Comme un nuage bleu sur la ville

La ville d’Aarau, lauréate du Prix Wakker 2014, accueille pour la place de sa nouvelle gare un terminal de bus imaginé par le bureau zurichois Vehovar & Jauslin Architektur et réalisé par les ingénieurs allemands de formTL. Regard sur une prouesse aussi bien esthétique que technique

Date de publication
03-09-2014
Revision
25-10-2015

Lorsque l’architecture innove, parvenir à la simplicité nécessite patience et travail. A partir d’une idée souvent limpide, architectes et ingénieurs doivent redoubler d’ingéniosité pour exprimer sous forme de construction une pensée. 
Le projet de Vehovar & Jauslin Architektur fait partie de ces œuvres au trait pur et évident que seule la maîtrise d’une complexité technique et constructive élevée peut rendre possible. L’idée est claire : faire flotter un nuage bleu sur la place qui accueille le terminal de bus de la gare d’Aarau, afin de protéger les voyageurs des intempéries. La réalisation a quant à elle nécessité le travail de plusieurs corps de métier : spécialistes des matériaux, ingénieurs, architectes et designers ont contribué à l’élaboration de ce nouveau toit urbain.
Lauréate du Prix Wakker 2014, Aarau est une ville en plein essor et un point clef du maillage économique, en raison de sa position centrale entre les villes de Berne, Bâle et Zurich. Pour 20 000 habitants, la cité dispose de 27 000 places de travail, ce qui en fait un lieu soumis à un trafic pendulaire très intense : plus de 40 000 voyageurs empruntent chaque jour ses voies. La valeur urbanistique de la capitale argovienne réside essentiellement dans le soin qu’elle a apporté à la rénovation de ses espaces construits déjà très denses. Le jury du Prix Wakker a particulièrement salué l’initiative qui consiste à s’opposer à un étalement de la ville en densifiant les zones déjà actives et en préservant la tranquillité des quartiers résidentiels.
C’est ainsi que la gare s’est retrouvée au cœur d’une politique de revalorisation du patrimoine. En 2009, le projet de rénovation de la gare a fait l’objet d’un référendum, accepté à 83,8 % par la population.

Une entreprise en quatre volets


Le point déclencheur du projet est en réalité antérieur au référendum soumis à la population, puisqu’il s’agit de la construction de la nouvelle gare d’Aarau, dont le concours a été remporté en 1991 par l’architecte Theo Hotz, mais qui n’a été construite que 20 ans plus tard, sous la direction du bureau d’ingénieurs Suisseplan. Le cœur de ce nouvel ensemble à la façade vitrée est le hall sur trois étages, vaste et lumineux.
Le premier volet a été consacré à l’ancien hall lugubre au sous-sol, que les passagers préféraient éviter et qui a été rénové de 2011-2014 par Vehovar & Jauslin Architektur. Il comprend désormais des bancs aux couleurs chaudes, dont les colonnes qui les ceignent de chaque côté ont une fonction non seulement esthétique, mais aussi structurelle (image).
Ensuite, il a fallu rénover le passage souterrain qui relie la gare au centre. Auparavant vétuste et peu engageant, le tunnel profite désormais de Gravity, une installation lumineuse interactive créée en 2011 par l’Atelier Derrer, en collaboration avec Stefan Jauslin et Mateja Vehovar (image). Des écrans lumineux placés sur les parois du tunnel créent des effets à partir de signes, de couleurs, de formes ou encore de grands traits ondulatoires qui courent sur les murs. Les images projetées sont rythmées par le flux des passants : des capteurs, développés par l’institut de neuro-informatique de l’EPFZ et par l’université de Zurich, enregistrent en permanence le mouvement, la vitesse, ainsi que la direction du flux des gens. Ces données – ainsi que d’autres facteurs externes tels que les conditions climatiques ou temporelles du site – sont ensuite transmises à un ordinateur qui s’adapte en conséquence pour proposer en temps réel une illumination adéquate. La mémoire du logiciel contient 180 séquences lumineuses, et leur combinaison, ou superposition, permet d’obtenir des milliers de compositions possibles, ce qui donne l’illusion au passant de vivre à chaque fois une expérience unique.
Le réaménagement de la place de la gare est le troisième trait caractéristique du nouveau visage d’Aarau (plan). Tous les bus ont été concentrés au sud de la Bahnhofstrasse, et la rampe d’accès au parking de la gare, qui divisait auparavant la place en deux, a été relocalisée. Cela a permis une reconfiguration du trafic dans l’environnement immédiat, ainsi que la création d’un espace urbain spacieux et ordonné. Le but était de redonner une unité et un programme clair à la nouvelle place devant la gare. Au fil des années, quantité de bancs et de chaises dépareillés s’étaient amoncelés sur la place. Un nouveau mobilier urbain de couleur rouge a remplacé l’ancien attirail hétéroclite, taches pourpres en forme de tulipes qui égaient le sol en asphalte coulé. Celui-ci a en outre fait l’objet d’un traitement uniforme. La place s’est ainsi transformée en un large espace ouvert qui s’affirme comme une sorte de contrepartie urbaine au parc de l’école cantonale, qui se trouve de l’autre côté du tunnel.

Un nuage pour toit


Le quatrième volet est l’image la plus frappante de cette revalorisation. Il s’agit du « nuage », appelé aussi « canopée », que Vehovar et Jauslin ont dessiné au-dessus de la place, et qui sert de toit au terminal de bus de la gare d’Aarau. Ce nuage bleu, qui est en fait un coussin d’air, structure la place et semble flotter au-dessus des voyageurs, les abritant de la pluie et du soleil. Au centre de la structure, une ouverture de forme irrégulière et organique dessine sur le sol une île de lumière lorsque le soleil passe au travers. Dans une interview, Mateja Vehovar a confié que « comme le temps est fréquemment brumeux sur le Plateau Central, la couleur bleue de la membrane supérieure permet de s’assurer qu’un bout de ciel dégagé flotte toujours au-dessus des bus ».
L’ingéniosité technique de la canopée n’a cependant rien à envier à sa portée poétique : la réalisation du projet a nécessité l’intervention d’ingénieurs civils et de spécialistes des matériaux (voir encadré ci-dessous).
La canopée a également été au centre d’une réflexion esthétique sur la diaphanéité. Vehovar et Jauslin voulaient que leur abribus paraisse le plus léger et le plus aérien possible. La partie supérieure de la membrane, qui est en outre auto-nettoyante, est bleue et opaque. La partie inférieure est quant à elle diaphane et composée d’un motif développé par le designer Paolo Monaco. Le dessin représente des sortes de bulles d’écume, ce qui donne à la structure une transparence en même temps qu’une certaine profondeur. Le nuage permet, de jour, de donner de l’ombre aux voyageurs qui attendent le bus et, de nuit, de prévenir l’émission directe de lumière artificielle dans le ciel (image). Vehovar et Jauslin conçoivent leur projet comme une sorte de milieu boisé au cœur duquel s’ouvre une clairière. Afin d’accentuer cette illusion, les supports ancrés au sol, qui paraissent percer le nuage, ne sont pas droits et possèdent une subtile inclinaison en direction d’un axe central. Le réseau de câbles, essentiel structurellement, a aussi été conçu selon des raisons esthétiques : le maillage est irrégulier, afin de renforcer le caractère amorphe de la structure, qui ne possède aucune ligne parallèle ; c’est ce haubanage qui donne la forme définitive du nuage et qui accentue son aspect organique. 
En créant volontairement un simple toit au-dessus des voyageurs, ils insistent sur le besoin de ne pas « enfermer » les gens, mais de leur proposer un espace aéré, en dialogue avec la place qui est conçue comme un espace public ouvert. 
Malgré son apparente fragilité et le choix d’un matériau plus fréquemment utilisé dans le cas de structures éphémères, le nuage d’Aarau, mélange de technologie et d’art, s’affirme comme un symbole de la ville. Même si, au niveau urbain, il s’agit d’une intervention mineure,  on peut lire dans la conception de cet abribus la volonté d’être un trait essentiel de la revalorisation du patrimoine de la ville.

Camille Vallet est étudiante en architecture à l’EPFL. Elle effectue actuellement un stage à la rédaction de TRACÉS.

 

 

Le nuage d’Aarau: structure et infrastructure

La portée poétique de la canopée est élevée ; la complexité de sa réalisation ne l’est pas moins. Pour concrétiser leur idéal de légèreté, Vehovar & Jauslin Architektur ont fait appel à formTL pour concevoir et réaliser l’abribus. La notion de légèreté est néanmoins relative : le nuage est tendu dans les airs par un réseau de câbles et une structure principale en acier de 87 tonnes.
Ce nuage est en fait le plus grand coussin d’air au monde, avec une surface de 1070 m2 et un volume de 1810 m3. Il est constitué d’une membrane en matériau synthétique, l’éthylène tétrafluoréthylène, plus connu sous le nom d’ETFE, qui est directement soudée à la structure en acier. L’ETFE est un fluoropolymère thermoplastique qui possède une forte résistance à l’usure et supporte des variations de températures très importantes. Déjà connu dans le domaine de la construction, l’ETFE était jusqu’à présent utilisé pour des coussins d’air nettement plus petits, à la base de modules assemblés par la suite. La canopée possède une surpression intérieure de 300 Pa par rapport à la pression de l’air extérieur, qui est de 100 000 Pa, ce qui fait que la pression totale à l’intérieur du coussin, qui est mesurée en permanence par des capteurs dissimulés dans la structure, est de 100 300 Pa. Ce contrôle permet au nuage d’être alimenté régulièrement et correctement par le circuit de ventilation : quatre tubes en polyéthylène de 120 m de long approvisionnent le coussin avec de l’air sec, tandis que quatre autres l’évacuent. Ce processus nécessitant des dépenses énergétiques très coûteuses, on a donc conçu un système de ventilation en cycle clos, afin de limiter les frais : une large partie de l’air utilisé est toujours le même.
Lorsque le coussin est soumis à une charge, par exemple lorsque le vent souffle sur le nuage ou que de la neige tombe sur sa membrane supérieure, celle-ci subit une surpression. L’air comprimé à l’intérieur de la membrane appuie sur la membrane inférieure, qui transmet cet effort aux câbles qui la soutiennent. Les câbles possèdent en effet une fonction structurelle essentielle, puisque le film en ETFE, d’une épaisseur de 0,25 mm, ne peut porter des charges que sur une petite distance. Par les câbles, les forces sont ensuite transmises aux poutres de bord en aluminium intérieures et extérieures, et de là aux porte-à-faux des poutres horizontales. Ces poutres permettent d’équilibrer les forces qui viennent de la droite et de la gauche de la structure. Enfin, les efforts verticaux restants sont conduits au travers des poteaux jusque dans la dalle du parking.
Malgré son apparente fragilité, le nuage d’Aarau se doit de résister à tout type de conditions climatiques. Ainsi, les ingénieurs ont dimensionné la structure pour qu’elle puisse supporter, en cas de fortes chutes de neige, une charge allant jusqu’à 85 kg/m2. Soixante-sept tubes de drainage translucides ont également été installés entre la première et la seconde couche de la membrane, afin d’évacuer l’eau en cas d’urgence.
L’importance des finitions est primordiale dans ce projet ; lorsque l’on veut donner l’illusion de la simplicité, tout ce qui pourrait trahir la complexité du système doit être dissimulé. C’est pourquoi les poutres sont creuses et accueillent toute l’infrastructure de l’abribus : les lignes de drainage d’eau, le dispositif d’éclairage, la circulation de l’air et la technologie de contrôle de la pression atmosphérique sont dissimulés dans la structure métallique. La poutre périphérique tubulaire, le rail de fixation de la membrane ainsi que la gouttière sont également invisibles depuis la rue ; une plaque d’acier formant un angle est placée sur le pourtour de la poutre de rive et permet de masquer le système technique tout en offrant une finition nette.

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