Avanchet-Parc, l’Étang: de la barre à l’îlot, de la cité au quartier
Deux conceptions de la ville, deux modèles de développement portés par des investisseurs privés se font face sur la commune de Vernier (GE): le nouveau quartier de l’Étang en cours d’achèvement et la cité-satellite Avanchet-Parc, livrée en 1977. Des deux, lequel sera le plus «durable»?
L’arrêt Avanchet du tramway 18 offre la possibilité de s’immerger dans l’un ou l’autre des deux univers bâtis remarquables du paysage verniolan. D’un côté de la route de Meyrin, la cité Avanchet-Parc, témoin historique des cités-satellites, livrée en 1977; de l’autre, le quartier de l’Étang, la plus imposante promotion immobilière privée suisse du moment, dont le chantier est en cours d’achèvement au printemps 2023.
À cinquante ans d’écart, ces opérations matérialisent deux visions singulières de ce qu’est un quartier. Elles ont pourtant un point de départ commun : avoir été portées par un promoteur privé capable de construire rapidement et d’un seul tenant un morceau de ville. Les divergences observées ne sont pas uniquement tributaires des décennies qui séparent deux courants de l’architecture et de l’urbanisme, ni de l’histoire du développement territorial de la commune de Vernier. Elles mettent aussi en évidence l’irruption d’un modèle économique singulier dans la production urbaine du paysage genevois.
Le huis clos moderniste de la cité Avanchet-Parc
Vue de l’extérieur, la cité Avanchet-Parc ressemble à une place forte juchée sur le domaine routier. Parfaite incarnation des principes de la ville moderne, la séparation des flux – avec les voitures au niveau de la route de Meyrin et les piétons à un rez supérieur –, couplée à l’implantation libre de barres de grande hauteur, a conforté une image de huis clos et suscité les mêmes préjugés que les autres grands ensembles de Suisse et de France. Pourtant, vue de l’intérieur, le ressenti est différent. Exploit d’aménagement paysager, la restructuration complète du sol rappelle les parcs artificiellement vallonnés du 19e siècle et fait oublier la présence des flux routiers en contrebas1.
«La maîtrise globale des deux projets par les promoteurs a réduit les temporalités d’exécution en figeant le masterplan à un stade avancé, restreignant de fait les possibilités de négociations ultérieures.»
Dernière des cités-satellites genevoises, Avanchet-Parc, ce sont 2’033 appartements, du studio au sept pièces, regroupés en sept barres de 7 à 13 étages. Disposés en “papillon”, ces bâtiments ont pour épine dorsale un petit centre commercial non loin duquel sont situés deux écoles, un centre médical et une église. Ces équipements ont été conçus comme des unités autonomes, rayonnantes et basses, qui fonctionnent comme des connecteurs entre les barres et sont parfaitement intégrés au dessin des aménagements extérieurs. Espace majeur de la cité, le parc et ses sous-espaces aux contours soignés tranchent avec le monolithisme apparent des bâtiments.
La rupture avec les grands ensembles précédents se fait avant tout par le mouvement : celui de la terre, mais aussi celui du bâti; une tentative d’architecture organique contrainte par les coûts d’une construction standardisée. Ces limites s’expriment dans le déploiement arqué mais contrôlé des longues barres, l’utilisation massive du béton brut de décoffrage au rez-de-chaussée et la régularité de la trame exprimée sur les façades. Tantôt généreuses avec leurs balcons, tantôt parées d’un décorum de plaques d’amiante-ciment polychromes décrié par les détracteurs de la cité, elles ont été conçues avec l’illusion de casser la monotonie des barres.
Le quartier de l’Étang, le retour à l’îlot
Par contraste, le quartier de l’Étang tente de rétablir l’image de la ville traditionnelle, celle des îlots d’habitation, du respect du niveau de sol urbain et de l’alignement sur rue. L’ensemble repose sur une différenciation des flux en plan, avec un cœur de quartier piéton ceint par l’avenue de L’Étang, le long de laquelle s’alignent les activités commerciales. Le bâti suit méthodiquement une trame orthogonale alignée sur les principaux axes du site. L’architecture des îlots de logements, 870 au total, est organisée autour de socles homogènes de quatre niveaux, surmontés d’émergences plus expressives, permettant de définir l’unité du quartier, en évitant la monotonie des grands ensembles.
Ancrés à l’arrière du site – entre silo pétrochimiques, rails de chemin de fer et bretelle d’autoroute –, les trois bâtiments formant le complexe tertiaire et commercial ont été justifiés par la nécessité d'un ouvrage de gestion des risques industriels (OPAM) et la volonté d’implanter un programme dépassant les frontières du quartier. Ils concentrent près de 131’500 m2 de SBP d’activités, dont 94’450 m2 pour le seul bâtiment dit “Atmosphère”. Ce bâtiment phare regroupe un centre-commercial surplombé de tours de logements temporaires : deux hôtels, une résidence pour étudiants et une pour seniors. En termes d’équipements publics, c’est l’école située à l’opposé du quartier qui regroupe l’essentiel des activités liées à la vie quotidienne.
Une certaine rigidité formelle marque l’exécution de l’opération. Elle se ressent principalement au rez-de-chaussée par un manque de concordance entre le bâti et les aménagements extérieurs. Les imposants socles uniformes masquent les accès aux différentes activités tandis que les loggias en rez-de-chaussée, qui donnent directement sur l’espace public, témoignent d’une maladresse de conception. Les bandes plantées qui tentent de tenir à distance les piétons et les deux roues ne sont pas assez larges. Les vis-à-vis directs depuis les appartements avec les zones de tri des déchets, les stationnements vélo ou les sorties de garage sont sources de nuisances sonores. Par ailleurs, l’enchevêtrement des différents parcours dans la partie centrale rend confus le séquençage et la hiérarchisation du quartier.
Le promoteur privé au secours de la pénurie de logement à Genève
Dans les deux projets, l’action des promoteurs s’est caractérisée par leur remarquable capacité à répondre rapidement à la pénurie de logements2: sept ans pour la construction de la cité Avanchet-Parc par Göhner SA, huit pour celle du quartier de l’Étang par Urban Project SA3, une fois le plan localisé de quartier (PLQ) établit. L’apport de nouveaux financements par les deux promoteurs les a placés en position de force lors des négociations avec l’administration publique et leur a permis de prendre la main sur le PLQ en proposant des ensembles urbains complets et détaillés4. La maîtrise globale du projet a réduit les temporalités d’exécution en figeant le masterplan à un stade avancé, restreignant de fait les possibilités de négociations ultérieures5.
«Au grand parc de la cité-satellite Avanchet-Parc s’est substitué à l’Étang un imposant complexe commercial comme espace structurant du nouveau quartier. Emblématique d’une vision de la ville marchandisée, la prégnance de ce centre interroge sur son horizon d’évolution et la permutabilité des activités qui s’y trouvent.»
La cité Avanchet-Parc porte l'empreinte du promoteur suisse allemand Ernst Göhner, qui a pris le relais de l’initiative lancée dans les années 1960 par le bureau Addor&Julliard6. Le développement du projet s’est fait avec le concours de partenaires sociaux et publics : la Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) et l’Union des associations patronales genevoises (UAPG), réunies par une commission paritaire dans le but de se constituer maîtres d’ouvrage, ainsi que l’État qui inscrit l’opération Avanchet-Parc dans son Plan action logement en 19717. La formidable mobilisation des différents acteurs est corrélée à un moment politique particulier. La Suisse, en plein essor économique, fait appel à une importante main d’œuvre étrangère qu’il faut loger et contre laquelle se dresse l’initiative populaire «Contre l’emprise étrangère» de 1970. Rejetée à seulement 54%, l’initiative entérine la nécessité de construire, et vite, pour apaiser les tensions sociales autour de la pénurie de logement.
Bien que ralentie dans les années 1990, la crise du logement dans le canton de Genève se poursuit dans le temps. Au début des années 2000, les promoteurs d’ Urban Project SA, soutenus activement par le milliardaire français Claude Berda, saisissent le potentiel du terrain industriel situé face à la cité Avanchet-Parc. Les contours du futur quartier de l’Étang sont esquissés dès 2011 par le bureau français Dominique Perrault à qui revient la tâche de défendre un mastodonte urbain par des visuels très aboutis. Les discussions se tiennent principalement entre la commune de Vernier et Urban Project SA, promoteur et unique maître d’ouvrage sur cette opération. Le soutien politique au projet tient non seulement à la volonté de la commune de répondre à la pénurie du logement, mais aussi à son intérêt pour développer un quartier qui se distingue ostensiblement des autres grands ensembles de son territoire, un pôle urbain dense et mixte dont le programme s’adresse plus largement aux usagers du canton.
Le quartier, espace de rentabilité
Construit par le privé, encadré par l’État, dans de nombreux cas, le logement se situe à la frontière entre objectifs de rentabilité économique et réponse politique à des demandes sociétales. Depuis les années 1950, le Canton de Genève a mis en place des normes qui régulent le marché du logement en incitant les promoteurs privés à la construction d’habitations à loyer bas ou modérés. Tout aussi encadrée, l’acquisition en propriété par étage (PPE) a connu une évolution, visible dans le face-à-face entre la cité Avanchet-Parc et le quartier de l’Étang. Tandis que le projet d'Ernst Göhner privilégiait un accès à la propriété sur le modèle du leasing – la location avec droit d’achat –, le promoteur du quartier de l’Étang mise sur l’immédiateté avec pour devise «premiers arrivés, premiers servis» et «devenez propriétaire en 48 h». Cette différence s’explique, entre autres, par deux approches économiques distinctes.
L’efficacité économique du projet Avanchet-Parc tient à la double casquette de promoteur et d’entreprise générale de la société Göhner SA. Sa méthode de construction lui permettait de calculer avec agilité le rendement optimal d’un projet. Un appartement type est décliné en fonction du nombre de pièces désiré, les hauteurs sont standardisées par l’emploi d’un système constructif en béton préfabriqué, les coûts sont contrôlés par la limitation des travaux effectués directement sur le chantier. En autorisant la construction d’immeubles de grande hauteur, les partenaires sociaux et publics ont obtenu du promoteur l’assurance d’une dépense maîtrisée: plus il y a de logements construits, plus leur coût de production à l'unité est faible, par économie d’échelle. La rationalisation de la construction a permis d’intégrer un second paramètre social, la possibilité pour certains locataires de devenir propriétaires de leurs appartements à des prix modérés. Autre effet, cette approche économique focalisée sur le logement considère les autres équipements comme des commerces et activités de proximité – certes réduites – et pas comme des espaces de rentabilité.
Sur le même sujet lire également: Les outils de la démesure
À l’inverse, une grande partie de la rentabilité du projet du quartier de l’Étang repose sur le sur-développement des espaces commerciaux et tertiaires, dépassant le ratio maximum d’un emploi par logement demandé par le Canton8. Le plan financier mis en place par le promoteur est axé sur le programme, avec un système compensatoire entre les différentes activités qui se trouvent dans le quartier. La prépondérance de ces espaces, rentables car gourmands en surfaces locatives peu coûteuses à construire, permet de compenser une partie des dépenses obligatoires liées à la construction de logements à loyers contrôlés. La vente accélérée des appartements en PPE a quant à elle assuré rapidement un premier retour sur investissement. Par ailleurs, le verdissement systématique, fractionné et parfois peu pertinent de chaque espace résiduel, au rez-de-chaussée et en toiture, contribue à la promotion d’un «quartier durable» sans compromettre les surfaces dédiées aux activités rentables9.
La comparaison du quartier de l’Étang avec la cité Avanchet-Parc illustre l’imbrication des choix économiques et architecturaux qui président à une opération à grande échelle par un promoteur privé. Elle permet aussi d’en entrevoir les limites. Au grand parc de la cité-satellite s’est substitué à l’Étang un imposant complexe commercial comme espace structurant du nouveau quartier. Emblématique d’une vision de la ville marchandisée, la prégnance de ce centre interroge sur son horizon d’évolution et la permutabilité des activités qui s’y trouvent. De l’autre côté, les évolutions de la cité Avanchet-Parc au cours de ces 50 ans de vie, son inscription au patrimoine suisse et l’intégration à venir d’un nouvel équipement public, prouvent que rien n’est définitivement joué10.
Notes
1. Le dessin du parc de la cité Avanchet-Parc se rapproche, dans une certaine mesure, du Rieterpark de Zurich ou des Buttes-Chaumont à Paris.
2. Dans les années 1970, le taux de logements vacants dans le canton de Genève oscille autour de 1%; il passe sous la barre des 0,5% au début des années 2000, le seuil minimal demandé par la Confédération étant de 2%.
3. Privera Construction Management SA, fondée par Jean-Bernard Buchs, Xavier Jeanneret et Ivan Ruffieux en 2011, change sa raison sociale en Urban Project SA en 2015.
4. À l’exception des équipements scolaires réalisés sur concours par la commune de Vernier.
5. Voir: Rune Frandsen, «Les outils de la démesure», TRACÉS 3529, 2023, p. 13-17. La confusion entre PLQ et masterplan remet en cause les objectifs du premier, lequel est avant tout un outil comptable.
6. Dans l’optique de reproduire l’opération Meyrin-Parc à plus grande échelle, le bureau genevois Addor&Julliard se trouve dans une impasse: les membres de la famille Boccard qui possèdent le terrain, alors une pépinière, et avec lesquels il souhaite co-promouvoir l’opération ne sont pas d’accord entre eux et le projet stagne jusqu’au rachat des terres par Göhner SA.
7. Voir: Franz Graf et Giulia Marino, Avanchet-Parc. “Cité de conception nouvelle et originale”, InFolio, 2020.
8. Cette exception se trouve justifiée dans la résolution 670 du Grand Conseil pour le projet de L’Étang à Vernier du 22 septembre 2011 (disponible sur ge.ch/grandconseil/m/memorial/seances/) qui souligne les trois points suivants: «une ségrégation territoriale a rejeté jusqu’à présent les entreprises et les logements bas de gamme sur la commune de Vernier», «les terrains de l’Étang sont entièrement propriété d’un promoteur immobilier prêt à financer à 100% le projet à condition que celui-ci contienne un nombre d’emplois supérieur à celui des logements», «sur les trois partenaires de la convention-cadre, seul le Canton ne l’a pas signée et se refuse à la signer sous l’unique prétexte que le ratio un emploi pour un logement n’est pas respecté».
9. Une grande partie de la communication du promoteur Urban Project SA met en valeur les données chiffrées des espaces verts du quartier de l’Étang. Ces objectifs métrés ont contribué à hauteur de 15-20% à sa certification «en développement» du label Site 2000 Watts.
10. L’étendue du site de la cité Avanchet-Parc et son aménagement permettent une certaine souplesse pour l’incorporation de nouveaux programmes en fonction de l’évolution des demandes sociétales. Récemment, le concours pour le projet d’un bâtiment “espace famille”, en connexion directe avec l'une des écoles réalisée par l’architecte Jean Riondel en 1972, a été remporté par le bureau vaudois Pont12.
Données
Quartier de L’Étang
- Maître d’ouvrage : PCM Opérateur Urbain SA / Urban Project Sa
- Dates PLQ - Livraison : 2015-2023
- Nombre de logements : 870
- Surface : 11 hectares
- SBP totale : 248’636 m2
- Dont SBP logements : 105’179 m2 et SBP activités : 143’457 m2
Cité Avanchet-Parc
- Maîtres d’ouvrage : Göhner SA, Syntercoop, Fondation Arc-en-ciel
- Dates PLQ - Livraison : 1970-1977
- Nombre de logements : 2’033
- Surface : 18,7 hectares
- SBP totale hors sol: env. 291’000 m2
- Dont SBP logements : env. 250’000 m2 et SBP activités : env. 41’000 m2