Vers des quar­tiers post-car­bone?

Forum des Transitions urbaines 2023

Face à l’urgence climatique et à la contraction des ressources disponibles, la nécessité de préserver les terres arables pour l’agriculture et de protéger les écosystèmes pour la biodiversité encourage en priorité la régénération des territoires déjà urbanisés. C’est dans ce contexte qu’émerge un intérêt accru pour la valorisation de l’existant, l’économie circulaire, la mutualisation des espaces et la généralisation de l’arborisation.

Date de publication
19-02-2024
Emmanuel Rey
Professeur de projet d’architecture à l’EPFL, directeur du Laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST) et associé du bureau Bauart à Berne, Neuchâtel et Zurich
Martine Laprise
Collaboratrice scientifique au Laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST)

Une dynamique de transition

Marqué par l’étalement urbain, l’environnement construit est encore aujourd’hui largement influencé par les logiques à l’œuvre lors de la seconde moitié du 20e siècle, en particulier une dépendance significative aux énergies fossiles et à la mobilité individuelle motorisée. Il ressort ainsi des statistiques suisses récentes que 59 % des besoins en énergie sont encore couverts par des agents énergétiques fossiles1 et que la voiture domine toujours majoritairement le transport des personnes, puisqu’elle représente à elle seule 74 % des personnes-km effectués annuellement2.

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Ceci se traduit de manière tangible par une forte empreinte fonctionnelle, spatiale et écologique, qui se matérialise entre autres dans les infrastructures énergétiques, logistiques ou routières. Il est inutile de préciser que la situation actuelle se révèle encore très loin de la neutralité climatique ambitionnée pour 20503. Compte tenu de notre trajectoire climatique, il en résulte un double défi pour tous les acteurs engagés dans la transformation des territoires urbains4. D’une part, la protection du climat nécessite une réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre. D’autre part, même si certaines actions sont entreprises pour la protection du climat depuis le début du siècle, celles-ci se révèlent insuffisantes à ce jour pour inverser les tendances à l’œuvre. Il en découle un réchauffement climatique qui nécessite de profondes transformations de notre cadre de vie et qui touche de multiples domaines socio-économiques en interaction. Citons notamment l’organisation du bâti, la gestion de la mobilité, les modes de construction, la généralisation des énergies renouvelables, la valorisation des ressources locales, la multiplication des espaces verts ou encore la réorientation professionnelle des personnes actives dans des secteurs très carbonés.

Une échelle intermédiaire

En se plaçant à l’articulation entre la vision urbaine et le projet architectural, les démarches développées à l’échelle du quartier permettent une prise en compte de ces enjeux au-delà d’un seul bâtiment, tout en demeurant suffisamment circonscrites pour les appréhender de manière tangible. S’inscrivant dans une dynamique de réorientation du bâti vers l’intérieur, elles concernent tant la revitalisation de quartiers existants que la création de nouvelles polarités à proximité des transports publics et des réseaux de mobilité douce.

Cette concrétisation de la transition écologique à l’échelle du quartier ne se limite de loin pas aux seuls centres-villes, mais concerne aujourd’hui une vaste diversité de sites5. Dans ce contexte, la création, respectivement le renforcement, de quartiers présentant une densité subtilement adaptée au contexte, une mixité fine des fonctions et une interconnexion décarbonée avec le reste du territoire représente une stratégie prometteuse6.

Des démarches pionnières à la démultiplication des labels

Depuis une vingtaine d’années, une série de projets voient ainsi le jour au sein de la plupart des territoires européens à caractère métropolitain. À l’instar des quartiers Vauban à Fribourg-en-Brisgau (DE), Västra Hamnen à Malmö (SE) ou Ecoparc à Neuchâtel7, la première génération est celle des pionniers, qui ont permis de mettre en exergue le potentiel écologique d’un retour en ville et d’expérimenter l’intégration d’un certain nombre de critères de durabilité aux processus de régénération urbaine. Réalisés souvent sur d’anciennes friches urbaines, ils se caractérisent par un esprit d’exploration, qui a permis d’expérimenter concrètement des alternatives à l’étalement urbain et de favoriser l’émergence de nouvelles dynamiques socioculturelles au cœur des villes européennes postindustrielles8.

La seconde génération, actuellement en cours de réalisation, peut être considérée comme celle des labellisés. Faisant suite aux démarches pionnières, un nombre important de projets a en effet été mis en route dans la plupart des villes et agglomérations urbaines. Cela se traduit aujourd’hui par une démultiplication d’opérations estampillées – parfois à tort, parfois à raison – « écoquartiers » ou « quartiers durables ». À l’instar du quartier Freilager réalisé sur l’ancien port franc de Zurich, des projets peuvent être mis en exergue en tant que démarches exemplaires, dans la mesure où ces dernières intègrent une recherche de qualité architecturale et répondent à de hautes exigences environnementales9,10. Mais l’observation de nombreux nouveaux quartiers fait redouter une généralisation de projets assez similaires, qui tendent à banaliser les enjeux urbanistiques, ne prennent pas forcément en compte toutes les spécificités locales et s’inscrivent encore très souvent dans une simple logique de tabula rasa. 

Des visions anticipatrices

C’est dans ce contexte qu’émerge, de manière diffuse, l’intuition collective qu’une troisième génération de quartiers en transition est à inventer pour s’inscrire dans une optique réellement post-carbone11. Celle-ci se base à la fois sur la poursuite des enjeux abordés jusqu’à aujourd’hui – en particulier l’incontournable triptyque liant la densité, la mixité et la mobilité – mais en intégrant également de nouvelles dimensions liées à la culture du bâti et à la fabrique d’une ville non générique. Une attention accrue portée aux édifices existants peut faire sens ici, autant sous l’angle culturel qu’écologique, de même que la mise en œuvre d’approches plus circulaires, la mutualisation des espaces bâtis et l’arborisation abondante des espaces paysagers. À ce titre, le site soleurois d’Attisholz, qui fut occupé pendant plus d’un siècle par une usine de cellulose aux bords de l’Aar, constitue un intéressant laboratoire à observer. Il est en effet prévu d’y faire émerger au cours des vingt à trente prochaines années un nouveau quartier qui conserve les anciennes structures et préserve la biodiversité12.

Visant une réduction drastique des gaz à effet de serre et une adaptation significative du milieu urbain au dérèglement climatique, les démarches émergentes tendent à mêler plus intensément des actions de sobriété, d’efficacité, de circularité et d’adaptabilité. Face à la diversité et à l’ampleur des défis auxquels seront confrontées les disciplines du domaine bâti au 21e siècle, gageons que les quartiers post-carbone seront amenés à jouer un rôle incontournable pour augmenter la résilience et l’habitabilité des milieux déjà urbanisés.

Notes

 

1. Office fédéral de l’énergie, Statistique globale de l’énergie. Berne, 2023

 

2. Office fédéral de la statistique, Mobilité et transports. Neuchâtel, 2023

 

3. Office fédéral de l’environnement, Stratégie climatique à long terme de la Suisse. Berne, 2021

 

4. Rey E. (éd.), TRANSFORMATIONS. Lausanne : PPUR / EPFL Press, 2022

 

5. Rey E., Du territoire au détail. Lucerne: Quart, 2015

 

6. Rey E., Laprise M., Lufkin S., Neighbourhoods in Transition. Brownfield Regeneration in European Metropolitan Areas. The Urban Book Series, Cham: Springer, 2022

 

7. Wyss M., Merzaghi F., Nedelcu M., Suter Ch., Hainard F., De l’utopie au faire. D’une friche ferroviaire au quartier Ecoparc à Neuchâtel. Neuchâtel: Alphil, 2010

 

8. Rey E., Lufkin S., Des friches urbaines aux quartiers durables. Lausanne: PPUR / EPFL Press, Le Savoir suisse, 2015

 

9. «Freilager Zurich», fiche de synthèse «Site 2000 Watts», septembre 2021

 

10. «Prix Lignum 2018: les meilleures réalisations en bois récompensées». Espazium.ch, septembre 2018

 

11. Sonnette S., «Les derniers grands ensembles?». TRACÉS, mars 2023

 

12. Moll C., «Bänder, Schneisen, alte Wannen». Hochparterre, juillet 2019

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