Les dé­marches par­ti­ci­pa­tives aux temps de la dis­tan­cia­tion so­ciale

Entretien avec Frédéric Josselin, chef du Service concertation et communication au Département du territoire (DT) du Canton de Genève.

Date de publication
17-06-2020

Depuis quelques années, les démarches de consultation citoyenne connaissent un succès exponentiel. Appliqués aux projets de développement territorial, les apports de la concertation viennent nourrir le travail des concepteurs et enrichir l’élaboration des nouveaux projets d’aménagement urbain et paysagé. Réunis autour d’un projet et d’un objectif commun, celui de construire une ville plus humaine, professionnels et amateurs ont progressivement appris à s’entremêler pour faire émerger de cette friction de nouvelles formes de partage du territoire. Sauf qu’en début d’année, un nouvel agent viral est venu perturber cette fructueuse communion en mettant à rude épreuve ses qualités premières. La distanciation sociale, les craintes envers les regroupements multigénérationnels et les slogans du «keep at home» ont affaibli ce maillon opérationnel en se répercutant inexorablement sur toute la chaîne de production des planifications urbaines en cours.

En attente d'un redémarrage via des alternatives «sans contact», ou simplement de nouvelles formes de mixité sociale, nous interrogeons Frédéric Josselin, chef du Service concertation et communication du Département du territoire (DT) du Canton de Genève, pour connaître de plus près l’avenir d’un service public pour qui l’urbanité est avant tout une question collective.

Espazium: Le mot d’ordre «restez chez vous!» est à l’opposé de ce que vous cherchez à faire depuis des années au sein de l’Office de l’urbanisme (OU), en incitant les personnes à se rassembler autour d’un projet urbain. Que se passe-t-il en ce moment avec les projets de concertation et participation citoyenne portés par le Canton de Genève?

Frédéric Josselin: Dans un premier temps, courant mars, nous avons arrêté toutes les démarches participatives car nous ne pouvions pas assurer les mesures sanitaires requises par les autorités. Nous avons d’abord envisagé de les reporter de quelques semaines, puis compte tenu de l’évolution des événements, nous avons dû les suspendre temporairement.

Aujourd’hui[ndlr: entretien réalisé le 19 mai 2020], nous sommes dans une phase de redémarrage. À priori, nous ne devrions pas refaire d’ateliers présentiels avant le mois de septembre. Nous pensons que l’acceptation sociale n’est pas encore au rendez-vous. Difficile d’imaginer ces rencontres avec des gants, des masques et à deux mètres de distance les uns des autres.

Malgré le retour progressif à la normalité, la distanciation sociale risque de déprécier l’un des ingrédients principaux des démarches participatives: la proximité avec les assistants. Comment comptez-vous organiser les démarches à venir? Comment faire de la participation «sans contact»?

Nous travaillons sur plusieurs pistes de réflexion.

Depuis plus d’une année, nous testons des projets pilotes via notre plateforme numérique participer.ge.ch. Il s’agit d’un outil de participation citoyenne inspiré d’un modèle originaire de Barcelone, decidim, que nous avons implémenté et adapté à Genève. Cet outil numérique permet de poursuivre les démarches de concertation à distance, comme nous le ferons prochainement avec trois projets en cours: le projet de voie verte rive droite, le BHNS Châtelaine et le tram des Nations.

À l’origine, ce dispositif n’a pas été conçu pour répondre à l’urgence sanitaire qui nous entoure. Il s’agissait plutôt de concevoir un format qui nous permettait d’élargir la portée des démarches en présentiel. L’objectif était, et est encore aujourd’hui, de proposer des modèles alternatifs à même de garantir une participation collective aussi vaste que possible.

En ce qui concerne les projets plus grands, nous travaillons sur un concept d’ubiquité numérique. Cela veut dire qu’en septembre, indépendamment des circonstances, nous devons être en mesure d’avoir une alternative digitale solvable pour ne pas repousser ces démarches à plus tard. Puis en parallèle, nous élaborons un protocole sanitaire qui devrait garantir la viabilité des rencontres en présentiel, dès que les conditions nous le permettront. Tant physiquement que virtuellement, les démarches reprendront progressivement en fin d’été.

«Le Covid-19 a accéléré la résolution d’une partie des problèmes mais a créé de nouveaux défis à surmonter»

Une grande partie des personnes qui prennent part à ce type de démarches sont des aînés, moins familiers aux technologies et aux alternatives virtuelles. N’y-a-t-il pas un risque de perdre ce public indispensable?

Bien entendu nous nous interrogeons sur l’acceptation sociale de ces alternatives numériques.

Toute démarche cherche à réunir la plus grande quantité de points de vue. Il s’agit d’un facteur essentiel pour la réussite de ces processus. Comment ne pas exclure les aînés? Il faut aller à leur rencontre. Il faut développer de nouvelles stratégies afin de garantir une diversité de publics. Jusqu’à présent nous avions le problème inverse. Le public plus jeune étant souvent absent des processus de concertation, il s’agissait de les attirer à travers un format qui leur était plus familier. À ce propos, nous avons édité l’année dernière une feuille de route pour le développement des «Civic Tech» qui cherchait à répondre à cet enjeu.

Une autre question que nous tentons de résoudre est comment élargir le territoire de ces démarches. Quand par exemple nous travaillons sur des projets comme le tram des Nations, une infrastructure à l’échelle régionale, ça n’intéresse pas que les habitants de proximité. Ça intéresse un public bien plus large à l’échelle cantonale. Dans ce cas, l’opinion d’un habitant au centre-ville de Genève est tout aussi légitime que celle d’un riverain. L’inclusion de ces points de vue contrastés est indispensable.

La classe d’âge ou le rayonnement des démarches ne sont pas les seuls obstacles à surmonter. À Genève, la question linguistique est aussi une barrière importante. Nous devons résoudre toutes ces contraintes pour garantir les apports nécessaires à la production collective que nous recherchons. Si nous voulons que ces processus soient de qualité, nous devons assurer une diversité à la fois générationnelle, professionnelle, familiale, culturelle… La pluralité des points de vue individuels doit trouver sa place au sein d’une intelligence collective plus large.

En résumé, nous pouvons dire que l’émergence du Covid-19 a en quelque sorte accéléré la résolution d’une partie des problèmes, comme la spatialisation ou l’attraction d’un public plus jeune, mais a créé de nouveaux défis à surmonter.

La participation est indispensable et souvent incontournable dans les projets urbains développés actuellement sur le Canton de Genève. Comment avancer sans concertation?

En effet, une difficulté supplémentaire est venue s’ajouter à cette reconfiguration des processus de concertation. Arrêter les démarches de concertation, n’impliquait pas d’arrêter le développement des projets urbains. Poussés par la pression économique, certains porteurs de projet ont eu la tentation de continuer les études sans démarche participative. Nous avons dû négocier avec eux pour qu’ils ralentissent les projets de manière à garantir que ces démarches puissent se dérouler dès que les événements évolueraient favorablement. Il n’y a d’ailleurs à ce jour aucun projet porté par l’Office de l’urbanisme qui a exclu la concertation dans la conception du projet.

Il faut savoir que dans certains types de projets urbains, nous avons une obligation légale qui nous empêche d’avancer sans ces processus. Par exemple dans les projets de plan localisé de quartier (PLQ), la loi nous oblige depuis 2015 (révision de la LGZD) à intégrer ces démarches dans la conception des projets. Il faut aussi dire que dans d’autres cas, même si les apports de la concertation ne sont pas une obligation légale, c’est justement les concepteurs qui n’ont pas voulu s’en priver car il s’agit d’une partie essentielle pour alimenter le projet urbain.

«À la question de la "densification" de la ville, il n’y a tout simplement pas d’alternative»

Les démarches participatives font l’unanimité chez les personnes intéressées ou impactées par la planification du territoire mais ont bouleversé le travail des urbanistes, habitués à projeter des quartiers de manière autonome. Est-ce que cette «nouvelle normalité» risque de remettre en question les démarches participatives?

Non, je pense qu’il n’y a aucun de risque.

Même si la tentation de «faire sans» existe encore parfois, dans quelques années, ces démarches seront une évidence pour tous. J’ai plutôt la sensation que de plus en plus d’habitants veulent devenir partie prenante des décisions qui concernent notre avenir collectif et parmi ces décisions, il y a la question de l’urbanisme. Nous mettons tout en œuvre pour renforcer l’apport des citoyens. À noter également qu'un réseau romand de la participation se met progressivement en place et que nous avons espoir que ces démarches collectives s’amplifient graduellement. Pour notre part, nous développons un pôle de ressources sur la concertation avec le 3DD espace de concertation.

Cette crise a posé des questions de fond sur notre société et son développement notamment à propos des projets de densification dans les milieux urbains. Qu’en pensez-vous?

À la question de la «densification» de la ville, il n’y a tout simplement pas d’alternative. Nous devons viser l’économie du sol dans un contexte de changement climatique. Les votations en zone agricole nous ont aussi poussé dans cette direction. Le périurbain «sans contrôle» accélèrerait la dégradation de nos environnements et, par conséquent, le changement climatique.

Remettre en question les transports publics, les mobilités douces, les quartiers à taille humaine, les zones de rencontre, et tous les bénéfices qui y sont liés, serait un contresens. Comme société démocratique, nous devons avoir une capacité de résilience temporaire, tout en gardant les objectifs prioritaires en tête.

Dans certains cas, ces démarches visent à qualifier les nouveaux quartiers projetés en tenant compte de l’opinion et des besoins de la population. Dans d’autres cas, il s’agit plutôt de fluidifier l’acceptation sociale des projets et de réduire les craintes. Après cinq années d’application de ces démarches aux projets de développement urbain, avez-vous des résultats ou des études qui démontrent leurs avantages ou bénéfices?

L’obligation de concertation est une forte transformation dans la pratique urbaine à Genève. Il y a un vrai changement structurel en matière de politique publique dans la manière de faire la ville aujourd’hui. L’avis est unanime. La concertation apporte une dimension supplémentaire qui contribue à la qualité des projets. Aussi in fine en termes d’acceptation des projets.

Pour objectiver sociologiquement le fait que l’implication citoyenne et la production collective améliorent globalement la qualité des projets, il suffit de recourir aux publications académiques et professionnelles récentes. En revanche, en ce qui concerne les opérations urbaines réalisées à Genève, nous n’avons pas encore d’analyse précise qui explicite ces bénéfices. Les démarches de concertation développées dans des planifications ne se sont pas encore concrétisées en nouveaux quartiers.

Ce que nous avons fait et qui devrait voir le jour prochainement avec la refonte de notre site Internet, c’est un bilan des démarches de concertation pour la période 2015-2019 auprès des architectes-urbanistes de l’Office de l’urbanisme ainsi que de quelques mandataires et communes. L’objectif est de formuler des préconisations en termes opérationnels pour améliorer les démarches de concertation. Ces ajustements sont adressés à un public spécialisé, celles et ceux qui doivent justement mettre en œuvre des démarches de concertation, mais nous envisageons également, d’ici 2-3 ans, de faire une évaluation externe orientée vers un public plus large.

«De plus en plus d’habitants veulent devenir partie prenante des décisions qui concernent notre avenir collectif»

Comment avez-vous profité au sein de votre service de ce ralentissement?

En avril, alors que Genève tournait au ralenti, j’ai demandé à une vidéaste de faire des captations vidéo de plusieurs quartiers. Quelques personnes rencontrées au hasard furent interrogées spontanément sur ce qu’elles aimeraient conserver dans l’après-Covid. Réentendre le bruit des oiseaux, favoriser le rapprochement entre voisins ou revenir vers une alimentation de proximité, voilà certaines des volontés exprimées. Ces vidéos sont actuellement publiées sur notre site Internet sous le titre de «Semi-confinement et après?»

Pour terminer de manière personnelle, est-ce que cette crise vous invite à vivre autrement?

C’est surtout ce sentiment d’urgence face aux problématiques climatiques qui m’encourage à m’investir davantage dans mon travail quotidien. Il est impératif de construire une ville plus durable mais aussi de favoriser et promouvoir l’implication des citoyennes et citoyens.

Frédéric Josselin est urbaniste, métier qu’il exerce depuis plus de 15 ans. Formé aux sciences humaines et aux sciences politiques, il est spécialiste en participation citoyenne. Depuis 2015, il dirige le Service concertation et communication de l’Office de l’urbanisme, pôle de compétences concertation de l’État de Genève.

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