Les der­niers grands en­sembles?

À quel moment de l’histoire de la croissance urbaine genevoise se situe la génération des «nouveaux quartiers»? Comparables par leur ampleur aux cités satellites des années 1960-1970, en sont-ils pour autant les héritiers? Et que se passera-t-il après eux, dans un monde qu’on voudrait décarboné et «zéro artificialisation nette», mais qui devra bien continuer à répondre aux besoins en logements?

Date de publication
14-03-2023

L’histoire récente de la planification genevoise, largement documentée1, montre une alternance de périodes de croissance et d’atonie, depuis les visions ambitieuses d’une ville moderne, dense, fluide, verte (Braillard puis Saugey) en passant par les utopies sociales et formelles concrètes (les cités satellites) jusqu’aux moments creux, où les grands gestes sont mis en sommeil. Elle montre aussi la difficulté d’un exercice de planification à 20 ou 30 ans. Entre excès d’enthousiasme ou de sobriété, les plans successifs tentent d’anticiper ou de rattraper un contexte socio-économique mouvant, des idéologies changeantes, avec toujours un train de retard, incapables d’accorder leur rythme aux aléas d’un monde qui change trop vite pour eux.

1850-1973: planifier la croissance

Des années 1850 au premier choc pétrolier, soit pendant près d’un siècle, Genève, libérée du carcan de ses fortifications, a planifié son extension, s’est projetée dans une vision de plus en plus métropolitaine d’elle-même au rythme des plans directeurs successifs. Le Plan Braillard de 19362 imagine une ville de 350 000 habitants – alors que le canton n’en compte que 170 000 au début des années 1930 – et pose le principe d’un maillage vert, réseau de parcs et d’espaces libres articulant les espaces bâtis, qui reste pour beaucoup d’urbanistes et d’architectes genevois une référence indépassable, une utopie jamais réalisée, mais bien présente dans les esprits.

Après la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte de forte croissance économique et démographique, le Plan Marais (1952) projette la construction de 50 000 logements, qui prendront entre autres la forme de cités satellites, rejetons des principes de la Charte d’Athènes: Cité Meyrin, ensemble de Budé, Cité nouvelle d’Onex-Lancy, Cité du Lignon, Tours de Lancy, Tours de Carouge, Cité Gradelle, etc. Cette première génération de nouveaux quartiers périphériques marque un moment fort de l’histoire du canton, un temps d’expérimentations urbaines, architecturales, sociales, porteur d’espoir dans des modes de vie nouveaux, modernes et motorisés, entre ville et campagne.

En 1966, le Plan alvéolaire (Marc-Joseph Saugey) planifie lui aussi une croissance sur 50 ans: 800 000 habitants à l’horizon 2015, soit 10 000 habitants supplémentaires par an – un excès d’enthousiasme qui sera démenti par la réalité, puisqu’en 2015 le canton ne comptera que 477 000 habitants. Le plan structure alors l’agglomération en alvéoles thématiques (séparation des fonctions) desservies par un système de voies express et d’autoroutes. C’est une ville à l’américaine, conçue pour la voiture. Le premier choc pétrolier de 1973 vient le mettre en échec, comme les oppositions dont il fait l’objet par référendum, notamment le refus en votation de la destruction du quartier des Grottes.

1980-2000: le développement urbain au point mort

Entre les années 1980 et 2000, la crise du logement s’installe et Genève perd des emplois. Le temps n’est plus aux grandes visions territoriales ni aux projets urbains: il ne s’agit plus de planifier la croissance mais de «refaire la ville sur la ville», densifier pour limiter l’étalement urbain et protéger les locataires dans un contexte de spéculation immobilière. Le Département des travaux publics est alors dirigé par Christian Grobet (de 1981 à 1993), socialiste proche de l’ASLOCA, l’association de protection des locataires.

Au tournant du siècle, le Canton relance une politique de développement économique pour renouer avec la croissance, avec succès. De nombreux postes de travail sont créés, sans que la construction de logements ne suive. La pendularité s’accélère et avec elle un déséquilibre qui perdure encore aujourd’hui : les emplois à Genève, les logements ailleurs (en France ou dans d’autres cantons suisses). Résultat: un actif sur trois ne réside pas dans le canton.

Plan directeur cantonal 2015: le retour des grands projets

Il faut rattraper le retard. L’urgence à construire de nouveaux logements appelle une nouvelle stratégie de développement territorial et justifie des mesures d’exception, comme la possibilité de construire en extension sur la zone agricole, territoire que le plan directeur précédent (1989) avait pourtant sanctuarisé. Le plan directeur cantonal (PDCn) «Genève 2015», entré en vigueur en 2001, fait sauter ce tabou. Les sociologues Dominique Joye et Vincent Kaufmann3 estiment alors que «le plan s’inscrit explicitement dans une perspective néo-libérale. Les changements par rapport au plan directeur en vigueur sont motivés par la pression exercée par la mondialisation de l’économie, qui nécessite (…) une plus grande flexibilité dans l’affectation des zones et une ouverture transfrontalière.» Pour la première fois, la réflexion est en effet élargie aux communes françaises et vaudoises riveraines pour prendre en compte la réalité d’un bassin de vie qui continue de s’agrandir.

En termes de projections de croissance, 32 000 logements sont planifiés pour la période 2000-2020, soit 1600 nouveaux logements/an, qui se révéleront insuffisants après la reprise économique et démographique des années 2000. Le plan Saugey avait vu trop grand, celui-ci se révèle trop timoré. De la difficulté de prévoir l’avenir…

C’est le retour de la grande échelle et des grands ensembles: le plan programme dix «grands projets», dont plusieurs en extension sur la zone agricole, parmi lesquels les Communaux d’Ambilly à Thônex, les Cherpines à Plan-les-Ouates et Confignon ou les Grands Esserts à Veyrier. Ce ne sont alors que des potentiels constructibles repérés sur une carte; certains de ces projets mettront près de 20 ans à sortir de terre.

Plan directeur cantonal 2030: transformer l’essai

«L’enjeu et l’ambition du nouveau plan directeur cantonal Genève 2030 annoncent une période de développement qui peut être comparée aux grands moments de l’urbanisme genevois», écrivait l’architecte et enseignant à l’Institut d’architecture de l’Université de Genève (IAUG) Alain Léveillé en 20114, juste avant l’adoption du plan. Il s’agit alors de réaliser les potentiels constructibles du PDCn «Genève 2015» de 2001 et de mettre en œuvre cinq projets urbains supplémentaires en extension sur la zone agricole, identifiés par le premier projet d’agglomération transfrontalier (PA1, 20075). Ces projets s’accompagnent d’autres mesures majeures comme le renouvellement urbain du secteur Praille-Acacias-Vernet (PAV) et le déclassement de zones villas, notamment le long des lignes de tramway.

Dans un contexte de croissance économique et démographique retrouvée, il faut à la fois rattraper le retard accumulé durant les décennies précédentes et absorber les prévisions de nouveaux arrivants à l’horizon 2030, tout en prenant en compte la révision de la loi sur l'aménagement du territoire de 2014 (LAT). Plus de 15 000 logements sont programmés dans les nouveaux quartiers en zone agricole6.

La construction des «nouveaux quartiers», dont plusieurs revendiquent l’appellation d’«écoquartier», pourrait rappeler à certains égards celle des cités satellites et à ce titre constituer un «grand moment de l’urbanisme genevois», pour reprendre le mot de Léveillé: un urbanisme du plan masse et de la grande échelle projeté sur des terres vierges pour répondre à un besoin massif de logements, des principes modernistes de la ville à la campagne, et le retour des architectes sur le devant de la scène. À la différence que ces quartiers ne sont plus «modernes», mais «durables».

Pourtant, lorsqu’ils seront là, ils ne seront pas épargnés par les critiques de tous bords : sacrifice des terres agricoles, tout béton, cités dortoirs, trop dense ou pas assez dense. Obsolètes à peine livrés? Il faut dire qu’entre la décision de les construire et leur livraison effective, la pression climatique et sociale s’est faite plus intense au point de ringardiser la notion même d’écoquartier. Désormais, on pense bilan carbone, réversibilité, réemploi, «zéro artificialisation nette», transformation plus que construction neuve, participation citoyenne. Le décalage apparaît inévitable pour ces grands gestes d’un seul tenant, grosses machines lourdes à mettre en branle, qui se justifiaient lorsqu’on les a lancées et se justifient toujours pour répondre aux besoins en logements, mais dont les concepts, les procédures de mise en œuvre, les modes constructifs, se sont périmés en cours de route au regard des nouvelles préoccupations environnementales et sociales.

Demain: la fin des grands projets?

Au tournant des années 2020, le Canton décide d’élaborer un nouveau plan directeur 2050 «zéro carbone». Sans extensions possibles, puisque toutes les zones à bâtir ont été consommées, il faut cette fois vraiment refaire la ville sur la ville, travailler en priorité sur l’existant, et trouver d’autres gisements pour continuer à répondre aux besoins, car le problème du logement, malgré les nouveaux quartiers, n’est toujours pas réglé: valoriser les friches (caserne des Vernets), faire muter les tissus et l’activité (le PAV, les zones villas). Est-ce à dire que la génération des «nouveaux quartiers», celle du masterplan en rase campagne, sera la dernière?

Sans doute. Même si le logiciel du «grand projet» continue à tourner à plein régime : aux Vernets (1355 logements) ou à l’Étoile du PAV (1500 logements), on démolit pour faire place nette à de nouveaux immeubles. La ville sur la ville, mais quand même la table rase.

Notes

 

1. Voir notamment: Institut d’architecture de l’Université de Genève, DAEL, Centre de recherche sur la rénovation urbaine, 1896-2001, projets d’urbanisme pour Genève, Georg éditeur, 2003; Alain Léveillé, «Genève, un siècle et demi de projets d’urbanisme», TRACÉS 15/16, août 2011; Dominique Joye, Vincent Kaufmann, «Cinquante ans d’aménagement du territoire à Genève», Les Annales de la Recherche Urbaine n° 80-81, 1998; Cedric van der Poel, «Genève 2030: le nouveau plan directeur cantonal, entretien avec Bernard Leutenegger», espazium.ch, janvier 2012; Bruno Marchand, Aurélie Buisson, Georges Brera, architecte, Infolio, 2019; Elena Cogato Lanza, L’urbanisme en devenir: réseaux et matériaux de l’aménagement urbain à Genève dans les années trente, thèse de doctorat, École polytechnique fédérale de Lausanne, 1999

 

2. Plan directeur régional, Maurice Braillard, Albert Bodmer, Hans Bernoulli, Arnold Hoechel, 1936

 

3. «Cinquante ans d’aménagement du territoire à Genève», op. cit.

 

4. «Genève, un siècle et demi de projets d’urbanisme», op. cit.

 

5. Le PDCn 2030 doit notamment concrétiser les mesures du premier projet d’agglomération (PA1) de 2007 (qui définit une agglomération «compacte, multimodale et verte») sur le territoire genevois. Sur la politique fédérale des projets d’agglomération, consulter le site de l’Office fédéral de l’environnement, are.admin.ch, onglet mobilité, Programme en faveur du trafic d’agglomération

 

6. Cherpines (Confignon et Plan-les-Ouates): 3700 logements, Grands Esserts (Veyrier): 1200 logements, Bernex : 5700 logements / 5700 emplois, Communaux d’Ambilly devenus Belle-Terre (Thônex): 2400 logements, La Chapelle-Les Sciers (Lancy, Plan-les-Ouates): 1300 logements, Les Vergers (Meyrin): 1250 logements.

Étiquettes

Sur ce sujet