47 siècles d’his­toire sous la plage

Le projet et la construction de la Plage publique des Eaux-Vives ont été l’occasion de fouiller et d’étudier deux ensembles de villages préhistoriques, occupés au Néolithique final et à l’âge du Bronze final. Les résultats obtenus ouvrent une fenêtre sur une époque lointaine, mais essentielle pour l’histoire du peuplement de toute la région genevoise.

Date de publication
21-08-2019
Pierre Corboud
Archéologue de la préhistoire, ancien collaborateur à l'Université de Genève

Comment expliquer que des vestiges des premiers villages construits et occupés par les paysans du Néolithique (dès 4300 et jusqu'à 2400 av. J.-C.) et de l’âge du Bronze (dans les sites littoraux entre 1800 et 800 av. J.-C.), se retrouvent aujourd’hui sous trois mètres d’eau dans la rade de Genève? En fait, ces établissements étaient habités lorsque le niveau du lac était descendu de trois à six mètres sous son niveau moyen actuel. Dès le milieu du XIXè siècle, on les a appelés « cités lacustres ». En réalité, on ne peut pas parler de cités, mais plutôt de villages, soit des groupes de maisons en bois et parois de torchis, recouvertes par des toitures de paille ou de plaquette de bois (fig.1). Ils ne méritaient l’adjectif de « lacustres » que par leur situation en bordure des rives anciennes et non, comme on le voyait anciennement, juchés sur des plateformes au-dessus des eaux. Ces villages, qui pouvaient compter quelques dizaines de maisons, plus ou moins alignées, serrées les unes contre les autres et dont l’ensemble était parfois entouré de palissades, ne devaient pas être très différents des établissements d’autres époques ou contemporains, mais construits sur les terrasses surplombant le lac ou sur des terrains riverains.

La différence fondamentale, qui les oppose à des habitats construits et occupés en milieu sec, c’est qu’ils ont été exceptionnellement bien conservés, car érigés pendant des périodes de basses eaux et ensuite submergés lors des transgressions séculaires des lacs (voir pp. 6-7). Le Léman est un lac très parti-culier qui a subi des transgressions et des régressions lacustres assurément beaucoup plus importantes que celles touchant d’autres lacs du plateau suisse ou d’autres régions autour de l’arc alpin. Les données géologiques et archéologiques témoignent d’une tranche de fluctuation d’environ neuf mètres entre les plus bas et les plus hauts niveaux, pendant les quelques quatre à cinq millénaires du premier peuplement régional par des agriculteurs-éleveurs (voir le no3 de La plage). La rade de Genève possède en outre une topographie très originale, issue des dépôts d’argile consécutifs au retrait du glacier du Rhône, elle fournissait donc, pendant les périodes de régression du lac, une surface émergée très propice à l’établissement de ces villages, soit plus d’une centaine d’hectares de terrain plus ou moins plat.

Dès 2008, lors de la présentation du premier projet de Plage publique des Eaux-Vives, nous savions que certains des restes des anciens villages préhistoriques de la rade de Genève allaient être recouverts totalement ou partiellement par les remblais de la future plage. Pourtant, plutôt que de regretter leur des-truction programmée, nous avons vu dans ce projet une chance exceptionnelle de bénéficier enfin des moyens nécessaires à leur étude et leur fouille complète.

En effet, les travaux de prospection en plongée réalisés dans la Rade en 1982 et 1985, complétés plus tard par des observations ponctuelles, nous avaient convaincus que la plupart de ces vestiges ne pourraient pas subsister en place encore quelques dizaines d’années, tellement est puissante la force des vagues de Bise dans cette extrémité du Léman, accentuée dès les années 1850 par l’aménagement des quais.

Ainsi, à partir de 2008, a débuté une excellente collaboration entre les archéologues, les architectes et les ingénieurs en charge de ce projet de plage. Le but était tout d’abord d’organiser la fouille de sauvetage en plongée du plus grand site préhistorique de la rive gauche, situé à une distance de 145 à 380 m du Quai Gustave-Ador (la station du Plonjon). Il était aussi prévu, plus tard pendant les travaux de construction de la plage, d’étudier les restes de la petite station de La Grange, recouverte partiellement par le quai (fig. 2). La planification des travaux archéologiques et de génie civil devait se faire de manière coordonnée, afin de permettre le sauvetage des vestiges archéologiques dans de bonnes conditions, mais sansrisquer de retarder la construction de la plage publique.

Par la suite, les oppositions au projet de plage ont un peu modifié le planning initial, mais sans remettre en cause ce principe et cette bonne collaboration. Ainsi le chantier archéologique du Plonjon a été installé en automne 2009, pour se poursuivre jusqu’en 2013.

Il a consisté en sept campagnes de fouille, à l’automne et au printemps de trois mois chacune et d’une dernière d’un mois au printemps 2013, soit au total environ 22 mois de travaux sur le terrain.
La surface conservée du site du Plonjon représente un hectare de surface. Sur cet espace, émergeaient quelques milliers de pilotis, principalement en chêne. Sur l’argile glaciaire, reposait une couche de sable de dix à trente centimètres, sous laquelle se trouvaient accumulés des centaines d’objets archéologiques en pierre et en bronze, soit ceux dont la matière avait résisté à l’érosion, et les traces des pilotis brisés par les vagues.

Ces conditions représentaient un défi considérable pour les archéologues. Déplacer en plongée ce sable de surface sur la totalité de la station, soit environ 1'500 mètres cubes, n’avait jamais été réalisé sur un site archéologique immergé. Après quelques essais, ce défi a été résolu par l’installation sur le site de deux grosses pompes électriques immergées, envoyant un fort courant d’eau sous pression dans des tuyères manipulées par les plongeurs. Cela permettait de repousser le sable de surface sur une bande d’un mètre de large et ainsi de laisser apparaître brièvement le sommet de l’argile glaciaire et d’observer tous les objets ou anomalies de terrain conservés sur le sol.

Ensuite, chaque pieux ou trou de poteau était identifié par une fiche et numéroté, pour enfin être situé par topographie au GPS ou au théodolite depuis la rive. Ainsi, plus de 2240 pilotis ont été mesurés, prélevés, décrits et analysés (fig. 3, p.42), plus 904 trous de pieux marqués par leur trace d’arrachement dans l’argile. L’arrachage des pieux les plus fragiles devait se faire à la main, en plongée, tandis que les plus profondément implantés dans le sol nécessitaient un ponton équipé d’un treuil de deux tonnes.

Sur un site archéologique où seules les structures architecturales en bois sont conservées, la source de données la plus importante consiste dans la position des pilotis associée à leur date d’abattage.  En effet, la conservation du bois est telle, que chaque pieu peut être daté à l’année près, ou même à la saison. L’analyse dendrochronologique de chaque échantillon, grâce à la mesure des cernes de croissance et la comparaison avec des courbes de références s’étendant sur plusieurs milliers d’années, permet de définir la date d’abattage de chaque bois, et ainsi d’identifier les maisons ou constructions contemporaines (voir le no1 de La plage).

Au Plonjon, le 53% du total des bois analysés a pu être daté et sur cet ensemble, 80% d’entre eux ont été intégrés dans une structure architecturale, que cela soit une maison ou une palissade.

Ces proportions sont exceptionnelles, malgré le fait que la plupart des pilotis taillés ou érodés ne possé-
daient plus le dernier cerne de croissance, correspondant à la dernière année avant son abattage. Ces analyses ont révélé une occupation du site pendant au moins 209 années, au Bronze final, soit entre 1063 et 858/859 av. J.-C. Une vingtaine de phases de construction peuvent être mises en évidence, mais il est possible de les résumer en cinq phases principales, qui reflètent la vie et l’évolution de ce village sur plus de deux siècles (figs. 4a - 4e).

Une découverte exceptionnelle a été faite à environ trente mètres de la première palissade, vers le large. Ce sont les vestiges d’une plage préhistorique, marquée par une mince couche de restes de bois et d’ossements animaux, prisonniers d’un niveau de sable cimenté. Les traces de cette ancienne plage sont conservées sur quelques mètres carrés seulement, mais elles attestent qu’à un moment donné pendant l’occupation du village, le niveau supérieur du Léman se situait à l’altitude de 368,75 m, soit un peu plus de trois mètres en-dessous du niveau moyen actuel. Ce qui nous intrigue dans l’évolution de ce village, c’est la brutalité de l’abandon lors de la dernière phase du site. En effet, entre 879 et 859/858 avant notre ère, on assiste à un déplacement des constructions vers la rive actuelle (au sud-est). Un réseau de plusieurs palissades constituées de bois de faible diamètre est construit du côté du lac, derrière lequel quelques structures architecturales de forme carrée sont encore érigées. Puis, après cette dernière date d’abattage, plus rien… Le site est définitivement abandonné, plus aucun bois n’y sera implanté. Cela correspond vraisemblablement à une remontée très rapide du niveau du lac, qui contraint les villageois à déplacer leur village sur un terrain plus élevé, à l’abri de cette importante fluctuation.

Le plus étrange, c’est que, quelques 1740 ans plus tôt, sur la station de La Grange datée du Néolithique final la même observation peut être faite… Mais là, c’est une autre fouille, sur un autre site, que nous devons aussi présenter: la station de La Grange, encore totalement immergée en 1904, lors des premiers relevés précis, a été observée et dessinée également en 1921, par Blondel et Le Royer lors de leurs relevés de l’ensemble des stations de la rade de Genève (lire pages 8 et 9). Néanmoins, nos prospections de 1982 et 1985 n’avaient pas permis de la situer avec précision, une épaisse couche de sable la recouvrait, ainsi que partiellement les enrochements du Quai Gustave-Ador.

La fouille de la station de La Grange posait des pro-blèmes techniques très différents de ceux rencontrés lors de l’étude du site du Plonjon. Le choix a été de modifier l’extension d’un caisson de palplanches prévu pour le dépôt des remblais de la plage, afin d’englober la surface supposée de la station conservée dans le lac. La fouille a donc été réalisée en terrain sec, ou plutôt asséché… L’enlèvement des blocs du remblai du Quai Gustave-Ador, ainsi que de la couche de sable accumulée au pied du quai, a donc pu se faire à l’aide d’une petite pelle mécanique de huit tonnes. La surface du caisson, environ 0,5 hectares, a été subdivisée en 13 couloirs de 10m de large, perpendiculaires au quai et chaque couloir a été fouillé successivement, en déposant les déblais sur le couloir exploré précédemment. Les travaux archéologiques ont été menés en 2017 et 2018, pour une durée totale de quatre mois.

Étrangement, aucun objet archéologique n’a été découvert, malgré un examen rigoureux de chaque parcelle du sol ancien. Nous attribuons cette lacune à l’érosion considérable qui s’est exercée sur cette rive très exposée, dès l’abandon du site. Un total d’environ 300 pilotis a été observé, chacun a été mesuré, prélevé, décrit et analysé, selon le même protocole pratiqué sur le site du Plonjon.

Actuellement, l’analyse dendrochronologique des bois est en cours d’achèvement, mais les premiers résultats nous fournissement déjà une évolution préliminaire de ce village, dont la moitié se situe encore sous le quai où elle demeure inaccessible. Les dates d’abattage déjà confirmées sont comprises en 2711 et 2602 av.J.-C. soit un siècle d’occupation quasiment continue. Les pieux retrouvés dessinent à peu près la même extension que celle observée en 1921, mais avec une densité près de trois fois plus importante.

Une première approche montre une évolution du village en quatre phases, à l’aide de quelques maisons datées à l’année près. La maison la plus ancienne a été construite entre 2701 et 2682 av.J.-C. Elle mesure environ 12,6 m de long par 5 m de large. Une deuxième phase est représentée par une maison bâtie en 2625 et 2624 av.J.-C. Tandis qu’une des dernières habitations est érigée en 2621 avant notre ère. Ensuite, plus aucun bois n’est abattu jusqu’en - 2602, mais cette fois pour construire une solide palissade, d’environ 75 m de longueur, vraisemblablement destinée à protéger l’extension du village des vagues de tempête, mais dans une zone située au nord-est des constructions plus anciennes. Très étrangement, après cette construction, plus aucun bois plus récent n’est mis en œuvre, et la surface protégée par la palissade ne semble pas avoir été occupée. Cette situation est comparable à l’abandon du site du Plonjon, après la date de 858 av. J.-C. dont l’explication la plus plausible est une réponse à la remontée brutale du niveau du lac, qui implique ainsi l’abandon définitif du village. Il y a là une constante dans l’adaptation des populations préhistoriques à l’évolution de leur environnement et aux éventuelles crises qu’ils ont dû gérer, qui nous interpelle sur leur résilience, leur mode de vie et de pensée.

En conclusion, on peut se féliciter que la construction de la Plage publique des Eaux-Vives, en plus d’offrir bientôt une zone de baignade et de détente bienvenue à l’ensemble des habitants du canton et de la région genevoise, fournisse l’opportunité de progresser dans la compréhension des premiers peuplements préhistoriques des anciennes rives du Léman. C’est aussi la démonstration que la connaissance du passé n’est pas toujours en conflit avec une vision du futur. La leçon à retenir serait que chaque nouvel aménagement d’un territoire, urbanisé ou non, devrait s’inscrire dans la perspective dynamique de l’évolution de ce territoire, plutôt que de le voir comme une rupture négative et une perte de nos repères historiques.

Le journal "La plage"

 

Le journal "La plage" retrace toutes les étapes du chantier de la plage publique des Eaux-Vives à Genève. Tiré à 3000 exemplaires et gratuit, il est publié tous les quatre mois. Cette pubilcation offre un témoignage précieux et régulier sur le rythme du chantier. Avant les plaisirs de la baignade estivale, le journal veut d’abord relater et donner à lire un autre plaisir doublé d’une expérience unique : le chantier. Le projet éditorial de La plage ne cherche pas tant à décrire le futur projet qu’à témoigner des réalités des hommes et des femmes qui y sont à l’œuvre. Afin de diffuser le plus largement possible ce projet éditorial sur l'art du chantier, espazium.ch diffuse une sélection d’articles issus de chaque numéro du journal La plage. Nous remercions chaleureusement toute l'équipe oeuvrant sur le projet ainsi que Jacques Perret, responsable éditorial des journaux. Bonne lecture.

 

La plage n°1, journal de chantier
Observer des processus créateurs
Les palplanches
Portrait: Roger Nauer, responsable des travaux lacustres pour le projet Port et Plage publique des Eaux-Vives à Genève

 

La plage n°2, journal de chantier
Il n'y a pas de plage sans vagues
Les enrochements. Nouveaux ouvrages de protection lacustres dans la Rade de Genève
Portrait: David Ballatore, contremaître pour les travaux lacustres de l’extension du Port de la Société Nautique de Genève

La formation de la Rade de Genève

 

La plage n°3, journal de chantier
La Rade de Genève, de la dernière glaciation à nos jours
Encadrer des processus créateurs: comment interpréter l'interdiction  de principe de réaliser une plage
Les remblais
Portrait: Philippe Sautier

 

La plage n°4, journal d'un chantier
Les stations lacustres de la rade de Genève
Pas­se­relle et pla­te­formes mé­tal­liques sur pieux
Por­trait: Laurent Sci­boz

47 siècles d’his­toire sous la plage

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