Eu­ro­paal­lee, un long che­min vers un quar­tier «mé­tro­po­li­tain»

Engagé en 2003 au moment de la création de la division Immobilier des CFF, après des décennies de débats et de projets, le monumental morceau de ville condenseles expériences, les ambitions, mais aussi les travers des nouveaux quartiers CFFqui sont en train de renouveler l’image de la Suisse métropolitaine.

Date de publication
13-01-2020
André Bideau
Théoricien et historien de l’architecture, André Bideau était, avec Daniel Bosshard et Christian Schmid, commissaire de l’exposition Nach Zürich au Zentrum Architektur Zürich (ZAZ), dont il est aussi cofondateur.

En arrivant autrefois à la gare centrale de Zurich, le voyageur passait entre les enseignes publicitaires lumineuses perchées sur les toits des îlots environnants. L’événement architectural qui marquait la fin du voyage était le poste d’aiguillage de Max Vogt de 1963. Cette sculpture en béton, qui a depuis été classée monument historique, demeure aujourd’hui le seul support publicitaire du site, et le plus cher, souvent utilisé par les compagnies d’assurances. Encadré par les immeubles de Europaallee, le poste d’aiguillage n’est plus en fonction depuis 2012, le trafic ferroviaire entre Brougg, Coire et le lac de Constance étant dirigé par une centrale à l’aéroport de Kloten.

Un site CFF parmi d’autres – qui ne ressemble à aucun autre

Europaallee est l’incubateur des activités immobilières des CFF de part et d’autre du faisceau de voies ferrées, cet élément si caractéristique qui partage en deux la ville de Zurich. Lorsque s’est amorcée, dans les années 1980, la mutation structurelle du quartier industriel voisin, la partie occidentale de la ville est devenue le cœur du développement urbain. La quasi totalité des zones industrielles ont entre-temps été reconverties, braquant ainsi les projecteurs sur les ressources foncières des CFF. Ce processus de transformation a coïncidé avec la création de la division Immobilier, en 2003.

Sur les six sites compris entre la gare centrale et Altstetten, Europaallee est le premier sur lequel les CFF ont mis en œuvre leur politique immobilière, très visible mais indépendante du reste du développement urbain, et qui obéit à ses propres impératifs. Ce site qui jouxte la City s’étend de la Sihl à la Langstrasse. Il était autrefois utilisé par la Sihlpost comme poste centrale de Zurich. Il y a trente ans, un imposant bâtiment d’exploitation y a été ajouté, qui devint toutefois obsolète encore plus rapidement que le poste d’aiguillage de Max Vogt, et fut démantelé tandis que s’annonçait la première étape de Europaallee. La partie historique de la Sihlpost – un bâtiment caractéristique des années 1930 des frères Bräm avec des ouvrages en béton armé de Robert Maillart – encadre désormais l’entrée de Europaallee côté centre-ville. Derrière lui se dressent trois îlots de constructions extrêmement denses, si bien que la Sihlpost semble vouloir faire barrage à un torrent de lave qui se serait frayé un passage entre la ville et le faisceau des voies. 150 000 m2 de bureaux (dont un tiers voués aux secteurs de la finance, des technologies de l’information et de la formation professionnelle), 20 000 m2 de commerces et 5000 m2 de restauration, ainsi que 400 appartements sont répartis sur ces trois lots.

Évoquer Europaallee et le plan directeur de Kees Christiaanse revient à parler de choses bien différentes. Tout d’abord la répartition d’un montant d’investissement considérable entre tous ces bâtiments: derrière les immeubles commerciaux et d’habitation signés par différents architectes, on trouve un seul et même investisseur et exploitant, ce qui est habilement dissimulé d’un point de vue formel. Le plan directeur de Christiaanse (2003) repose sur un système capillaire de ruelles transversales qui se connectent au quartier attenant et s’inspirent des irrégularités propres au tissu parcellaire du 19e siècle. Sur cette empreinte qui reprend la hauteur des îlots traditionnels s’élèvent des volumes en forme de tours dont les hauteurs variées donnent à Europaallee sa silhouette caractéristique. La constellation que forment ces architectures distinctes évoque une structure organique pleine d’aléas dans sa silhouette, son positionnement et ses matériaux. Captivé par l’effet pictural et par cette hétérogénéité artificielle, le regard en oublie le décalage d’échelle du site par rapport à son environnement immédiat. C’est finalement un téléscopage de différentes économies : le 4e arrondissement qui, malgré le renouvellement immobilier en cours, demeure d’un niveau modeste et, de l’autre côté de la rue, un implant appelé à rayonner bien au-delà de la gare.

Un demi-siècle de rebondissements

Les projets comme celui de Europaallee ne sont pas seulement la conséquence de la politique immobilière ambitieuse des CFF. Depuis de nombreuses années, on voit se déployer à l’étranger le même type d’urbanité de prestige sur des friches ferroviaires reconverties. Ces sites, généralement prédestinés à la centralité, délaissent paradoxalement leurs spécificités locales. La compétition dans laquelle se trouvent les villes octroie un rôle stratégique à ces adresses, chargées d’attirer des locataires de premier plan. La volonté de jouer un rôle à l’échelle internationale se reflète dans l’évolution du nom du projet zurichois: initialement affublé d’un technocratique «HB-Südwest», le projet s’est transformé en « Eurogate » dans les années 1990, pour finalement devenir Europaallee en 2003. Cette ambition permet de se placer sur un pied d’égalité avec Stuttgart ou Francfort, qui ont aussi leurs quartiers « européens », ou encore Euralille où sont venus s’ajouter aux sites en reconversion les lignes de trains à grande vitesse reliant Londres, Paris et Bruxelles, point de départ du grand projet de OMA.

À Stuttgart, Francfort ou Lille, à la différence de Zurich, des friches de centre-ville ont été aménagées en vue d’investissements de promoteurs immobiliers privés qui font entrer en jeu une multitude de facteurs externes non maîtrisables. De nombreux détours en matière de planification en résultent souvent, comme aux Hudson Yards, ce complexe de couverture des voies ferrées à Manhattan, planifié en 2008, mais réalisé dix ans plus tard après la crise économique avec un autre investisseur. Plus qu’ailleurs pourtant, c’est à Zurich que les conséquences d’une mauvaise planification sont les plus longues et les plus coûteuses : pas moins de 50 ans se sont écoulés entre le concours lancé pour la reconstruction de la gare centrale et l’achèvement de Europaallee (les premières démarches avaient débuté dès le premier tiers du 20e siècle). De multiples changements de maîtres d’œuvre, de maîtres d’ouvrage, d’organes consultatifs et de responsables politiques ont transformé le faisceau de voies en véritable palimpseste de projets – un demi-siècle de profonds bouleversements, tant au niveau de la réflexion sur l’aménagement, que de la réalisation des grands projets et de l’importance du rôle des centres-villes.

Lorsque la planification a débuté en 1969, la circulation automobile était sur le point de supplanter le rail et les centres-villes ont été réaménagés en faveur, non pas des transports collectifs, mais de la voiture individuelle. Même quand des projets de transports publics étaient envisagés1, il fallait offrir à la voiture, en contrepartie, de bonnes conditions de circulation en centre-ville. Le projet de reconstruction de la gare centrale se serait ainsi développé en symbiose avec le projet de voies express prévu pour Zurich: le flux des consommateurs de la City et des pendulaires motorisés devait être ainsi canalisé vers un point stratégique du centre-ville. Ce plan, en partie réalisé par le biais du viaduc de la Sihlhochstrasse, devait être prolongé, via la gare centrale, jusqu’au triple échangeur de Letten en projet.

Du fait de la mise sous protection du hall de gare d’Alfred Wanner et de la récession des années 1970, l’aménagement de ce nœud de circulation resta sans effet2. Dès lors, l’axe d’extension de la City se déplaça vers l’autre rive de la Sihl où avait germé l’idée d’une couverture du faisceau de voies. En 1978, le concours «HB-Südwest» a été remporté par une équipe dirigée par Ralph Baenziger qui, à quelques interruptions près, demeura responsable de l’aménagement de ce secteur pendant 25 ans. Ce nouveau pôle de transports englobait une gare enjambant les voies, un centre d’affaires, de congrès et de commerces, un hôtel ainsi qu’un lotissement résidentiel. S’y ajoutaient de vastes aires de stationnement débouchant directement sur les quartiers limitrophes – une anomalie congénitale à une époque de plus en plus critique à l’égard de l’automobile. Comme le nombre de places de stationnement augmenta encore pour des raisons de rentabilité, la résistance rencontrée n’eut rien d’étonnant. Les coûts associés à la dalle conçue par l’équipe de Ralph Baenziger pour enjamber les voies soulevèrent également une vague de doutes3. HB-Südwest – relancé en 1996 sous le nom d’Eurogate – présupposait donc un pré-investissement considérable et une coordination non moins importante avec les CFF. Tout cela, conjugué aux objections de l’Association Transport et Environnement (ATE), finit par faire capoter en 2001 ce projet mal aimé.

De l’urbanisme de dalle aux immeubles de plain pied

La mise en service de la ligne diamétrale (Durch­messerlinie) relégua au rang d’anachronisme la gare enjambant les voies et son quartier perché à neuf mètres au-dessus du sol : depuis 1990, et l’inauguration du S-Bahn zurichois, Eurogate était en contradiction structurelle avec l’idée d’un développement souterrain de la gare centrale.

Le volume sans cesse croissant de ses passagers et de son centre commercial allait pourtant désormais se déployer en sous-sol. Un urbanisme aussi invisible et peu héroïque n’avait pas à craindre d’oppositions politiques. En surface, l’ère des visions infrastructurelles du développement urbain n’a donc laissé derrière elle aucune réalisation visible en centre-ville. L’exposition Nach Zürich qui s’est tenue au printemps et à l’été 2019 au Zentrum Architektur Zürich a permis de rendre compte de ces projets d’aménagement avortés et de cette «modernité inachevée». Cette période laissa davantage en héritage une culture locale de résistance aux énormes projets de transport et à la pression immobilière. Ainsi les quartiers derrière la gare centrale se transformèrent-ils en zone de combat pour reconquérir un droit à la ville lors des émeutes de la jeunesse en 19804. On peut s’étonner que cette opposition soit retombée avec la réalisation de Europaallee. Le référendum d’opposition au plan d’affectation spécial des CFF n’est pas parvenu à obtenir la majorité des voix nécessaire, même dans les circonscriptions limitrophes des arrondissements 4 et 5.

L’approche urbaine contextuelle de Christiaanse ne permet pas vraiment d’expliquer l’accueil favorable réservé au plan directeur. Il est plus probable que le rejet définitif de la couverture des voies de Ralph Baenzinger ait été considéré comme une victoire sur les promoteurs de ce projet: les lobbies traditionnels zurichois de l’immobilier et de la construction5. Du point de vue de la résistance, menée par les milieux de la gauche, l’étonnante reprise du projet par les CFF, en qualité de maître d’ouvrage et investisseur unique, résonna comme une opposition au libéralisme. Peu de gens avaient alors idée de l’envergure de la mission de la filiale des CFF fondée seulement depuis 2003. À l’époque des premiers mandats d’études, la logique de marché, qui finit par conduire à des loyers supérieurs à 6000 francs dans les tours d’habitation, restait encore floue. Finalement, bien davantage que les projets qui l’ont précédée6, Europaallee est soumise à la loi du marché, d’autant que la division immobilier des CFF, du fait de la professionnalisation et des exigences de rentabilité qui sont les siennes, intervient dans un environnement devenu plus compétitif. Le plan directeur en plusieurs phases fournira l’enveloppe idéale pour une exploitation maximale.

Avec son alignement de grands immeubles, le projet de Christiaanse mise sur des rapports figure-fond conventionnels. Selon l’angle sous lequel on les observe, les bâtiments rassemblés sur le superblock présentent une morphologie cohérente, hypertrophique. Les irrégularités figées des parcelles et les différentes hauteurs des tours suggèrent elles aussi l’idée d’une croissance organique du quartier. Après l’abstraction des projets antérieurs (la dalle sur les voies), l’hétérogénéité pittoresque de Europaallee procédait même d’une volonté explicite de la part des collèges d’experts de la Ville. 40 ans auparavant, on avait encore misé sur la mégastructure pour venir à bout d’un volume à bâtir comparable – ce qu’avaient fait Mario Botta et Luigi Snozzi en présentant, en 1978, leur projet mythique au concours HB-Südwest. Plus tard, le projet de recouvrement des voies de Ralph Baenziger avait fini par prendre des allures de machinerie de transport hybride – architecture interchangeable et synthèse fonctionnaliste tardive du rail et de la route.

Lobotomie pour Google

Europaallee n’offre même pas de places de stationnement de courte durée à la gare centrale. Sur l’Europaplatz qui s’étire en entonnoir en partant de la Sihl vers l’extérieur de la ville, on ne rencontre pas la moindre voiture. Tout comme la Sechseläutenplatz a offert à Zurich, il y a quelques années, un vide fascinant, cette nouvelle place interpelle par ses dimensions hors norme. Les constructions cadrant la vue de part et d’autre, vers la tour de l’université qui se dresse au-dessus de la vieille ville et vers la Prime Tower de Zurich Ouest, les pôles du centre-ville se matérialisent dans Europaallee.

Reste à savoir sous quelle forme la vie va se manifester sur l’Europaplatz. Une galerie marchande, à l’arrière de la Sihlpost et dans le premier lot, constitue déjà une contradiction typologique. Son axe file sous le campus de la Haute école pédagogique, signée Max Dudler. L’école, au lieu de contribuer à la vie au niveau de l’Europaplatz, s’en trouve exclue par sa situation sur le toit du centre commercial, comme une réminiscence involontaire de l’urbanisme de dalle avorté7. Il en va tout autrement du secteur situé à l’extrémité de Europaallee, où le superblock donne directement sur la Langstrasse: là se crée une synergie entre le centre culturel Kosmos et la vie nocturne. Le bouillonnement intérieur qui s’y déploie comme un continuum sur trois étages est l’un des plus intéressants de tout Europaallee. Dans la verticale, E2A Architekten a développé une configuration spatiale dynamique depuis le sous-sol jusqu’à une mezzanine, profitant des nombreux usages et publics qu’accueille le Kosmos.

Europaallee souffre par ailleurs du syndrome de «lobotomie architecturale» que Rem Koolhaas avait déjà diagnostiqué à Manhattan : une vie intérieure autonome ne s’exprimant absolument pas à l’extérieur, comme l’illustre très bien le cas de Google, qui occupe un tiers de la surface de bureaux8. Le dispositif d’Europaallee s’articule de toute façon sur une indistinction des utilisations: des immeubles, dont on ne peut guère déterminer s’il s’agit d’habitations, de bureaux ou autre, se forment à partir de «parcelles extrudées». Au milieu de ce paysage métropolitain volontairement anonyme, les différentes textures des façades sautent d’autant plus aux yeux : pierre naturelle, béton, crépi, métal, verre, aluminium, bronze. Le long du faisceau des voies en particulier, l’interaction nonchalante autour du poste d’aiguillage de Max Vogt confine à l’interchangeabilité absolue. Ici, l’accumulation de langages architecturaux rappelle les installations de l’artiste Julian Opie – des assemblages de cubes multicolores sur lesquels sont imprimées des façades d’immeubles. Le capital culturel d’Europaallee modèle ainsi le nouveau panorama de Zurich. - (Texte traduit de l’allemand par Wulf Übersetzungen.)

 

Andrea Helbling est photographe. Elle a réalisé les photo­graphies illustrant cet article en novembre 2019 pour TRACÉS.

Notes

1. Consultés en 1964 au sujet d’un tram souterrain (Tiefbahn) et en 1973 au sujet d’un métro entre Zurich, Kloten et Dietikon, les citoyens se sont prononcés contre les deux projets. Le modèle de S-Bahn/réseau express régional ne fut adopté qu’en 1981 par les Zurichois.

2. La jonction manquante du centre-ville de l’autoroute A3 figure encore aujourd’hui dans le plan directeur doté toutefois d’un tracé souterrain.

3. Richard Wolff, géographe, chercheur en urbanisme et membre de l’exécutif zurichois depuis 2013 en qualité de conseiller municipal, s’est exprimé à maintes reprises au sujet de ce processus complexe de négociation. Voir dernièrement : «The Five Lives of HB Südwest: Zurich’s Main Station Development from 1969 to 2019», in: Built Environment, 3/2019.

4. Notamment l’épicentre voisin, le « AJZ », Centre autonome de jeunesse, revendiqué par le mouvement et rasé en 1982 par la Ville.

5. La «HB-City-Immobilien AG», regroupait UBS, CS, Zurich assurances, Oerlikon-Bührle (désormais Allreal) et des entreprises traditionnelles du secteur de l’immobilier à Zurich, telles Hatt-Haller, Göhner, Hürlimann, ainsi que les CFF et les PTT.

6. Correspondant à l’empreinte du projet réalisé, les coopératives de logements ABZ, BAHOGE, WSGZ prévoyaient un grand ensemble le long de la Lagerstrasse.

7. La cote du bâtiment de l’école provient en effet de l’extension (disparue) de la Sihlpost sur les voies : la réutilisation de la dalle était exigée, mais lors de la construction du lot, la substitution s’avéra plus avantageuse.

8. Contrairement au projet déjà validé, le groupe Google aurait préféré disposer de surfaces utiles réparties entre les tours de Graber Pulver, E2A, Boltshauser Architekten ainsi que de la Sihlpost historique, reliées entre elles jusqu’au campus par des passerelles.

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