Glei­sa­rena: ri­gueur et vo­lupté

Comment l’architecte peut-il reconquérir une autorité qui a été atomisée, redevenir un des acteurs principaux de la formulation du territoire, de l’espace urbain? Comment fait-il prévaloir son argumentaire, l’idée du projet, la qualité spatiale et urbaine d’un site sur les chiffres et les calculs de rentabilité? Ose-t-il résister au diktat du produit fini et s’engager dans une proposition plus inattendue qui soulèvera des questions? Pour l’auteur de cet article, le bâtiment réalisé par Made in à côté de la gare de Zurich fait la démonstration que même dans un cadre projectuel très strict, l’architecture peut apporter une qualité à la ville – à condition de prendre des risques.

Date de publication
30-03-2020

Le programme de la Gleisarena est ordinaire : des surfaces commerciales en rez-de-chaussée et des bureaux dans les étages. Les enjeux, pourtant, ne sont pas anodins au vu du rôle représentatif du bâtiment, une des portes d’entrée de la ville pour les voyageurs arrivant en train, et à quelques pas du Musée national suisse. Après un concours sur sélection organisé par les CFF en 20151, développé en trois tours, le bureau lauréat, Made in, sera encore repoussé dans ses retranchements: position des noyaux, des entrées, création d’un passage piétonnier vers les voies scindant le bâtiment en deux parties… les architectes ont dû baisser un peu la garde. Pour le reste, même si les deux associés François Charbonnet et Patrick Heiz ont signé des projets formellement plus radicaux et si Gleisarena peut sembler plutôt sage en comparaison, le brio demeure.

Architecture – infrastructure

Le projet a su interpréter de façon très pertinente la situation particulière du bâtiment, à cheval sur le territoire de la gare et celui du cinquième arrondissement de Zurich : d’une part, par la formalisation du caractère infrastructurel de frange des voies ferrées en un geste flamboyant, évoquant une architecture industrielle; d’autre part, en offrant à l’édifice un caractère résolument urbain. Une tête en déséquilibre tient la Museumstrasse, le Sihlquai et l’accès aux voies. En façade pignon, on regrettera qu’à l’exécution, la double hauteur voulue ne soit plus lisible, le bandeau noir du niveau de plancher intermédiaire étant devenu très présent par rapport à la finesse des profils majeurs. Sur la Zollstrasse, après le resserrement d’entrée, de longs côtés avec ressauts s’étirent horizontalement et se raccordent adroitement à l’espace de la rue, laissant ce dernier respirer. Sur le perron 18, l’angle donné à la partie initiale de la courbe de la façade le long des voies, ainsi qu’à la structure intérieure, répond explicitement à celui du perron réalisé par Meili & Peter et Knapkiewicz & Fickert il y a 25 ans.

La courbe, qualifiée d’«adhésion aux valeurs infrastructurelles des chemins de fer» par le jury, est un élément formel qui s’additionne, répond et arrête le développement des toitures existantes au-dessus des voies, un seuil de 44 000 briques de verre posées à la main, joints terminés au pouce, entre l’espace ferroviaire et les bureaux. Contrastant avec les vitrages noirs et les profilés mats du reste de la construction, les briques de verre scintillantes sous le soleil, tel un rideau translucide, réverbèrent en une danse onirique le passage des trains et accompagnent les courants d’air qu’ils génèrent. Un événement architectural énigmatique, surgissant au sein du tissu bâti et du système ferroviaire, et par lequel l’infrastructure contamine le bâti, transforme son environnement. La solution géométrique, « courbe dans toutes les dimensions », se développe sur 150 m à la façon d’une «forme anatomique» selon les termes de François Charbonnet, terminant étonnamment en une ligne droite. Contexte et registre mis à part, cette «mécanique anatomique»2, association de technologie et d’artisanat, n’est pas sans rappeler la posture qu’adopta Le Corbusier à Ronchamp, en invoquant la poétique de l’espace indicible, rompant ainsi définitivement avec l’esthétique purement fonctionnaliste des Modernes. Cet «irrationalisme incompréhensible»3 assumé est une position à la portée politique réduite, mais dans le contexte actuel de la construction, il mérite absolument d’être soutenu.

Une posture

Le processus de réalisation de l’Europa­allee4 offre un exemple parlant des mécanismes en place dans la production contemporaine de l’espace: la conjoncture économique, le client, les enjeux politiques, la rationalisation. Et bien sûr la densification, lorsque celle-ci rend service à l’optimisation du rendement des surfaces et de la construction. Vue en plan masse, une échelle colossale semble s’imposer sur la ville, sur le quotidien aussi. Les volumes n’ont que leurs façades pour se différencier les uns des autres. Le passant, songeur, démasque les trames communes, la logique immobilière, et s’interroge inévitablement sur la possibilité de s’approprier ces géants pour y vivre. Située de l’autre côté des voies CFF à proximité de la gare de Zurich, la Zollstrasse quant à elle produit un pan de ville nouveau, raccordé au tissu existant et appropriable. L’échelle plus réduite de cet ensemble aide, mais c’est surtout la traduction réelle en architecture d’espaces publics et de bâtis différenciés qui séduit. Avec la Gleisarena, le site dispose désormais d’une architecture à contempler; une architecture qui étonne et parvient à s’extraire du corset strict des conditions cadres connues jusqu’ici. Les architectes de Made in y appliquent une architecture de résistance. «I prefer not to»5, déclarait l’architecte Peter Swinnen, ancien bouwmeester de Bruxelles, pour qualifier cette attitude: François Charbonnet et Patrick Heiz, eux, préfèrent ne pas «contraindre négativement les phases initiales, déterminantes du projet », même si ceci «peut sembler suicidaire, ou pire, idéologique», dans le contexte forcément opportuniste de l’archi­tecture de concours. Une mesure projective proposant un angle de vue alternatif, critique, se trouve être selon eux «le droit inaliénable de l’architecte et sa plus radicale résistance»6. Aussi, les architectes de Made in ont-ils développé un modus operandi leur permettant d’approcher le concours comme une occasion de définir une position avant d’être un moyen d’acquisition. Ils considèrent le projet comme une chance d’aller au-delà du programme, des contraintes, pour continuer à questionner positivement leurs conditions de travail, à explorer.

Énergie métropolitaine

Entre la courbe et les voies ferrées, la qualité spatiale du perron de la Gleisarena raconte la condition d’un homme d’affaire attendant brièvement un train vers sa prochaine réunion, la vie rapide d’une Suisse énergique. Dans les fenêtres situées dans la courbe ou dans les profilés des façades, des croix marquent le bâtiment. Elles rappelleront l’emblème national, voire même celui des CFF en tant que maître d’ouvrage. Ce dernier a montré ici quelque souplesse en accordant certains déficits en mètres carrés, la perte de 50 cm de profondeur de plancher – un point crucial pour l’expression du bâtiment, la façade gagnant par ce biais en plasticité. Le maître d’ouvrage a renoncé à une partie des surfaces d’étage en raison de la courbe. Les négociations ont pu faire prévaloir les aspects fondamentaux du projet et les surfaces locatives bénéficient ainsi d’un caractère spatial inhabituel : de très larges formats de fenêtres d’un côté, la particularité des briques de verre de l’autre. Autant d’éléments qui ne vont pas de soi dans la création d’espaces de bureaux. Ceci témoigne d’une réussite pour les architectes qui ont su négocier sur les enjeux principaux. Un bon jury a également soutenu le projet au moment voulu, reconnu l’intérêt d’une attitude pertinente, même si plus distante des canevas normés.

L’architecte peut encore agir en acteur politique, critique, défendant le caractère fondamentalement public de la ville, du territoire, car ce ne sont pas (ou peu) les propriétaires fonciers qui le font. Dans une Suisse procédurière, administrative, dans un contexte où l’économie néo-­libérale impose à la ville sa logique rationnelle, celle des chiffres, l’architecte doit pouvoir prendre position, questionner le rapport du bâti avec son environnement, concevoir les seuils entre public et privé, dessiner les lieux de vie. «Vivre, en effet, c’est évaluer, mais au cœur d’un processus où préside une véritable transmission des corps de valeurs… Ce qui est à dire que nous portons une responsabilité pour les valeurs dont nous ne sommes peut-être pas les initiateurs, mais dont il nous échoit néanmoins de devenir les continuateurs, sinon les défenseurs les plus convaincus»7, voulait nous dire le Zarathoustra de Nietzsche. Gleisarena est-elle une œuvre trop obsessionnelle, trop sèche ? Non, il s’agit d’un objet d’architecture vivant, qui suggère une esthétique métropolitaine à la Zurich internationale. L’immeuble devient l’événement architectural qui prend place et informe dans un contexte territorial spécifique. Parcourant le site et observant l’ouvrage de la Zollstrasse, on n’échappe pas à l’évocation de la précision des architectures de Mies. On y applique volontiers les commentaires de Fritz Neumeyer évoquant les édifices miesiens: «[...] d’une Gestalt maîtrisée, d’une générosité sans conteste et d’une mesure d’irrévocabilité et d’objectivité, qui les entourent d’une aura, dont on ne peut que difficilement se soustraire.»8 Zurich détient désormais un bâtiment supplémentaire de cette espèce, ils y sont rares et précieux.

Notes

1. Voir Cedric van der Poel, «Made in Zurich», TRACÉS 10/2015 : « Si l’exigence de rentabilité des CFF ne vient pas altérer l’évolution du projet, l’esthétique de la face sud des deux bâtiments imaginés par Made in pourrait bien en faire des objets iconiques.»

 

2. Entretien de l’auteur avec François Charbonnet, 17 décembre 2019. Voir aussi min.swiss/writing

 

3. J.K. Birksted, Le Corbusier and the Occult, MIT Press, 2009.

 

4. André Bideau, «Europaallee, un long chemin vers un quartier ‹ métropolitain ›», TRACÉS 23-24/2019.

 

5. «I prefer not to», Studio Peter Swinnen, D-Arch/ETH Zurich (2017). Electronic Letters on Bartleby, 2017.

 

6 idem.

 

7. Paul Mathias, Présentation de Ainsi parlait Zarathoustra de Friedrich Nietzsche, GF-Flammarion, éd. 2006.

 

8. «Fritz Neumeyer spricht für Mies Bauten von beherrschter gestalt, entschiedener Grosszügigkeit und ein Mass von Endgültigkeit und Objektivität, das sie mit einer Aura umgibt, der man sich nur schwer entziehen kann.» Fritz Neumeyer, Mies van der Rohe: das kunstlose Wort: Gedanken zur Baukunst, DOM Publishers, éd. 2016. Traduction de l’auteur.

Immeuble multifonctions «Gleisarena», Zurich

 

Concours: 2014, réalisation : 2017-2020

 

Maître de l’ouvrage: SBB Immobilien Development

 

Architecture: Made in

 

Direction de chantier: Caretta+Weidmann Baumanagement SA

 

Structure: Lurati Muttoni Partner SA

 

Façades: Dr. Lüchinger+Meyer Bauingenieure SA

 

Environnement, physique du bâtiment: Gartenmann Engineering SA

 

CVSE: Jakob Forrer SA

 

Technique sanitaire: Bauconnect SA

 

Électrotechnique: Hefti.Hess.Martignoni SA

 

Entreprise totale: PORR Suisse SA

 

Entreprises façades: Alu-Sommer Sàrl

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