Hal­ter, em­prise to­tale

Le développeur Halter aime l’architecture avec un grand A, la durabilité, la circularité, et le fait savoir. C’est aussi un groupe en expansion qui, sous le signe de la productivité, de la compétitivité et de la digitalisation, avance à marche forcée. Portrait critique.

Date de publication
29-01-2024

L’aspect est celui d’une revue d’architecture plutôt luxueuse – presqu’un livre –, 185 pages, bien éditée sur du beau papier, graphisme tendance, photographies professionnelles, couverture épaisse. À l’intérieur, des projets d’architecture, des portraits d’acteurs du monde de la culture du bâti, des tribunes, des essais, signés par des auteurs reconnus: Hubertus Adam, Caspar Schärer, Vittorio Lampugnani…, qui lui confèrent une aura intellectuelle, un vernis académique. On serait jaloux.

Ce magazine annuel gratuit, Komplex, tiré à 12 000 exemplaires et disponible en ligne, est celui de l’entreprise Halter, acteur majeur du développement immobilier et de la construction en Suisse : c’est un outil de communication de ses projets et de ses méthodes autant qu’une tribune de diffusion de la doctrine Halter, à travers notamment la voix du président du conseil d’administration du groupe, Balz Halter1.

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«Moins de banalité, plus d’architecture»

Dans le monde de la promotion-construction, Halter cultive sa différence et le fait savoir. Entreprise familiale de construction à ses débuts en 1918, elle a bâti, sous l’impulsion de Balz Halter, représentant de la troisième génération et aux commandes depuis 1987, une posture de développeur éclairé, cultivé, sensible aux questions d’espace et de société, innovant dans ses pratiques. L’entreprise s’est fait connaître et respecter dès les années 1990, avec des projets de reconversion de friches industrielles en Suisse alémanique, à l’image du complexe mixte Limmatwest (1995-2001). Depuis, ses collaborations avec des concepteurs de renom (Hans Kollhof, Studio Märkli, Tony Fretton, Pool Architekten, BIG, Studio Vulkan, Westpol, Vogt, etc.), comme ses procédures de concours numériques pluridisciplinaires, semblent confirmer son intérêt pour les disciplines de la conception et en font un partenaire fréquentable dans la jungle des promoteurs.

Dans sa communication, Halter s’adresse aux élus, aux collectivités, aux architectes, aux milieux culturels, au monde académique. Une posture singulière dans un monde où les promoteurs se font discrets ou, dans le cas des grands groupes, cherchent plus volontiers à séduire leurs clients-investisseurs. «L’architecture comprise comme un processus créatif, libéré des interdits de pensée, des normes et des réglementations, apporte des solutions convaincantes qui s’élèvent au-dessus de l’uniformité et de la médiocrité», proclame l’entreprise sur son site Internet. Comment ne pas succomber au charme de cette petite musique?

La doctrine Halter: densifier à marche forcée

Les prises de position de Balz Halter pour réformer les méthodes de l’aménagement du territoire et les processus de projet par la digitalisation font de l’entreprise un acteur qu’on écoute2. Balz Halter milite en effet pour une densification urgente et indispensable qu’il estime à la fois trop timorée en Suisse («partout un petit peu mais nulle part véritablement»3) et entravée par des blocages réglementaires et des processus technocratiques, entraînant des temps de planification trop longs et des surcoûts. Pour lui, la planification est un processus créatif qu’il ne faut pas laisser aux mains des services ou des bureaux d’ingénieurs ou d’urbanisme. Il plaide pour les confier à des équipes interdisciplinaires (menées par des architectes) dans le cadre de procédures de concurrence publiques afin de faire émerger les meilleures solutions tout en déclenchant un large débat au sein de la population. Aux concours de planification, il préfère ainsi les concours de prestataires globaux ou d’investisseurs qui intègrent dès le départ les contraintes économiques, évitant ainsi les projets «fantaisistes irréalisables»4. Ce programme d’accélération et de rationalisation des processus est rendu possible par un recours généralisé à la digitalisation, que l’entreprise milite pour étendre aux procédures d’autorisation.

L’Urbanisme à la rescousse

Avec Vittorio Magnago Lampugnani5, Balz Halter a publié en 2023 un manifeste, Urbanistica6, qui postule: «Si nous voulons remplir durablement le mandat de densification porté par la loi sur l’aménagement du territoire et créer suffisamment d’espaces de vie abordables, nous devons redécouvrir et mettre en pratique la discipline de l’urbanisme.» Discipline – entendue ici au sens d’architecture de la ville – qui se serait perdue depuis les années 1950 et qu’il s’agirait de remettre au cœur des débats pour réaliser des développements urbains de grande ampleur dont la Suisse trop étalée aurait besoin aujourd’hui. On ne peut pas leur donner tort. 1400 signataires ont déjà rallié la cause, essentiellement des acteurs bien établis du monde de la construction: architectes, professeurs d’université, développeurs immobiliers, constructeurs.

Dans une interview publiée par la NZZ à propos de ce manifeste7, Lampugnani évoque avec nostalgie l’époque révolue des grands gestes urbanistiques et architecturaux, des visions ambitieuses, à l’image du Grand Zurich de 1915: «Chaque nouveau morceau de la ville devrait avoir un auteur (…) Les villes intéressantes ont toutes été créées dans l’esprit d’un architecte ou d’un ingénieur. C’est ce qui fait la puissance, la particularité et la beauté d’une ville, qu’il s’agisse du Paris de Napoléon III et Georges-Eugène Haussmann, le Barcelone d’Ildefonso Cerdà, l’Amsterdam-Sud d’Hendrik Petrus Berlage ou le Havre ­d’­Auguste Perret et de ses élèves.» Est-ce le couple Lampugnani-Halter qui se dessine en filigrane, alliance d’un promoteur éclairé et d’un architecte visionnaire qui sauraient, sans entraves administratives et avec des outils et process innovants, réaliser des morceaux de ville denses et compacts et métropoliser enfin la Suisse, ou au moins ses grandes agglomérations?

L’écosystème Halter

À l’image d’autres grands acteurs de l’immobilier, Halter propose une offre intégrée qui couvre tous les champs de la production: développement, planification, exécution, exploitation, commercialisation, digitalisation. L’entreprise s’est pour cela entourée d’une constellation de sociétés sœurs8. L’une gère les concours numériques, la planification stratégique, la conception, les plans d’exécution digitalisés, les rendering (Raumgleiter), l’autre les aménagements intérieurs (Integral design-build), une autre encore la gestion immobilière numérique, la commercialisation et l’exploitation (Tend), etc.

Outre ces compétences associées, Halter a développé un do tank, The Branch, qui se veut «force de proposition pour la transformation du secteur de la construction et de l’immobilier en vue d’une intégration verticale et horizontale». Grâce au développement de nouveaux outils numériques, la chaîne de valeur pourra «s’affranchir du vieux modèle séquentiel et fragmenté qui traitait chaque étape l’une après l’autre» (intégration verticale) et intégrer «des solutions globales adaptées aux grands défis d’ordre économique, social et environnemental» (intégration horizontale)9.

Halter a également fondé une coopérative de développement, Wir sind Stadtgarten, qui crée à son tour des coopératives d’habitation ou soutient des coopératives existantes. À Emmen Seetalplatz (LU), par exemple, le groupement Halter et Wir sind Stadtgarten a remporté l’appel d’offres lancé par le Canton de Lucerne pour développer 17 000 m2 en droits de superficie. Il a ensuite créé la coopérative d’habitation Rüüssegg en qualité de bénéficiaire de ces droits de superficie, donc de maître d’ouvrage de l’opération. Cette dernière coopérative a missionné Halter comme prestataire global pour organiser un concours numérique sur invitation, planifier et réaliser le projet. L’entreprise est donc à la fois son propre maître d’ouvrage et son propre prestataire. La boucle est bouclée.

La grande accélération

Cette volonté de maîtriser l’ensemble de la chaîne de l’immobilier s’incarne dans la gestion de projet, sur un mode «vertical». Comme d’autres grands groupes, Halter privilégie des modèles très intégrés, comme le contrat de prestataire global qui, associé à la digitalisation du processus très en amont, lui permet d’optimiser – les droits à bâtir, les délais, les coûts, le bilan carbone.

Les concours numériques sur invitation participent de cette accélération du processus: ils permettent d’obtenir plusieurs variantes sous forme de maquettes numériques dès le stade de l’esquisse, dont les données serviront pour le développement, la planification et la réalisation du projet. Les questions que soulève ce type de procédure ont déjà été évoquées dans TRACÉS10.

Pour raccourcir encore les délais, Halter milite pour une réforme profonde des modèles de gestion de projet et formule des propositions par le truchement de The Branch. À celui, classique, de conception-soumission-construction des phases SIA qui, pour le do tank, fragmente les phases, ne fixe aucun objectif contraignant en termes de coûts et de CO2, et «génère des temps morts et de la frustration»11, Halter préfèrerait une «approche de Design-Build, combinée au modèle de prestataire global». Dans ce modèle, «les phases de conception et de construction se chevauchent: les entreprises sélectionnées dès la phase de conception élaborent des solutions constructives avec les planificateurs, ce qui produit des bâtiments économiques et qui fonctionnent en phase d’exploitation».

Si l’on ne peut que souscrire sur le fond à la doctrine Halter: densifier, construire plus vite (et, on l’espère, mieux), raccourcir les délais d’obtention des autorisations, faire discuter entre eux concepteurs et constructeurs pour trouver les solutions optimales, la mise en pratique soulève quelques doutes. À force de compression des phases de travail, quelle place reste-t-il à l’architecture et aux bureaux d’architectes? Si la première est largement valorisée par les outils de communication de l’entreprise, que deviennent les seconds dans ces processus «intégrés»? Seront-ils réduits (comme les délais et les coûts) à produire l’image gagnante vendue à la collectivité et aux investisseurs, puis à fournir les données digitales nécessaires au développement, avant de disparaître sous l’étendard de prestataire global d’Halter, sans droit de regard sur la réalisation?

À rebours de ses grandes déclarations d’intention sur la densité et la compacité, un petit tour des projets en cours en Suisse romande permet de constater qu’Halter est aussi un promoteur comme les autres, à l’affût des opportunités, qui construit des maisons et des petits immeubles de standing en PPE.

Notes

 

1 La plupart des grands groupes se dotent d’un organe de communication. Celui-là joue particulièrement l’ambiguïté avec des revues d’architecture .

 

2 Voir notamment ses articles et tribunes dans la revue Komplex: «Démolition ou rénovation, Entre densification, durabilité, rentabilité et protection du patrimoine» (23 mai 2023), «De l’agglomération à la ville» (22 mai 2023), «La densification ne doit pas être une coquille vide» (19 mai 2020)

 

3 «La densification ne doit pas être une coquille vide», op. cit.

 

4 Idem

 

5 Architecte (Baukontor Architekten), théoricien et historien de l’architecture, auteur entre autres du masterplan du campus Novartis à Bâle

 

6 Urbanistica, association pour un bon développement urbain, urbanistica.ch. 1400 signataires à ce jour

 

7 «Wir müssen das sinnlose Abbrechen von Häusern stoppen» (nous devons arrêter la destruction insensée de maisons), entretien avec Irène Troxler, NZZ, en ligne, 01.09.2023. Lampugnani a également publié son propre ouvrage-manifeste le 21 septembre 2023: Gegen Wegwerfarchitektur (Contre l’architecture jetable) ou comment construire moins, plus dense, plus durable.

 

8 À partir de janvier 2024, Halter et ses sociétés sœurs se présenteront sous le nom d’Halter Gruppe.

 

9 Voir les statuts de l’association

 

10 Voir «Concours d’architecture: maquette physique ou numérique», Yony Santos, TRACÉS 5/2023, également en ligne sur espazium.ch

 

11 Voir le document Design Build et le modèle de prestataire global, Nouvelles approches pour la réalisation de projet intégrée, 22 novembre 2022, thebranch.ch

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