Re­pen­ser l’es­pace pu­blic

Quel sera l’espace public du futur? En quête de réponses, Matteo Moscatelli esquisse une brève histoire de l’espace public, de l’agora grecque aux vides de la cité moderne, jusqu’à la recherche contemporaine de la ville inclusive.

Date de publication
02-09-2021
Matteo Moscatelli
Architecte au sein du bureau Studio Moscatelli et enseignant à l'École Polytechnique de Milan

Le rôle et l’importance de l’espace public ont été, ces dernières années, replacés au cœur du débat contemporain à la faveur de certaines transformations urbaines. Cependant, on constate aisément que ces processus n’ont pas toujours fourni des réponses adaptées à la demande d’un lieu de rencontre dévolu à la vie quotidienne et, dans le même temps, d’une interface flexible pour accueillir les multiples activités propices aux interactions sociales.

Les mois d’urgence sanitaire que nous venons de vivre n’ont fait qu’accroître la perception que nous avons de son importance. Nous avons vécu des situations inédites. L’espace public déserté et inaccessible durant les confinements a rendu plus manifeste encore le besoin d’un lieu où pouvoir interagir directement, sans intermédiaire. Les connexions à distance et les réunions virtuelles n’ont pas réussi à combler son manque. Lors des réouvertures partielles, durant lesquelles les activités culturelles et commerciales ont provisoirement occupé des zones d’ordinaire réservées à la circulation et au stationnement, l’espace public élargi et revitalisé nous a clairement montré les effets potentiels d’un réaménagement qualitatif des rues, des plates-bandes et des trottoirs.

La période qui s’ouvre aujourd’hui, dans un cadre progressivement plus stable, exige par conséquent un effort plus large et plus résolu pour replacer la qualité de la vie publique au centre des politiques urbaines et lutter contre l’appauvrissement par la réduction. Le projet d’espaces vides semble en effet s’étioler: simple remplacement des pavages, ajout de mobilier urbain choisi en toute hâte dans un catalogue ou seule modernisation d’installations et d’équipements immatériels relevant d’un modèle de ville (hyper)connectée qui prétend se substituer à la ville physique comprise comme système de socialisation et de relations, au lieu de l’intégrer.

Revenir à l’agora

Il est possible de partir de la relecture de certaines réflexions d’Hannah Arendt pour tracer un parcours historique qui permette d’en apprécier les variables et les valeurs1. Dans un essai datant de 1958, l’historienne et philosophe allemande identifie dans la dimension publique – avec la dimension du travail qui garantit la survie et la dimension productive, base du monde de la consommation – l’une des activités fondamentales de la vie humaine, et la définit comme la seule capable de générer des interactions directes sans la médiation des objets matériels2.

Selon elle, l’expression paradigmatique de ce lien est l’agora de la cité grecque. Évoqué aujourd’hui encore comme le havre de sécurité vers lequel orienter une culture de projet en quête perpétuelle de nouvelles références, ce lieu antique où se tissent les relations constituait le centre de la ville d’un point de vue religieux, politique et (par la suite seulement) commercial. Il se présentait également comme une intersection symbolique entre la sphère publique et la sphère privée, entre l’ekklesia, l’assemblée des citoyens se consacrant aux affaires communes, et l’oikos, le noyau familial déterminant les besoins privés et évaluant les moyens de les satisfaire.

Avec, certes, des structures morphologiques et des regroupements fonctionnels différents3, l’exigence d’une centralité ainsi organisée trouve un écho dans les remaniements des siècles suivants. Elle prend la forme du forum à l’époque romaine, autour duquel étaient édifiés la curie avec les magistratures locales et les temples les plus importants, mais aussi les comptoirs commerciaux, lieux de rencontres et d’interactions entre les habitants. Au Moyen-Âge, on la retrouve dans trois typologies complémentaires: la place sacrée qui correspond au parvis des églises, la place civique liée aux activités politiques et administratives et la place du marché, située stratégiquement à proximité des portes d’accès par lesquelles transitaient les visiteurs et les marchandises.

Les grands vides de la cité moderne

L’affaiblissement majeur de ces multiples valeurs de l’espace public coïncide avec l’avènement du Mouvement moderne, lorsque l’urbanisation croissante pousse la réflexion théorique à se concentrer sur la demande contraignante de logements, alimentant ainsi la recherche sur l’expérimentation typologique et constructive dans un contexte résidentiel, mais reléguant les espaces vides entre les bâtiments au rang de composante secondaire dans la conception urbaine.

En témoigne une série de plans et d’études réalisés dans les années 1920 et 1930, dont la Ville Contemporaine (1922) et la Ville Radieuse (1931) de Le Corbusier. Bien que guidés par des principes d’implantation clairs, leurs espaces ouverts sont dépourvus de la stratégie fonctionnelle basée sur la mixité et l’alternance des usages dans le temps. On perçoit également cette évolution dans les recherches de Walter Gropius sur les avantages économiques et hygiéniques offerts par les bâtiments de basse, moyenne et haute taille, où ces mêmes espaces sont interprétés comme la simple projection géométrique des constructions qui les flanquent. Certains des grands ouvrages des années 1950 et 1960 – on pense au plan de Chandigarh (1953) de Le Corbusier ou à la place des Trois Pouvoirs (1956-1963) d’Oscar Niemeyer à Brasilia – semblent creuser le fossé par rapport à l’idée d’un lieu partagé capable de créer de nouvelles relations, le réduisant à ces esplanades désolées comparables, pour reprendre la formule de Franco Purini, à de «gigantesques natures mortes composées de différents objets architecturaux disposés avec brio sur un plan»4.

La première opposition structurée à cette dérive généralisée n’apparaît qu’à l’occasion du huitième CIAM d’Hoddesdon (1951), à un moment où mûrit la prise de conscience enfin explicite, validée par Josep Lluis Sert, que la ville naît dans ses espaces publics, que ceux-ci en sont le cœur et que la mission des urbanistes devrait se limiter à identifier l’emplacement le mieux adapté, et laisser aux citadins le choix de décider de ses axes de développement5. À la même époque, la démolition du quartier Pruitt-Igoe à Saint-Louis (1954-1955), qualifié d’épilogue dramatique de l’architecture moderne par Charles Jencks6, semblera à cet égard illustrer non seulement une entreprise de démolition comme tant d’autres, mais aussi l’effacement symbolique d’une idée de ville où l’espace public est fondamentalement réduit à un vide indéfini et sans vitalité.

De la fermeture et l’isolement à la reconstruction et la revitalisation

La nouvelle vision du rapport entre ville, services et infrastructures qui s’affirme à partir des années 1960, d’abord aux États-Unis, puis dans la plupart des pays européens, n’entraîne toutefois pas la renaissance souhaitée. La prolifération des centres commerciaux, des parcs à thèmes, des centres sportifs et des complexes de bureaux qui l’accompagnent favorise en effet le développement de grands «conteneurs» monofonctionnels, éloignés du cœur de la ville et isolés de leur environnement. La vie s’y déroule dans des aires délimitées et protégées, dans des espaces clos et isolés, dans ces non-lieux que Marc Augé qualifie de manière significative de territoires d’anonymat, de scénarios du croisement et non de la rencontre, de mondes où l’absence de dimension identitaire, relationnelle, ou historique conduit à la perte du sentiment d’appartenance et à l’érosion de l’individualité7.

Dans les années 1980 et 1990, le regain d’attention pour la synergie entre villes et habitants, premier signe d’une inversion de tendance progressive, est stimulé par la nécessité de rebâtir des secteurs et des quartiers entiers. Grâce aux fonds drainés par de grands événements internationaux et des initiatives locales tout aussi déterminantes, ciblant un développement culturel et social, il devient possible de façonner ces lieux de la reconstruction et de la revitalisation urbaine unissant l’existant et l’ancien, qui deviennent des témoignages à préserver et à mettre en valeur.

Inspirée, durant l’IBA (1984-1987), de critères à maints égards antithétiques à ceux proclamés par la Charte d’Athènes, la «reconstruction critique» de Berlin est un cas emblématique. L’approche est favorable au rétablissement d’une cohérence entre les rues, les bâtiments de service et les habitations et opposée à une conception autonome de l’objet architectural unique. Dans le plan directeur («Planwerk») de Hans Stimmann, cette reconstruction se tourne plus résolument encore vers la réalisation d’une «structure urbaine différenciée» qui vise à modeler un centre reconnaissable dans ses stratifications, dans la superposition entre lots et voies historiques et dans le mix des fonctions8.

Un autre plan, celui de Barcelone initié à l’occasion des Jeux Olympiques en 1992 a su apporter une transformation qualitative des espaces ouverts dans un tissu consolidé. L’intérêt de la proposition d’Oriol Bohigas, qui soutient que «la ville est essentiellement son espace public, à condition que ce soit un espace où le citadin puisse décider d’implanter ses activités et de consolider ses différences»9, réside dans la priorité donnée à l’intensification des relations. Son intervention repose sur différents principes: la ville est conçue comme une somme de fragments, son plan comme le résultat d’une vision unitaire et non d’une superposition discordante de secteurs spécialisés et, surtout, la vie publique est replacée au centre du projet. Des principes qui ont favorisé le développement d’une homogénéité structurale diffuse et en ont fait rejaillir les avantages au travers d’opérations d’envergure pourtant réduite: la réhabilitation d’un terrain résiduel de la périphérie morcelée (Plaza de Sóller), celle d’une carrière abandonnée (Parque de la Creueta del Coll), d’un vide autour d’une gare désaffectée (Parque de la Estación del Norte) et, pour finir, d’un site aux fortes connotations symboliques, proche d’un lieu de recueillement (le mémorial de Fossar de les Moreres).

Durable, intelligent et inclusif: trois mots clés pour l’espace public contemporain

Apparu ces dernières années, le besoin de réajuster les outils théoriques et opérationnels du projet urbain résulte de la concomitance de mutations à différents niveaux: l’aggravation de la crise écologique, le creusement des écarts ethniques, religieux et générationnels, les disparités économiques mondiales et locales ainsi qu’une sensibilité accrue à l’égard de la préservation et la valorisation des identités.

Les diagnostics critiques d’auteurs tels que Zygmunt Bauman et Richard Sennett ont constitué un apport significatif à la reconstruction de cet horizon problématique. Ces sociologues ont à maintes reprises essayé de décrire les conséquences des transformations planifiées et spontanées de la ville contemporaine, au-delà du simple aspect psychologique et sociologique. Zygmunt Bauman s’est attardé sur l’importance de l’identité, «la question à l’ordre du jour» de la réflexion philosophique selon lui. Il a souligné la nécessité d’un équilibre entre les deux valeurs indispensables du vivre ensemble, la sécurité et la liberté, dont l’absence peut engendrer d’une part, de l’incertitude, et d’autre part, une condition semblable à l’esclavage ou à la prison10. Il a constaté par ailleurs que la transformation des lieux (liés au travail, à la famille et au voisinage) où s’épanouissait par le passé le sentiment d’appartenance a décrété la quasi-impossibilité d’«apaiser la soif de relations sociales» et de «calmer la peur de la solitude et de l’abandon»11 provoquée par l’accumulation des problèmes individuels. Richard Sennett a, quant à lui, repris une distinction éclairante entre deux types de frontières – les bordures (où davantage de groupes y interagissent) et les limites (où finissent les relations) – pour montrer le délitement des échanges culturels et sociaux dû à la multiplication des communautés fermées, les «gated communities», déterminées par la ségrégation fonctionnelle. Il propose une nouvelle logique de développement fondée sur un espace urbain plus ouvert, plus souple et plus poreux12.

On ne peut faire face à l’imbrication de ces problèmes, qui investissent des formes variées de cohabitation et d’activité sociale, qu’au travers d’un modèle composite et polyvalent. Promue il y a quelques années par la Commission européenne13 et désormais partagée, avec cependant quelques différences, par les politiques urbaines d’autres entités14, l’idée de ville durable, intelligente et inclusive semble être une référence plausible pour une nouvelle approche des programmes et des objectifs de ce thème fondamental de projet et de recherche. Le fait que certains exercices récents de redéfinition des vides aient été accomplis au sein de cette même matrice de valeurs, explorant leur pertinence à des échelles et des formes d’intervention multiples, nous permet d’évaluer une série de variations possibles.

Réfléchir à l’espace public d’une ville durable signifie, par exemple, fixer parmi les premiers objectifs un développement basé sur la reconversion d’aires désaffectées ou sous-utilisées qui, du point de vue de leur fonction ou de leur implantation, peuvent présenter des caractères différents. Il peut s’agir d’établissements industriels autonomes comme pour le parc MFO à Zurich (2001-2002), réalisé par Burckhardt + Partner en collaboration avec Raderschall. Le site occupé par une usine de machines a été réécrit grâce à la réalisation d’une structure d’activités de loisirs, dimensionnée sur l’emprise du bâtiment précédent. Mais aussi de quartiers entiers comme dans le cas de la HafenCity à Hambourg, où la requalification des espaces publics (2002-2014) obtenus par EMBT dans la zone portuaire, au sud du quartier Speicherstadt, a permis le reprisage complet des aires concernées par l’intervention. Ces reconversions peuvent également prendre la forme d’infrastructures existantes comme la High Line de New York (2006-2015) de Diller Scofidio + Renfro: constituée d’un parc linéaire dessiné sur une voie ferrée aérienne désaffectée, elle fait désormais, selon une logique «agritecturale», s’entrelacer harmonieusement zones sauvages, aires cultivées et lieux de convivialité.

L’idée de ville inclusive vise, quant à elle, à abolir les barrières tant physiques que culturelles et, pour reprendre une analyse efficace de Salvatore Settis15, à réduire les trois types d’«éloignement» qui peuvent toucher ceux qui sont loin de nous dans le temps (les générations futures), dans l’espace (pour des motifs culturels, religieux et ethniques) et du point de vue des conditions de vie (situations physiques, économiques et sociales).

Notes

 

1. Sur l’évolution de l’espace public dans la ville moderne et contemporaine, cf. P. Favole, Piazze nellarchitettura contemporanea, Federico Motta, Milan, 1995 et P. Pellegrini, Piazze e spazi pubblici, Federico Motta, Milan, 2005.

 

2. Cf. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, réimpr. 1994, p. 7 (éd. orig. 1958).

 

3. Pour une analyse des composantes de l’agora et de leur évolution dans le temps, notamment par rapport au forum romain, cf. S. Giedion, «Historical background to the Core», dans E. N. Rogers, J. L. Sert, J. Tyrwhitt (dir.), The Heart of the City: Towards the Humanisation of Urban Life, New York, Pellegrini and Caduhy, 1952, p. 17-25.

 

4. F. Purini, «La piazza tra continuità e discontinuità», dans D. Nencini, La Piazza. Significati e ragioni nellarchitettura italiana, Christian Marinotti Edizioni, Milan, 2012, p. 9.

 

5. J.L. Sert, «Conversation», dans E.N. Rogers, J.L. Sert, J. Tyrwhitt (dir.), The Heart of the City, cit., p. 38.

 

6. «L’architecture moderne est morte à Saint-Louis, Missouri, le 15 juillet 1972 à 15 h 32 (ou à peu près), quand l’ensemble de logements sociaux tant décrié de Pruitt-Igoe, ou plus exactement certains de ses blocs, reçurent le coup de grâce final à la dynamite», C. Jencks, Le Langage de l’architecture post-moderne, Denoël, New York 1984, p. 23.

 

7. M. Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, Paris, coll. La Librairie du XXe siècle, 1992, p. 81.

 

8. H. Stimmann, La nuova Gründerzeit, Lotus 80, 1994, p. 28.

 

9. O. Bohigas, «Barcellona: un’esperienza urbanistica. La città Olimpica e il fronte mare», in La città europea del XXI secolo. Lezioni di storia urbana, Skira, Milan, 2002, p. 73.

 

10. Z. Bauman, La Vie liquide, Le Rouergue/Chambon, 2006, p. 29.

 

11. Z. Bauman, Intervista sullidentità, Laterza, Roma-Bari 2003, p. 33.

 

12. R. Sennett, «Incompleta, flessibile, senza confini. La città ideale è un romanzo aperto», Corriere della Sera, 13 avril 2013.

 

13. Une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive, communication de la Commission Europe 2020, Bruxelles, 2010

 

14. Voir à titre d’exemple la transformation des espaces publics en friche dans certaines villes de la côte atlantique des États-Unis ou la requalification des waterfronts en Chine, dont deux cas récents sont analysés dans Matteo Moscatelli, La rinascita del lungofiume / La memoria dellindustria, Casabella n° 894, 2019, p. 6-19.

 

15. S. Settis, Il mondo salverà la bellezza?, Adriano Salani Editore, Milan, 2015, p. 24-25.

Article paru dans sa version originale dans Archi 4/2021: Luo­ghi col­let­tivi nella città con­tem­po­ra­nea

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