«Là où au­cu­ne voi­tu­re ne pas­se, il se pas­se beau­coup de cho­ses»

Stratégies de reconquête à Barcelone

Depuis quelques décennies, Barcelone donne le ton en matière d’aménagement urbain. Aujourd’hui, un parcours à travers la ville permet d’apprécier les différentes stratégies municipales menées depuis quarante ans en faveur de l’espace public. De l’embellissement à l’infrastructure environnementale.

Data di pubblicazione
15-09-2022

Depuis quarante ans, Barcelone poursuit sa mutation, dans le cadre à la fois contraint et riche d’opportunités de la trame Cerdà (1860), en menant des politiques urbaines ambitieuses, autant expérimentales que systémiques. Celle des grands projets d’Oriol Bohigas puis de Joan Busquets dans les années 1980-1990, radicale et flamboyante, a changé le visage de la ville pour accueillir les Jeux olympiques de 1992: reconquête du port, aménagement massif de nouveaux espaces publics, mais aussi tout-voiture et méga infrastructures. Aujourd’hui, celle de la maire Ada Colau, plus low profile, sociale, concertée, est tournée vers les habitants et la vie quotidienne. S’il y a des contradictions, la volonté de reconquérir l’espace de la rue au profit des habitants, usagers de toutes les générations, piétons et cycles, est toujours là, avec désormais un nouvel impératif écologique. «superilles» (super îlots), «eixos verds» (axes verts), «obrim carrers» (rues ouvertes), Barcelone continue à expérimenter avec l’objectif de systématiser ses actions à l’échelle de sa trame.

Glòries, la profondeur de la surface

Dans le quartier Sant Martí, au nord-ouest de Barcelone, une rue de la trame récemment reconvertie en allée piétonne conduit à un vaste espace ouvert dominé par la tour Agbar, prétentieuse érection de Jean Nouvel du début du siècle. Des allées serpentent entre des îlots cernés d’une couronne de végétation – jeux d’enfants, terrains de sport, pépinière – et des bosquets denses, jusqu’à une clairière-île entourée de fossés, accessible par des pontons. Nous sommes sur la place des Gloires catalanes, au centre du plan Cerdà, où se croisent les axes majeurs de la trame : Meridiana, Diagonale, Gran Via de les Corts Catalanes. Mais les voitures ont disparu, et l’hyper carrefour s’est transformé en parc.

Il y a quelques années s’élevait encore ici «El Tambor», un vaste échangeur circulaire avec une partie en viaduc et, en son centre, un parc enclavé, construit pour les Jeux olympiques. Il n’aura servi que vingt ans, mais les enjeux ont changé et le temps n’est plus aux infrastructures autoroutières en plein centre-ville. En 2014, la Municipalité a entrepris de faire disparaître les voitures en sous-sol, réminiscence du bon vieux principe moderne de séparation des flux, et a lancé un concours pour réaménager la place. L’agence Ter, associée à une jeune architecte-paysagiste catalane, Ana Coello, l’a remporté avec le projet «Canopià», qui fait émerger une nouvelle figure – celle d’un parc ouvert plus que d’une place – associée à un pôle multimodal de transports publics (le plus grand de la ville), des usages de quartier et un réservoir de biodiversité. Sur 15 hectares, le projet déploie un sol continu praticable par les piétons et les cycles dans toutes les directions, une canopée arborée sur différentes strates et un système de «nodes». Ces cellules closes de 30 à 50 mètres de diamètre, dont certains restent inaccessibles au public, créent des milieux à la fois autonomes (recueil des eaux pluviales) et en réseau.

Rendre l’espace aux habitants, planter pour rafraîchir, réintroduire de la biodiversité: la ville de Barcelone s’est saisie tôt de ces sujets. La place des Gloires catalanes en sera sans doute la plus belle incarnation, au prix d’un projet d’infrastructure colossal qui fait disparaître le trafic automobile en sous-sol, dans de nouveaux tunnels.

Expérimentation: les superilles de Poblenou

On quitte les Gloires pour rejoindre les superilles (ou supermanzanas en espagnol, superblocks en anglais) de Poblenou, stars des revues d’urbanisme. Dans un carré de neuf îlots (400 × 400 m, soit 16 hectares), la circulation est limitée aux riverains et véhicules de secours, les places de stationnement supprimées, l’espace de la rue occupé par des tables de pique-nique et des bancs, des arbres en pots, des arceaux à vélos, des aires de jeux clôturées pour enfants. Et le sol décoré à la peinture. Dans les rues où la circulation est maintenue, limitée à 10 km/h, ce sont des pistes d’athlétisme et des rangées d’arbres qui délimitent l’espace de la voiture. Ce type d’aménagement nous est aujourd’hui familier; il est rentré dans le paysage urbain avec son esthétique colorée et son mobilier posé à même le bitume. Sur ce terrain, Barcelone a été l’une des pionnières.

Si les superilles ont été mis en œuvre à partir de 2016, l’idée originale, revendiquée par Salvador Rueda (aujourd’hui directeur de BCNecologia, l’Agence d’écologie urbaine de Barcelone), remonte à 1987 lorsqu’il était directeur des services de l’environnement1. L’objectif était alors de restituer 10 % de la surface de la ville aux piétons, pour favoriser de nouveaux usages et lutter contre la pollution.

Plusieurs secteurs de Barcelone accueillent des aménagements tests, comme ceux de Poblenou, qui se révèlent concluants en termes d’usages et de réduction des nuisances. Mais les effets de ces aménagements de surface se limitent à ces poches apaisées et leur impact environnemental reste faible. Or le thème de l’urgence climatique s’est invité dans les agendas et la municipalité va changer de braquet et d’échelle.

Infrastructure environnementale: les Eixos Verds de l’Eixample

En 2020, la Ville élargit son action, en intervenant sur l’ensemble de la trame Cerdà (l’Eixample) – et plus seulement à l’échelle de quelques îlots – pour lui superposer un nouveau réseau de rues piétonnes et de grandes places plantées qui relieront à terme tous les parcs de Barcelone. Une «infrastructure environnementale» qui représentera près de 34 hectares regagnés au profit des piétons. Ensuite, elle engage directement et rapidement des aménagements pérennes qui permettront d’intervenir sur le sol même. Deux concours sont lancés: l’un sur quatre des 21 «rues vertes», l’autre sur quatre des 21 places identifiées. Les lauréats établissent un cahier des charges pour la reconquête de ces rues/places, base de travail de tous les projets qui vont suivre, puis chacun réalise une rue/place. L’agence Ter, retenue une nouvelle fois parmi les quatre équipes choisies pour les rues, propose d’expérimenter un «sol structurel» profond, couvrant 70 % du sol de la rue, avec une importante capacité de rétention d’eau pour pouvoir déployer une canopée plus dense que les alignements actuels. Ces prototypes à la fois structurels et pérennes ont vocation à servir de modèle pour transformer l’ensemble de la ville.

La reconquête de la rue à marche forcée est rendue possible par des stratégies de mobilité à grande échelle volontaristes qui limitent l’accès des véhicules individuels à Barcelone et sa périphérie (règles drastiques de circulation et de stationnement liées au passage de toute la ville et quelques communes en zone à faibles émissions (ZBE) depuis le 1er janvier 2020) et continuent à développer le réseau cyclable et de transports en commun.

Obrim carrers et couverture des voies à Sants

Plus à l’ouest, dans le quartier de Sants, l’axe Creu Coberta-Calle De Sants, comme les rues adjacentes, sont fermés à la circulation. Sur la bâche de la mairie de Barcelone apposée sur une barrière, on peut lire: «Nous ouvrons les rues, nous faisons face à l’urgence climatique. Là où aucune voiture ne passe, il se passe beaucoup de choses.» En ce dimanche pluvieux, nous ne sommes pas nombreux à déambuler et nous le faisons timidement, sans vraiment oser quitter les trottoirs. Les obrim carrers (rues ouvertes), fermées à la circulation les samedis et dimanches, avaient été testées pendant les premiers confinements. Sants est l’une des deux dernières qui subsistent avec Gran de Gràcia.

Depuis la place de Sants, on s’engage sur une large voie qui surplombe la ville, sans comprendre tout de suite qu’elle couvre les voies ferrées et la ligne 1 du métro. C’est une promenade à hauteur du 3e ou 4e étage des immeubles du quartier, agrémentée de nombreux bancs, de buttes plantées d’arbres, de pergolas, des structures assez lourdes en acier Corten. À intervalles très réguliers, on peut rejoindre le vrai sol par une débauche de moyens : ascenseurs, escaliers, rampes, qui créent des situations urbaines riches et variées. La couverture remplit son rôle d’espace public de liaison entre deux quartiers restés longtemps isolés par la voie ferrée. On croise la rambla de Badal, plus bas, que notre œil, désormais climato-orienté, traquant les îlots de chaleur, ne peut s’empêcher de juger trop minérale, trop «designée», trop chargée d’objets, mettant ostensiblement en scène tout le savoir-faire barcelonais en matière d’espaces publics. Parce que la partition est un peu chargée, je date, à tort, ces aménagements de l’époque olympique. La Cubierta (couverture) de Sants a en réalité été inaugurée en 2016 (le projet remonte à 2006); c’est la première phase d’un projet qui sera développé sur 5 km de couloirs verts reliant quatre parcs et espaces paysagers de Barcelone, l’Hospitalet et Cornellà. La nuit tombe, la promenade est pleine de gens, de familles, de jeunes, de femmes seules qui promènent des chiens. Après environ un kilomètre, à la gare de Santa Eulalia, la voie s’arrête.

Merci à Olivier Philippe, fondateur et associé de l’agence Ter à Paris, pour l’entretien qu’il nous a accordé le 30 juin 2022.

Note

 

1 «La démarche barcelonaise des supermanzanas», entretien avec Salvador Rueda, Urbanisme n° 409, juillet 2018

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