, cette leçon d’urbanisme ne s’arrêtait pas à cette vision. Bernardo Secchi prodiguait également une méthode pragmatique et concrète pour aborder notre pratique urbaine, prônant le contact avec les lieux et les habitants. C’est avant tout une approche par les sens et par le contact qu’il cherchait à valoriser : « Je dis toujours à mes étudiants : l’urbanisme, on le fait avec les pieds. Il faut marcher, marcher, marcher, jamais se fatiguer de ça. En marchant dans la ville, il faut essayer de connaître les gens. Dès que l’on commence à parler avec les gens, on commence à comprendre. C’est facile, mais c’est du temps, de l’énergie et de la mémoire. »
Dans la foulée, il remettait la participation au centre du débat, non pas en laissant la parole se libérer pour dire « des choses que l’on savait déjà », mais en provoquant les gens et en leur proposant des possibles sur lesquels se projeter ; « la participation devient fondamentale quand c’est un travail d’interprétation des attentes des gens ».
Cet entretien, nous l’avons vécu comme une rencontre humaniste avec un urbaniste passionné. Il s’acheva avec le sentiment que Bernardo Secchi avait remis le clocher au centre du village et qu’il nous avait prodigué des conseils qui allaient au-delà de ce que nous attendions. La dernière chose que nous avons retenue était essentiellement liée à une éthique de l’urbaniste, une approche qui sonnait comme un conseil pour les chercheurs-praticiens que nous sommes : « Une erreur souvent faite par les architectes et les urbanistes modernes est d’avoir imaginé qu’ils allaient dessiner une partie complète des villes. Pour ma part, je pense que construire les villes nécessite des étapes successives. Il faut avoir la force de dire que les premiers pas doivent être les plus justes, car ce sont eux qui donnent la structure spatiale à la ville. Cette manière de faire oblige l’urbaniste à faire un effort pour comprimer son ego. L’urbaniste ne peut pas être quelqu’un avec un ego trop fort. Car le meilleur projet est celui qui peut être approprié par ceux qui en sont les destinataires, celui qui devient le projet de tous. » 
Cette leçon d’urbanisme était à son image : un débat modeste et pragmatique pour penser et agir afin de produire une ville pour tous. Et de rappeler le travail de médiateur propre à l’urbaniste : « Ne pas avoir de culture, ce n’est pas grave, c’est avoir des préjugés qui devient grave. Dans ce cas, il faut vraiment se battre, essayer de convaincre, montrer que l’on peut faire avancer la ville d’une manière plus humaine… »

Julien Grisel, PhD, est associé du bureau bunq architectes.
Benjamin Michelon, PhD, est chercheur associé à la CEAT/EPFL et chef de projet au Groupe Huit (Paris).
Agnès Perreten est architecte IAUG et chargée de cours hepia HES-SO.

 

 

Notes

1. Secchi, B., Première leçon d’urbanisme, Marseille, 2006, Editions Parenthèse. 
Secchi, B., La ville du vingtième siècle, Paris, 2009, Editions recherches.
2. La Deltamétropole est La « conurbation Hollande » aussi décrite sous le terme de « Randstad », c’est-à-dire la région urbaine en réseau qui se crée petit à petit par l’extension des zones suburbaines des quatre grandes villes de la Hollande, à savoir Amsterdam, Rotterdam, Utrecht et La Haye.
3. Sur ces thèmes il a développé avec Paola Viganò le concept de « ville poreuse », dont il a appliqué les principes notamment dans le projet pour le Grand Paris. Secchi B., Viganò P., La Ville poreuse. Un projet pour le Grand Paris et la métropole de l’après-Kyoto, Genève, 2012, MétisPresses. 

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