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Passerelle des Cigarières sur la Thièle, Yverdon-les-Bains (VD)

La passerelle des Cigarières et celle de Bel-Air, toutes deux édifiées récemment pour enjamber la Thièle, à Yverdon-les-Bains (VD), se distinguent par leurs choix matériels, leur conception structurelle et leur approche architecturale. Deux ingénieurs les ont analysées.

Date de publication
04-08-2025
Fabrice Meylan
Ingénieur spécialisé en structure au sein du bureau co-struct

Deux nouvelles passerelles sur la Thièle poursuivent des ambitions écologiques à travers leurs choix matériels, utilisant respectivement l’acier bas carbone et le bois pour leurs éléments porteurs principaux. Chacune illustre une approche contemporaine: l’une fondée sur la clarté structurelle contextuelle, l’autre sur la logique matérielle et modulaire. Les comparer permet de mieux les apprécier.

Passerelle des Cigarières: la structure, une expression en soi

Livrée en 2024, la passerelle des Cigarières s’inscrit dans l’histoire locale, son nom rendant hommage aux ouvrières de l’ancienne manufacture de tabac voisine. Son profil élancé découle directement de la logique structurelle. D’une portée totale de 52.6 m pour 5.0 m de largeur, l’ouvrage en acier franchit la rivière et assure une liaison directe depuis la gare vers le quai de la Thièle.

Le projet s’appuie sur une lecture fine du site, de ses contraintes mais aussi de ses potentialités: l’exigence d’un accès au quai inférieur a conduit ses concepteurs à fusionner un escalier d’accès avec un appui intermédiaire. Le gabarit routier à respecter au-dessus de la rue de l’Ancienne-Douane a déterminé l’altitude des culées. Enfin, la volonté de préserver les vues sur le canal impose l’absence de structure au-dessus du tablier. Ces contraintes ont mené à une poutre continue à travées asymétriques: la travée courte de 15 m contrebalance le moment fléchissant de la travée longue de 37 m, permettant ainsi une conception élancée, mais au prix de forces de soulèvement au niveau de la culée de la travée courte.

L’élément structurel principal est une poutre-caisson en acier, de section trapézoïdale et de hauteur variable. La sous-face reste plane afin de respecter le gabarit routier, tandis que la face supérieure s’élève progressivement jusqu’à l’appui intermédiaire. La silhouette du tablier reflète ainsi à la fois la logique structurelle et les contraintes du site. La pile intermédiaire, de forme triangulaire, intègre un escalier et forme un ensemble monolithique.

Le tablier est recouvert d’asphalte et d’enrobé clouté, choisis pour leur durabilité et leur facilité d’entretien. Les garde-corps en maille inox nécessitent peu de soin, et l’évacuation des eaux se fait discrètement via la géométrie du tablier et des écoulements latéraux. Enfin, la teinte vert réséda évoque la couleur des anciennes machines à écrire Hermès produites dans la région.

La réalisation a entraîné quelques ajustements par rapport au concept initial: sur la travée courte, la poutre-caisson a été remplie de béton pour servir de contrepoids à la grande travée, réduisant ainsi les forces de soulèvement à la culée. L’escalier intermédiaire était initialement conçu comme un porte-à-faux émergeant de la pile et flottant juste au-dessus du quai, mais il a finalement été raccordé directement au quai pour assurer le confort des usagers.

La passerelle est la première en Suisse à utiliser des tôles en «éco-acier»: les 140 t d’acier utilisées proviennent de filières de recyclage de ferraille, où la fusion s’effectue dans des fours à arc électrique entièrement alimentés en énergie renouvelable. Ce choix de conception a certes entraîné une légère augmentation du coût initial, mais il a permis de diviser par trois l’empreinte carbone liée à l’acier utilisé (0.92 t CO₂/t au lieu de 2.0 à 2.8 t CO₂/t pour l’acier issu de hauts fourneaux), réduisant ainsi significativement l’impact écologique du projet.

Le montage, réalisé en octobre 2024, s’est déroulé en quatre segments soudés sur site, puis mis en place à l’aide d’une grue sur chenilles de grande capacité.

La passerelle des Cigarières illustre une démarche où la forme structurelle découle directement des contraintes du site et du programme La géométrie est élancée et efficace, avec une expression directe et sincère de la matière première, l’acier. Peu d’éléments pourraient être retirés sans nuire à la clarté de l’ensemble: chaque partie contribue à la structure et à l’espace. Dans cette logique rigoureuse, l’escalier intégré au support central se distingue comme une pièce expressive alliant structure et architecture.

Passerelle Bel-Air: un ouvrage en bois suisse

Mise en service en 2023, cette passerelle piétonne et cyclable remplace un ouvrage en acier datant de 1995. D’une longueur totale d’environ 33.0 m pour une largeur utile de 3.5 m, elle relie le centre historique à la zone commerciale de Bel-Air au-dessus de la Thièle. Malgré une échelle modeste, le projet se démarque par l’ambition de son choix matériel et la simplicité de sa conception.

Le parti pris initial a été de réaliser la structure entièrement en bois suisse, transformé en poutres lamellées-collées et en panneaux. Ce choix, pertinent pour la durabilité et la valorisation des ressources locales, a toutefois nécessité une attention particulière quant à la protection et à la maintenance du bois en milieu urbain. Pour y répondre, la structure supérieure et les flancs ont été enveloppés de panneaux d’aluminium anodisé couleur bronze, assurant la protection contre les intempéries, mais masquant totalement le bois, qui n’est visible que depuis la rivière en contre-bas.

La passerelle ne franchit pas la totalité du cours d’eau en une seule portée: les culées en béton, reculées vers le centre, réduisent la portée centrale. Cette disposition permet à la superstructure en bois de se prolonger en léger porte-à-faux à chaque extrémité, optimisant ainsi la hauteur structurelle et limitant la portée libre.

La superstructure adopte une section en auge, composée de deux poutres principales en lamellé-collé de hauteur constante, facilitant la fabrication et n’exprimant pas la distribution interne des efforts. L’espace intérieur, typique des sections en auge, est fermé et donc rassurant, mais limite les vues sur la rivière. Pour pallier cela, des ouvertures circulaires ludiques ont été ajoutées sur les côtés, positionnées au centre des poutres, là où les efforts sont moindres.

La superstructure a été largement préfabriquée, y compris les panneaux d’aluminium extérieurs, ce qui a permis une installation rapide, adaptée au remplacement d’un ouvrage existant.

Dans son contexte, la passerelle Bel-Air s’affirme comme une intervention simple. Son parti pris introverti privilégie l’enveloppe et la protection plutôt que l’ouverture sur la rivière, en proposant un franchissement contenu entre de hauts garde-corps, presque en retrait du paysage. L’usage des matériaux est techniquement juste, mais n’exprime pas sa tectonique au regard du public.

La passerelle Bel-Air s’appuie avant tout sur le choix du bois, la réponse aux contraintes du site et l’expression structurelle jouant un rôle secondaire. Le système porteur, générique, pourrait être transposé ailleurs. La protection du bois, assurée par le bardage métallique, garantit la durabilité mais masque la matérialité. Ce dispositif laisse place à des gestes secondaires, comme le bardage ondulé et les ouvertures circulaires, offrant des vues ponctuelles sur la Thièle.

Discussion

Placés côte à côte, les deux projets soulèvent des questions plus larges sur la conception des passerelles piétonnes: jusqu’où une infrastructure doit-elle être épurée? Un pont urbain doit-il résulter uniquement des contraintes du site, ou le concepteur peut-il aussi s’appuyer sur ses potentialités pour aller au-delà des choix imposés? Une passerelle doit-elle exprimer sa logique structurelle et la nature de ses matériaux?

Passerelle des Cigarières sur la Thièle, Yverdon-les-Bains (VD)

 

Maîtrise d’ouvrage: Commune d’Yverdon-les-Bains

 

Architecture: Brauen Wälchli Architectes

 

Ingénierie civile: Perret Gentil

Passerelle Bel-Air sur la Thièle, Yverdon-les-Bains (VD)

 

Maîtrise d’ouvrage: Commune d’Yverdon-les-Bains

 

Architecture: M+B Zurbuchen-Henz architectes

 

Génie civil: 2M ingénierie civile

 

Génie du bois: 102,2 mètres

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