«Un banc est un lieu de vie tem­po­rai­re, ou­vert à tout le mon­de.»

Entretien avec Renate Albrecher

Dans ses recherches, la sociologue Renate Albrecher développe une approche holistique du banc public. Un objet qui, marginalisé au stade de la conception autant que dans l’aménagement, agit comme un révélateur de la place des piéton·nes dans l’espace public. Éléments de réponses sur toutes les dimensions de cette «station-service» de la marche.

Data di pubblicazione
14-09-2022

Tracés: Pourquoi s’intéresser aux bancs publics?

Renate Albrecher: Les bancs sont un outil pour comprendre celles et ceux qui marchent, comment et dans quel périmètre. Mais, parce qu’elle est associée à leur immobilité, cette «station-service» est la grande oubliée des études sur la marche. Pourtant, on y accède toujours de cette manière: même les cyclistes réalisent les deux derniers mètres à pied pour s’asseoir. Pour les transports publics, on utilise également le service d’un siège qui nous transporte. La logique reste la même à partir du moment où l’on considère une personne piétonne comme quelqu’un qui transporte tout sur elle. Plus généralement, il faut repartir du mot mobilité et le remplacer par une situation: être dehors, être au contact des autres et de l’environnement. Ce regard renverse la vision négative associée au fait d’être dans la rue et défend la situation d’être dehors, de faire quelque chose dans l’espace public sans se justifier. Un·e piéton·ne est alors considéré·e comme un·e usager·ère de l’espace public pensé comme un «salon partagé».

L’espace public comme un salon partagé… Comment le banc, en tant qu’objet, peut-il participer à cette idée?

Les aménagistes ont souvent une vision assez restreinte de la marche. Il n’existe pas de piéton·ne idéal·e et la marche n’est pas qu’une activité de loisir. À l’échelle d’une vie, on passe par des phases où l’on ne peut pas marcher, ou difficilement, avec des charges ou accompagné·e… Notre mobilité se réorganise aussi en permanence en fonction des situations urbaines que l’on expérimente. L’idée de station-service revêt ici toute son importance, car une halte est autant spontanée que nécessaire. Distinguer les différentes formes de marches est aussi difficile car, dans la plupart des cas, tout se passe en même temps. La ville doit pouvoir accueillir toutes ces situations; catégoriser les piéton·nes selon leurs contraintes à la marche ouvre sur une nouvelle approche.

Aujourd’hui, la plupart des aménagements liés à la marche sont standardisés et fonctionnels. Les trottoirs sont planifiés pour faire avancer, selon une gestion de flux, et les parcs ou autres espaces récréatifs délimitent les espaces de loisirs, souvent loin des chemins du quotidien. L’aménagement des espaces publics doit tendre vers l’imbrication de toutes les fonctions répondant aux besoins piétons. Avec l’association Bankkultur1, nous cherchons à récolter les besoins des citoyen·nes dans le cadre du projet Citizen bench. En référence à Citizen Kane d’Orson Welles, qui intègre les spectateurs dans le film, ici ce sont les usagers que nous souhaitons associer aux discussions qui se tiennent entre la ville, les aménagistes et les producteurs de bancs, pour leur permettre de s’exprimer sur l’ajout ou la modification de certains bancs2.

Donc le banc doit être considéré comme un objet social créateur d’espace public?

Oui, car il relie les personnes entre elles et à leur ville. Il doit être bien distribué à l’échelle urbaine et répondre à des besoins très variés. Cela passe par une diversité des typologies de bancs. Un banc pour les personnes à mobilité réduite n’est pas le même que celui pour une personne qui souhaite s’y installer pour manger, se détendre ou travailler. Les producteurs de bancs mettent en œuvre une variété esthétique, mais les modèles choisis par les villes sont en majorité standardisés, ou un objet signature proposant une identité graphique à la ville. L’ergonomie et le confort, comme les attentes des usagers sont souvent sacrifiés au profit du design. Les bancs en bloc de béton par exemple… Les personnes âgées ont besoin, pour se relever d’un banc, que leurs pieds prennent appui sous l’assise, ce qui n’est pas possible avec cette typologie de banc plein et droit. Ce sont des détails, mais lorsqu’ils sont anticipés avec l’idée que chacun·e pourra s’y asseoir agréablement, selon ses besoins et ses capacités, un banc devient un lieu de vie temporaire, ouvert à tout le monde.

Le banc invite donc à une réflexion plus vaste et encourage une approche transversale de la marche. À quelle échelle peut-on penser cette relation entre la marche et la qualité des espaces urbains?

Des infrastructures aux transports en passant par les services (administrations, équipements publics…) et les espaces publics: un·e piéton·ne est le résultat de tous les services d’une ville, soumis·es à leurs rythmes, obligations et distances. Depuis le siècle dernier, à cause des aménagements centrés sur la voiture, les villes n’ont pas été adaptées à toutes les situations de marche.

Une première étape est la sortie du «tout voiture», en constatant le rapport inégal entre les budgets et les ressources attribués à la marche et ceux attribués au trafic routier motorisé. Ce sont 6.3 millions de voitures qui roulent en Suisse – mais il y a 8.7 millions de piéton·nes potentiel·les. Pourtant, le trafic routier motorisé coûte chaque année environ 75 milliards de francs3; pour la mobilité douce, les dépenses s’élevaient à 10.5 milliards en 2015 – dont 83 % étaient liés aux accidents! Peu considérée comme un moyen de transport, la marche reste cantonnée à une activité gratuite pour la société et, par défaut, les aménagements, à commencer par les bancs, ne répondent pas à la diversité des besoins. Cela révèle aussi la répartition problématique des compétences entre plusieurs collectivités publiques – la largeur du trottoir le long d’une route cantonale, par exemple, est décidée par les services cantonaux, mais c’est la Commune qui aménage ensuite ce qu’elle peut. Bien que les piéton·nes soient concerné·es directement ou indirectement par chaque service, rares sont les villes qui ont un service dédié aux piéton·nes. À l’inverse, les citoyen·nes ne connaissent pas forcément toutes les normes ou n’ont pas un accès libre aux documents. Cela soulève aussi la question des normes faites par les ingénieur·es, principalement formé·es à l’optimisation des flux, surtout motorisés: connaissent-ils les besoins d’un·e «piéton·ne augmenté·e»? Par cette expression, j’entends l’idée de considérer une personne piétonne, non pas en termes de réalité augmentée, mais selon un ensemble de contraintes qui influencent la liberté de sa marche.

Quel regard porter sur les outils de navigation face à toutes les dimensions de la marche?

Inclure tout ce qui est relié à la marche dans le monde numérique est une autre étape importante. Les bancs – comme toute une catégorie d’objets de l’espace public – sont des points relativement fixes, mais on ne les retrouve pas sur les outils de navigation en ligne, malgré le fait qu’ils soient centraux dans l’expérience de la marche, voire une condition nécessaire pour certain·es. Adapter les outils de navigation du point de vue piéton est nécessaire pour permettre de s’approprier l’espace public selon leurs besoins et possibilités, de créer un lien fort avec l’espace public. Cette infrastructure – bancs, toilettes, entrées des bâtiments, etc. – devrait être accessible comme le réseau des arrêts des transports publics.

Quels changements opérer au niveau des maîtres de l’ouvrage et des aménagistes?

Commencer par questionner les normes, les budgets et les prises de décisions des Villes sur la place des piéton·nes dans la hiérarchie imposée à l’espace public. Est-ce que les attentes et besoins citoyens sont connus? Dans toute leur diversité? Même si des initiatives locales fleurissent partout, c’est toute la chaîne de décision qui doit s’accorder pour développer une sensibilité commune. Par exemple, comment concilier la largeur prévue pour le nettoyage des trottoirs et un banc qui pourrait être placé au bon endroit pour le quartier, pour la vue, pour la vie sociale? La réponse ne devrait pas être conditionnée par l’univers technique dont dépend le fonctionnement d’une ville. Nous avons besoin de plus de chiffres, dont des études quantitatives sur le ou la «piéton·ne augmenté·e». La marche et le séjour dans l’espace public doivent être considérés comme une possibilité accessible à tous et toutes, partout. Le bon chemin ne fait pas forcément marcher les gens; mais s’il est mal pensé ou conçu, il peut les en empêcher.

Renate Albrecher est chercheuse au Laboratoire de sociologie urbaine (LaSUR) à l’EPFL et fondatrice de l’association Bankkultur.

Notes

 

1 Bankkultur est une association qui propose et développe des projets autour des bancs publics. (bankkultur.ch)

 

2 L’outil créé dans le cadre de ce projet est une application web: hogga.me [lien sur test.hogga.me], qui peut être utilisée par chaque ville ou commune.

 

3 «Coûts et financement des transports» (2018), étude de l’Office fédéral de la statistique, thème Mobilité et transports, bfs.admin.ch

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