De l’ef­fon­dre­ment de l’hu­ma­ni­té et pour­quoi s’en ré­jouir

Entretien avec Mark Wigley

Bien que très conceptuelle, l’installation The Other Side of the Hill qui ouvre l’exposition centrale de la Biennale contient deux messages à l’adresse des architectes: d’abord un rappel – la croissance finira bien par s’arrêter, voire s’effondrer; puis un appel – à l’imagination, à l’invention, en un mot au projet.

Data di pubblicazione
26-05-2025

Une fois la dramatique antichambre de l’Arsenal franchie, le visiteur ayant été confronté physiquement à l’éprouvante réalité d’un monde futur surchauffé1, l’installation The Other Side of the Hill fait office de comité d’accueil. Le message n’est pas plus optimiste : une vaste colline de pavés surgit du sol comme une vague, figurant la croissance exponentielle de la population humaine qui devrait atteindre quelque 10 milliards de personnes au cours des décennies futures. Et ensuite décroître tout aussi rapidement – peut-être même sous le niveau préindustriel. Le vertige, puis la chute.
La courbe est physiquement supportée par un échafaudage recouvert d’une intrigante croute verdâtre – mélange de béton projeté, de spiruline et de micro-organismes – qui se modifiera au cours de la Biennale. Celle-ci est censée représenter notre meilleur allié face à cet effondrement démographique : les bactéries.
Alors, cynisme académique face à une biennale technocentrée et solutionniste, ou réelle porte de sortie pour le genre humain ?

TRACÉS: Pourriez-vous expliquer votre projet?
Mark Wigley : La première face de la colline est un miroir de l’espèce humaine : la croissance exponentielle de la population. Nous devrions être 10 milliards d’individus en 2060, et nous devrions décroître tout aussi rapidement2. C’est une réalité encore plus tangible et importante que le changement climatique. Mais nous adoptons une perspective optimiste sur cet effondrement – c’est la deuxième face – et sommes persuadés que la situation pourrait être avantageuse, même avec moins d’êtres humains.

Pourquoi cet effondrement pourrait-il être une bonne chose?
Nous nous sommes intéressés aux bactéries: ce sont des expertes de la croissance exponentielle, mais elles savent surtout comment agir en cas de raréfaction des ressources. Dans cette exposition, nous avons voulu rendre visibles les splendides patterns des bactéries. Ces patterns se produisent lorsque les bactéries collaborent, pour survivre, en mettant en forme des réseaux extrêmement efficaces pour exploiter le peu de ressources à leur disposition.

En quoi cela nous concerne, nous les êtres humains?
Nous pensons que l’espèce humaine pourrait s’inspirer des bactéries – et ainsi devenir magnifique. En effet, pour survivre à cet effondrement exponentiel de la population, les humains devront évoluer vers une forme qui pourrait être plus belle, plus collaborative, plus inventive, moins égoïste, plus hybride… La situation ne sera pas paradisiaque pour autant. Nous voyons le futur comme une sorte d’opposé du jardin d’Eden : ce sera un jardin hybride, électronique. À l’image des bactéries, nous devons inventer un nouveau type d’architecture. Une architecture qui ne soit pas uniquement pour les humains, mais pour tout le vivant, à la manière de ce que font les bactéries depuis quatre milliards d’années. Nous, humains, sommes arrivés hier et sommes peut-être déjà sur le départ, étant donné que nous créons les conditions pour notre propre extinction…

À quoi sert votre installation?
Notre objectif est de concevoir un lieu où les visiteurs pourront réfléchir à un futur possible. Ici, à la Biennale, chaque architecte propose son futur, au travers de son projet. De notre côté, nous pensons que nous ne connaissons pas le futur. Nous devons changer notre perspective sur ce qu’est le design, l’architecture, les ressources.
Aujourd’hui, l’environnement créé par l’humain pèse plus lourd que l’ensemble de la biomasse – plus que tous les arbres, les plantes, les animaux, les insectes… Nous avons conçu des villes plus lourdes que tous les organismes vivants que compte la planète. Dans un futur très proche, celui que connaîtront nos enfants, cet effondrement démographique aura lieu. Il nous faudra alors créer des formes différentes d’architecture, de philosophie, de science.

Que peuvent les architectes dans tout ça?
Les architectes ont un rôle à jouer dans l’identification de ces nouveaux patterns. La situation est urgente – et elle semble impossible : or je pense que les architectes sont très bons face aux situations impossibles. Lorsque vous êtes face à un problème qui parait difficilement surmontable, vous faites appel à un·e ingénieur. Lorsque vous êtes face à une situation où vous ne connaissez même pas l’énoncé du problème, vous faites appel à un·e architecte. La situation requiert de l’imagination – non pas romantique, mais en projet – et de l’innovation. Lorsque les bactéries réalisent que leur population est sur le point de décroître, elles se comportent différemment. Elles inventent ! À nous de les imiter.

Notes

 

1. Third Paradise Perspective, Fondazione Pistoletto Cittadellarte

 

2. John Burn-Murdoch, « Peak population may be coming sooner than we think », Financial Times, 25 octobre 2024

The Other Side of the Hill

 

Participant·es: Beatriz Colomina (historienne de l’architecture, Princeton University), Roberto Kolter (microbiologiste, Harvard), Patricia Urquiola (designer, Milan), Geoffrey West (physicien, Santa Fe Institut) et Mark Wigley (architecte, Columbia GSAPP)