Les «sty­les» Shi­no­ha­ra

Kazuo Shinohara, 3 Houses est la première publication éditée en Suisse sur cet architecte admiré depuis quelques années par une génération d’architectes suisses. Le livre est une nouvelle preuve de l’influence qu’il exerce, mais il ne permet pas encore de l’expliquer. 

Data di pubblicazione
01-10-2019

Comme son titre l’indique, le livre est articulé autour d’une sélection de trois maisons: House in White (1966), House in Uehara (1976) et House in Yokohama (1984). Le choix de regarder le travail de Shinohara (1925-2006) au travers de son œuvre domestique est une évidence. Bien qu’il ait réalisé – vers la fin de sa carrière – le musée japonais de l’ukiyo-e à Nagano (1982) et le Centennial Hall de l’Université de technologie de Tokyo (1987), l’architecte japonais a en effet consacré la majeure partie de sa vie à l’architecture des maisons, qu’il considère comme «des œuvres d’art en soi». 

Pour chacune des trois maisons présentées, des croquis, un court descriptif et des photographies réalisés par Shinohara ainsi qu’un cahier de plans, coupes et élévations redessinés par les architectes et auteurs Christian Dehli et Andrea Grolimund, donnent une vue exhaustive de l’univers et de la pensée singulière de l’architecte. L’ouvrage démarre par deux textes courts. Le premier, en forme d’hommage, est écrit par Ryue Nishizawa (SANAA); dans le second, les auteurs introduisent l’approche comparative qu’ils ont voulu mettre en place pour le livre. Celui-ci est conclu par un essai et un entretien avec des anciens collègues de Shinohara à l’Université de technologie de Tokyo1. Ces deux contributions ouvrent une discussion sur le thème principal du livre : les styles de Shinohara2.

Le « premier style » date des années 1950-1960. Shinohara est alors fortement influencé par son professeur Kiyoshi Seike et son enseignement de l’architecture traditionnelle japonaise. Lors de la décennie suivante, le «deuxième style», illustré notamment par la House in White, est marqué par l’apparition de formes cubiques d’influence moderniste et d’espaces épurés et blancs. Le «troisième style» apparaît avec la réalisation de la Tanikawa House en 1974, une étonnante maison dont la majeure partie est occupée par un sol en très forte pente. Shinohara, alors proche de certains textes de philosophes français des années 1970, notamment ceux de Gilles Deleuze, propose une architecture conçue comme une « machine poétique ». Le quatrième et dernier style est marqué par sa fascination pour ce qu’il appelle le «chaos urbain» qu’il observe dans les grandes métropoles japonaises. Ce style est illustré par sa propre ­maison à Yokohama qu’il réalise en même temps que le Centennial Hall de l’Université de technologie de Tokyo. 

Les livres réalisés sur l’œuvre de Shinohara reprennent souvent la trame de ces quatre styles. Difficile alors d’échapper à la logique monographique linéaire que l’architecte a lui-même construite. Le livre de Dehli et Grolimund ne fait pas exception. La sélection drastique de ces trois maisons semble pertinente tant elles constituent des étapes charnières dans les styles évoqués plus haut.

On arguera sans doute que ce n’était pas la ligne éditoriale choisie par les auteurs, mais, en creux, le livre édité en Suisse renvoie à une question encore ouverte : comment expliquer l’intérêt de toute une génération d’architectes suisses – notamment alémaniques – pour l’œuvre de Shinohara? Un numéro de la revue Werk publié en 2015, comprenant entre autres un entretien avec Christian Kerez, ou encore une exposition à l’École polytechnique fédérale de Zurich en 2015, en sont quelques exemples. Autre figure importante de l’architecture suisse, Valerio Olgiati, dans son livre publié en 2014, The Images of Architects, choisit le plan de la House with an Earthen floor (1963) comme l’une des images qui auraient le plus influencé son imaginaire architectural. Autant dans leurs discours que dans leurs réalisations, ses anciens étudiants, Pascal Flammer, Raphael Zuber ou encore Angela Deuber témoignent tous de l’influence de l’architecture de Shinohara sur leur travail. Dépouillement sémantique, prééminence sculpturale du béton ou encore empathie pour les formes géométriques primaires sont autant de marqueurs empruntés aux «styles» Shinohara.

Les références à l’architecture de Shinohara chez ces architectes suisses témoignent d’un voyage des modèles architecturaux depuis le Japon vers la Suisse. Mais qu’en est-il dans l’autre sens? En 1981, l’architecte japonais a exposé les dessins de ses trente maisons à Lausanne et Zurich. Dans les mêmes années, au cours de ses voyages en Europe, il a réalisé une série de photos dans plusieurs villes suisses3. Pour répondre à la question posée en filigrane par le livre, un travail sur les archives de Shinohara et son passage en Suisse pourrait s’avérer utile.

Notes

  1. David B. Stewart, Fashioning Change : Three iconic Japanese Houses, pp.169-179 et Toward a Fifth Style, entretien avec Shin-ichi Okuyama, pp. 192-197. Dans cet entretien, les auteurs émettent l’hypothèse que la dernière maison dessinée en 2000 par Shinohara, la House in Tateshina inaugure un cinquième style posthume. 
  2. Kazuo Shinohara classe sa production en quatre styles successifs.
  3. Kazuo Shinohara, Street with human shadows, Kitakyushu / Center for Contemporary Art, Japon, 2 volumes, 2006-2007

Kazuo Shinohara, 3 Houses

Christian Dehli et Andrea Grolimund
Quart Verlag, Lucerne, 2019

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